C'est dit plus haut, Trosky avait noté pour la description par Soukhanov de l'arrivée de Lénine dans son wagon plombé était une «
». Ça dure en fait vingt pages.
En v'la un p'tit bout, l'arrivée même de Lénine descendant de son train au son de La Marseillaise. Profitez bien, je ne vous remettrai pas d'autres extraits aussi longs.
La foule massée devant la gare de Finlande couvrait toute la place, empêchant tout mouvement et bloquant presque les tramways. Au-dessus des bannières rouges flottaient, plus haut que les autres, un immense étendard aux lettres cousues d'or : «Comité central du POSDR (bolchevik)». Sous les bannières rouges, dans l'entrée latérale, dans les anciens appartements tsaristes, des troupes avaient été déployées avec des orchestres. De nombreuses automobiles étaient là, le moteur ronflant. A deux ou trois endroits, on voyait émerger de la foule les contours terribles d’un véhicule blindé. Et dans la rue adjacente, un monstre inconnu, un projecteur était braqué sur la place, effrayant et dispersant la foule, éclairant et rejetant soudainement dans une nuit impénétrable des pans énormes de la ville en activité, des toits, de hauts bâtiments, des colonnes, des filins, des tramways et quelques figures humaines.
[…]
Le train eut beaucoup de retard mais il finit par arriver. Une Marseillaise tonitruante fut entonnée sur le quai et des cris de bienvenue retentirent. Nous restâmes dans les appartements tsaristes tandis que les «généraux» du bolchevisme accueillaient Lénine devant le wagon. Puis le cortège se fit entendre sur le quai, sous les banderoles triomphales, en musique, passant entre les haies de soldats et d’ouvriers qui le saluaient. Tchkheïdzé, maussade, sortit au milieu de la pièce et nous lui emboitâmes le pas, nous préparant à la rencontre. Et quelle rencontre! Ma pauvre plume n’en est pas digne !
Sous le portail apparut d’abord Chliapnikov, solennel et empressé: dans le rôle de maître de cérémonie, il avait l’air d’un bon vieux commissaire de police annonçant la bonne nouvelle de la venue du gouverneur. Sans nécessité particulière, il se mit à crier d’un air soucieux : «Permettez, camarades, Laissez-nous passer, camarades, laissez-nous passer!» Derriére Chliapnikov, à la tête du petit groupe de gens sur lesquels la porte des appartements tsaristes s’ouvrit, Lénine marchait ou plutôt courait, sous un chapeau rond, le visage frigorifié et on énorme bouquet entre les mains. Arrivé au milieu de la pièce, il s'arrêta devant Tchkheïdzé comme s’i1 venait de se heurter à un obstacle absolument inattendu.
Sans se départir de son air maussade, Tchkheïdzé prononça un discours de bienvenue qui avait l’esprit, la lettre mais également le ton d’un sermon :
«Camarade Lénine, au nom du Soviet de Pétersbourg des députés ouvriers et soldats, et de toute la révolution, nous vous souhaitons la bienvenue en Russie, mais nous considérons que la tâche principale de la démocratie russe est à présent la défense de notre révolution contre toutes les atteintes qui la menacent, à l’intérieur comme à l’extérieur. Nous considérons qu’il est nécessaire, à cette fin, de ne pas nous diviser mais de serrer les rangs de toute la démocratie. Nous espérons que vous servirez ces buts avec nous...»
Tchkheïdze se tut. J’étais stupéfait. Comment réagir a un tel «accueil» ? A ce «mais», tout a fait charmant... Lénine, manifestement, savait très bien comment réagir à tout cela. Il donnait l’impression que tout ce qui venait de se passer ne le concernait pas le moins du monde. Il regardait à côté, examinant les personnes qui l'entouraient et même le plafond de l’appartement tsariste, arrangeait son bouquet – assez peu assorti au reste de sa figure. Puis, tournant complètement le dos à la delegation du Comité exécutif il fit cette réponse :
«Chers camarades, soldats, matelots et ouvriers ! Je suis heureux de saluer en vous la Revolution russe victorieuse, de saluer en vous le détachement d’avant-garde de l’armée prolétarienne mondiale. La guerre de pillage impérialiste est le début d'une guerre civile dans toute l’Europe. Le temps approche où, à l’appel de notre camarade Karl Liebknecht, les peuples tourneront leurs fusils contre leurs exploiteurs capitalistes. L'aube de la révolution mondiale s'est déjà levée. En Allemagne, c'est l'effervescence... D’un jour à l’autre, à tout moment, l'effondrement menace l'impérialisme européen. La Révolution russe que vous avez accomplie a ouvert la première brèche, marqué le début d’une ère nouvelle. Vive la révolution socialiste
mondiale !»
Non seulement ce n’était pas vraiment une réponse à l’«accueil» de Tchkheîdzé, mais ce n’était pas non plus une réponse, ni même une réaction au «contexte» général de la Révolution russe tel que tout le monde le percevait, témoins et participants. Tout le contexte de notre révolution – pas seulement Tchkheïdzé – tirait à hue, et Lénine, directement depuis la fenêtre de son wagon plombé, sans rien demander à personne, sans écouter personne, tirait à dia...
C'était vraiment curieux! Pour nous tous qui étions pris sans interruption dans le travail quotidien prosaïque et abrutissant de la révolution, par les besoins du moment, par des affaires urgentes mais bien peu historiques, une lumière forte, aveuglante, un peu exotique frappait soudain nos yeux, occultant tout ce que nous «vivions». Dans notre révolution, une note non pas antagonique au «contexte», non pas dissonante, mais nouvelle, puissante et quelque peu bouleversante venait de s’élever.