par magdalene » 17 Oct 2003, 19:42
CITATION (boispikeur @ vendredi 17 octobre 2003, 01:08)
Tu peux m'en dire plus sur "Avec le sang des autres" (documentaire? livre?...)[/quote]
dans les archives de l'Huma (pas de date) :
CITATION Ne plus être résumé à sa condition d'OS
À Sochaux, autour du cinéaste Bruno Muel, de jeunes ouvriers décident de montrer leur (sur) vie, leurs conditions de travail, leurs luttes, tout ce que l'on ne voyait pas ailleurs.
Sochaux (Doubs),
envoyée spéciale.
" Que des ouvriers arrivent à prendre la parole : c'était ça, les groupes Medvedkine. " Comme tous ceux, " intellos " ou ouvriers, qui ont participé à l'" épopée " Medvedkine à Peugeot Sochaux, Christian Corouge reste profondément marqué par cette expérience. À l'époque, il a vingt ans, il vient d'entrer comme OS à l'usine, milite au PCF et à la CGT. " La rencontre avec ces intellectuels a transformé ma vie, ma vie militante surtout. À partir de là, j'ai eu le sentiment que les actions, la défense des salariés, les revendications, ça ne suffit pas. Il faut aussi donner du rêve. Donner à bouffer intellectuellement. "
À Sochaux, tout a commencé en 1969. Cette année-là, le comité d'entreprise de Peugeot, tenu par la CGT et la CFDT, embauche un certain Pol Cèbe pour gérer son centre de loisirs, Clermoulin, une vieille bâtisse en pleine campagne. Fils de bonne famille " établi " en usine, militant au PCF, à la CGT, et surtout éveilleur culturel, Pol Cèbe a été le pivot du groupe Medvedkine à Besançon (voir ci-contre). Rapidement, il transforme Clermoulin, simple lieu de détente, en foyer culturel et politique. On y discute, on y trouve des livres, on y découvre la peinture, la poésie, on visionne des films militants : ceux du groupe Medvedkine de Besançon, mais aussi sur le Chili, Cuba... " Et plein d'autres films montrant ce vaste monde dont nous voulions changer la face ", raconte Bruno Muel, un des cinéastes " parisiens ", amis de Pol Cèbe, qui venaient régulièrement. Car changer le monde, c'est bien cela dont il est question avec les ouvriers qui se mettent à fréquenter l'endroit. Pour la plupart, ce sont de très jeunes OS fraîchement débarqués d'autres régions françaises pour travailler chez Peugeot, qui embauche à tour de bras. " On était des centaines dans les foyers de jeunes travailleurs ", se souvient Christian Corouge, lui même " immigré " de Normandie. " Soixante-huit était passé par là. C'était l'époque où on se disait qu'on allait changer le monde, la façon de travailler. En arrivant chez Peugeot, on avait l'impression de découvrir une usine du XIXe siècle. On se sentait coupés des ouvriers du coin, anciens paysans qui avaient encore un lopin de terre. On se sentait plus proches des immigrés yougoslaves, marocains, qui avaient le même âge que nous, les mêmes conditions de travail. Le week-end, on n'avait pas grand-chose à faire, on allait à Clermoulin. "
Un premier film, 11 Juin 1968, est réalisé par Pol Cèbe et Bruno Muel en 1969. Il évoque cette fameuse journée où deux ouvriers ont été tués dans les affrontements avec les CRS envoyés par Peugeot pour faire reprendre le travail, après la grande grève. Mais le travail collectif entre le cinéaste et une vingtaine de jeunes ouvriers ne commence qu'en 1971 avec les Trois Quarts de la vie, allusion au temps passé au travail. Quelques mois plus tard, Week-end à Sochaux, réalisé avec plus de moyens, reprend la même trame. Écrit collectivement, le film est constitué de petits sketches, drôles ou graves, qui mettent en scène le recrutement des OS, français et immigrés, les conditions de logement dans les foyers, les conditions de travail, la chaîne, les rapports avec les chefs... On y voit aussi des scènes, prises sur le vif, de discussions politiques entre les membres du groupe : " Le cinéma peut être l'arme du prolétariat, puisqu'il est déjà l'arme de la bourgeoisie. La classe ouvrière peut faire des films, pour montrer nos luttes, montrer des gens, des vrais, pas des vedettes comme à la télé ", affirme un jeune. " On a donné du temps pour faire ces films, c'est pas pour s'amuser, c'est pour militer et combattre l'exploitation. " Pourtant, derrière la révolte et la dénonciation, on sent que ces films ont été faits dans la joie, dans l'espoir de changement qui caractérise l'après 68... et l'ambiance à Clermoulin.
" C'était une époque riche culturellement ", se souvient Annette Paleo avec enthousiasme. " J'avais quatorze ans. Mon père, ouvrier en fonderie, réfugié espagnol, militant à la CGT et au PCF, m'emmenait tous les week-ends à Clermoulin. Je me souviens d'une soirée sur la Commune, une soirée sur Frantz Fanon. C'est là que j'ai découvert ces choses dont on ne parlait pas à l'école. " Dans Week-end à Sochaux, elle est la jeune fille qui parle de l'avenir qu'elle voit " sans chômage, avec des usines claires, dont la fumée passera sous la terre, dont le directeur sera élu, où on travaillera moins d'heures "... Aujourd'hui médecin et toujours communiste, elle estime que cette expérience n'a pas été une parenthèse, mais une " formation ". " Avec ces films, les gens qui ne parlaient pas d'habitude ont pu enfin s'exprimer, avec des mots qui étaient les leurs. Bruno Muel était d'une grande humilité, toujours à l'écoute. Il ne se mettait pas du tout en avant. " Christian Corouge, toujours ouvrier à Peugeot, confirme : " Avec ces intellectuels, on a trouvé assez d'amitié et d'accompagnement pour réussir à prendre la parole. C'est difficile quand on n'a pas le vocabulaire. Même syndicalement, à l'époque, les OS ne prenaient jamais la parole. Ils étaient les collecteurs de timbres et les distributeurs de tracts. Mais quand il y avait un conflit, on faisait venir un ouvrier professionnel ou un technicien - ceux qui avaient une facilité d'élocution - pour parler. Ce qu'on a montré dans ces films n'était jamais dit. Les responsables syndicaux étaient des OP ou des techniciens, ils ne vivaient pas cette réalité. " D'où les réticences, partagées par les dirigeants du Parti communiste et de la CGT, à l'égard du groupe. La plupart des jeunes appartiennent à ces organisations. " Mais en prenant la parole, on grandissait. On devenait critique, inclassable. On faisait un peu peur. "
L'expérience sera de courte durée. Avec le sang des autres, sorti en 1974, frappe par sa noirceur. Pourtant, le thème reste le même : les conditions de travail à l'usine, à la chaîne, l'emprise de Peugeot sur la vie des ouvriers. Mais l'espoir de changement a reflué. " Le bonheur, on n'y croit plus, le socialisme, on n'en parle même plus ", constate une jeune femme dans le film. La condition ouvrière se décrit comme condamnation. " On assistait à la lente destruction de l'esprit 68, raconte Bruno Muel. C'était la fin de l'espoir, des utopies. L'aventure collective avait coïncidé avec une période politique. L'union de la gauche, ça n'avait plus rien à voir. " Le cinéaste s'est retrouvé presque seul pour faire ce film. Beaucoup de jeunes du groupe ont quitté l'usine. " Et puis les prolos n'avaient plus envie de parler de leur condition, explique Christian Corouge. Ça demande de l'énergie, après les journées de boulot. On n'a plus retrouvé le dynamisme pour écrire des scénarios collectifs. La vie, la fatigue ont pris le dessus. Quand les Parisiens venaient, on n'avait plus grand-chose à se dire. " Par la suite, Bruno Muel a arrêté de faire des films. " Parce que ce qui m'intéressait, c'était de filmer des gens qui se battent, explique-t-il. Le documentaire d'analyse ou d'observation, c'est une posture qui ne me convient pas. En tout cas, je n'ai plus rien fait qui m'intéresse autant que ces films. " Derrière lui, l'expérience Medvedkine a laissé un vide immense. " J'ai ressenti un manque très fort, parce que réfléchir tout seul, c'est chiant ", raconte Christian Corouge. Au début des années quatre-vingt, Bruno Muel lui présente le sociologue Michel Pialoux. Ils commencent ensemble un travail sur les usines Peugeot et la condition d'OS, qui dure encore aujourd'hui (1). " Je continuais le même combat qu'avec le groupe Medvedkine, celui du témoignage, de la prise de parole ", explique l'ouvrier, qui garde intacte sa révolte. Que reste-t-il autour ? En 1985, la CGT et la CFDT ont perdu le comité d'entreprise. La bibliothèque a été démantelée, les colonies de vacances, supprimées. Aujourd'hui le CE est une banque de chèques vacances, sans politique culturelle, sans âme. " Dans les années soixante-dix, on se battait pour que les pratiques culturelles ne soient pas réservées aux étudiants, aux profs, aux médecins. On avait une soif de lecture. Aujourd'hui, dans mon atelier, on doit être 3 ou 4 sur 200 à lire des livres. "
Fanny Doumayrou
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