une critique marxiste du livre de Dawkins dans le cadre d'un excellent article sur Marxisme et Religion.
a écrit :Dawkins, Hitchens et Eagleton
Richard Dawkins est un biologiste évolutionniste rendu célèbre par son livre Le gène égoïste, et qui s'est par la suite construit une réputation et une carrière comme vulgarisateur scientifique. Il a publié en 2006 The God Delusion (Pour en finir avec Dieu, Paris, Robert Lafont, 2008), assaut frontal contre la religion et défense de l'athéisme, qui est devenu un best-seller mondial, a provoqué une énorme controverse, en particulier aux Etats-Unis, et a reçu des applaudissements de la part de sources aussi diverses que Ian McEwan, Michael Frayn, le Spectator, le Daily Mail et Stephen Pinker.
Je dois dire d'emblée que je ne partage absolument pas l'admiration générale du style et de l'intellect de Dawkins. Le lire après Marx est comme passer de Tolstoï ou de James Joyce à Kingsley Amis ou Agatha Christie. Là où Marx met un livre dans un paragraphe, Dawkins donne à un court essai la dimension d'un gros livre. En fait, la totalité des 460 et quelques pages de Pour en finir avec Dieu ne nous amènent pas intellectuellement au-delà de ce que Marx a résumé dans la première phrase de son analyse de 1843, à savoir que la critique de la religion est essentiellement terminée. Ce que propose Dawkins est une réfutation empirique, rationaliste, digne des Lumières - une démonstration « scientifique », c'est-à-dire positiviste, qu'il y a une absence totale de preuves factuelles à l'appui de ce qu'il appelle « l'hypothèse de Dieu », et qu'au contraire, il est quasiment (sinon absolument) prouvé que Dieu n'existe pas. Il nous livre, en supplément, des réfutations logiques de différents arguments avancés en faveur de l'existence de Dieu, allant des vénérables « preuves » de Saint Thomas d'Aquin et du « pari » de Pascal aux récentes élucubrations d'un certain Stephen Unwin, avec de nombreux exemples des folies et des crimes perpétrés au nom de la religion. Je suppose qu'il y a des gens pour lesquels cela constituera une révélation, et d'autres qui l'apprécieront parce que cela les fera se sentir supérieurs aux masses ignorantes qui gobent ces superstitions, mais sur le plan théorique il n'y a là rien de nouveau, en fait très peu qui ne soit pas millésimé d'au moins deux siècles.
La seule exception serait à la rigueur la tentative de Dawkins d'expliquer pourquoi la religion est si répandue dans la société humaine, mais cette tentative échoue de façon assez lamentable. Comme il est un évolutionniste proclamé, il se sent tenu de cadrer son explication en termes d'avantages génétiques dans le processus de sélection naturelle, mais son hostilité de façade à la religion l'oblige aussi à nier que la religion puisse comporter des avantages pour la survie d'un individu ou d'une société. Il essaie de s'extirper de cette contradiction en suggérant que la religion est l'effet collatéral d'une caractéristique qu'il proclame avantageuse dans la lutte pour la survie, à savoir la propension des enfants à croire ce que leur racontent leurs aînés. A l'évidence, cela ne résiste pas à la critique. D'abord, la question de savoir à quel point la suggestibilité des jeunes dépasse leur scepticisme, en particulier à l'approche de l'adolescence, est sujette à débat. Deuxièmement, il n'est pas certain que cette suggestibilité soit, dans l'ensemble, un avantage. Troisièmement, il semble très probable qu'à la fois l'importance et le caractère avantageux de la suggestibilité soient puissamment conditionnés socialement, et très différents selon les sociétés. Finalement, comme toute théorie qui explique le comportement et les croyances des enfants par les croyances et le comportement de leurs parents, elle est confrontée, si elle veut éviter de devoir remonter en arrière à l'infini, au problème de l'explication de la disposition initiale des parents.
Comme Marx le faisait remarquer : « Les éducateurs eux-mêmes doivent être éduqués ».15 En d'autres termes, l'explication de Dawkins n'explique rien du tout. De plus, il est symptomatique de toute cette approche que, pas plus dans cette section qu'ailleurs dans Pour en finir avec Dieu, l'auteur ne se donne la peine d'aborder sérieusement la théorie marxiste de la religion.
Quoi qu'il en soit, le fait qu'il soit médiocre et sans originalité intellectuelle n'est aucunement la principale critique que j'adresse à ce livre. Mon objection centrale concerne les conclusions politiques réactionnaires qui découlent de sa faiblesse méthodologique. Comme disait Marx dans sa réfutation du philosophe allemand Feuerbach, le matérialisme mécaniste laisse invariablement la porte ouverte à l'idéalisme, et Dawkins en est un cas d'espèce particulièrement frappant. Sans s'en rendre compte, il zigzague d'un déterminisme génétique matérialiste vulgaire, dans sa vision de la nature et du comportement humains dans l'abstrait, à un idéalisme extravagant dans sa vision du rôle de la religion dans des circonstances historiques concrètes. A tout bout de champ, il commet l'erreur de supposer que lorsque les gens font quelque chose au nom de la religion c'est vraiment la religion qui motive leur comportement. Le passage suivant de son essai « The Improbability of God » résume cette approche:
La plupart des choses que font les gens sont faites au nom de Dieu. Les Irlandais se font exploser les uns les autres en son nom. Les Arabes se font sauter en son nom. Les imams et les ayatollahs oppriment les femmes en son nom. Les popes et les prêtres célibataires s'immiscent dans la vie sexuelle de leurs fidèles en son nom. Les sacrificateurs juifs coupent la gorge d'animaux vivants en son nom. Le dossier de la religion dans l'histoire - des croisades sanglantes, des tortures de l'inquisition, du meurtre de masse commis par les conquistadors, de la destruction des cultures par les missionnaires à la résistance légale à toute nouvelle avancée de la vérité scientifique jusqu'au dernier moment possible - est encore plus impressionnant. Et à quoi tout cela a-t-il servi ? Je pense qu'il devient de plus en plus clair que la réponse est : à rien. Il n'y a aucune raison de croire qu'une forme quelconque de dieux existe, et il y a de bonnes raisons pour croire qu'ils n'existent pas et n'ont jamais existé. Ce n'était pas autre chose qu'une gigantesque perte de temps et de vies. Ce serait une plaisanterie aux proportions cosmiques si ce n'était aussi tragique.16
En fait, ce n'est là pas autre chose qu'une version remise au goût du jour du refrain familier selon lequel trop de guerres sont causées par la religion. Elle ne supporte pas une seconde d'examen critique. Prenons l'exemple de l'Irlande. L'idée que le conflit irlandais était essentiellement religieux est à la fois manifestement fausse et tout simplement réactionnaire. Elle est fausse y compris en ce qui concerne les déclarations officielles et la conscience de ses principaux protagonistes. Si beaucoup, mais en aucune manière la totalité des républicains étaient catholiques, aucun républicain n'aurait dit (ou même pensé) qu'il se battait pour le catholicisme ; il luttait pour une Irlande indépendante et unifiée. Les choses étaient moins claires dans le camp unioniste, où la bigoterie jouait un rôle bien plus important ; malgré tout leur but explicite essentiel était de nature « nationale », à savoir rester « britanniques ». A titre surabondant, il est clair que derrière ces conflits œuvraient des aspirations nationales, et non des désaccords sur la doctrine de la transsubstantiation ou de l'infaillibilité papale, mais de vraies questions économiques, sociales et politiques, relatives à l'exploitation, la pauvreté, la discrimination et l'oppression. Voir le conflit comme fondamentalement religieux était réactionnaire en ce que cela confirmait le stéréotype raciste selon lequel les Irlandais sont primitifs et stupides, et parce que cela contribuait à légitimer le pouvoir britannique comme arbitre neutre entre des factions religieuses en guerre.
Il faut mettre au crédit de Dawkins qu'il s'est opposé à la guerre en Irak, et qu'il ne fait pas partie des amis politiques de George Bush. Cependant, dans le contexte de la « guerre contre le terrorisme », son approche de la religion, même si ce n'est pas intentionnel, est encore plus réactionnaire. Parce que c'est un élément central de l'idéologie des néocons, Bush, Cheney, Blair et Brown, que l'hostilité des Musulmans envers l'Occident n'est ni provoquée ni justifiée, elle n'est pas vue comme une réaction ou une réponse à l'impérialisme occidental, à l'exploitation et à la domination, mais au contraire comme une offensive basée sur la religion, tendant à détruire, conquérir et peut-être même convertir le monde non-musulman.
Certains considèrent ces buts comme inhérents à l'Islam en général17, alors que pour Bush, Blair et compagnie, ils sont le produit d'une interprétation « mauvaise » (« evil ») ou d'une perversion de l'Islam, mais dans les deux cas la motivation est de nature religieuse. C'est une interprétation en contradiction flagrante avec les déclarations aussi bien d'Al Qaida, qui a émis des revendications politiques explicites telles que le retrait des troupes américaines d'Arabie saoudite, que des poseurs de bombes du 7 juillet à Londres, qui ont dit qu'ils étaient motivés par ce qui se passait en Irak, et un défi à la raison. La notion selon laquelle l'Amérique, l'Angleterre ou une autre grande nation occidentale pourrait être détruite, conquise, ou convertie en posant des bombes dans le métro ou en précipitant des avions dans des gratte-ciel est tellement absurde qu'elle ne peut être le véritable motif d'une campagne soutenue. L'idée que les Etats-Unis pourraient être incités par une offensive terroriste à cesser de soutenir Israël ou à évacuer l'Afghanistan est également erronée, mais elle n'est pas complètement invraisemblable. Pour Bush, Blair et consorts, l'interprétation « religieuse » est obligatoire, car sans elle ils seraient contraints d'admettre la culpabilité de l'impérialisme et de leur propre politique - approche que Dawkins rejoint et renforce :
« Inconscience » peut être le mot adapté à la vandalisation d'une cabine téléphonique. Il n'aide pas à comprendre ce qui a frappé New York le 11 septembre. (…) Cela venait de la religion. La religion est aussi, bien sûr, la source sous-jacente des désaccords qui, au Moyen Orient, ont motivé au départ l'utilisation de cette arme mortelle. Mais c'est une autre histoire et ce n'est pas ce qui me préoccupe ici. Ce qui m'intéresse c'est l'arme elle-même. Remplir le monde de religions, ou de religions du type abrahamique, équivaut à joncher les rues de pistolets chargés.18