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[center]Adieu, cygne, canard, pigeon, poulet[/center]
LE MONDE | 26.01.07 | DJAKARTA ENVOYÉE SPÉCIALE
La grippe aviaire est de retour. Pour l'Indonésie, après une trêve de six semaines, le début d'année a été rude : la mort de six personnes, entre le 10 et le 20 janvier, est venue brutalement rappeler aux autorités sanitaires que ce pays conservait le record du nombre de victimes humaines du virus H5N1 - 63, sur un total mondial de 164 morts. "Oui, c'est grave, reconnaît le chef de la Commission nationale pour le contrôle de la grippe aviaire, Bayu Krisnamurthi. Nous avions bien progressé, fin 2006, mais la nature du virus est telle qu'il est impossible de prévoir où et quand la maladie va frapper à nouveau." Résolument positif, malgré les critiques de la presse indonésienne qui l'accuse de s'être laissé prendre de court, Bayu Krisnamurthi tire la leçon de cette nouvelle poussée de H5N1 : "Nous avons la bonne stratégie. Maintenant, il faut accroître et intensifier notre effort."
Alors, Djakarta intensifie - à sa manière. En application d'une décision du ministre de la santé, le gouverneur de la province de Djakarta, Sutiyoso, a demandé le 16 janvier aux habitants de débarrasser les zones résidentielles des volailles, cygnes et pigeons avant le 1er février. Passé cette date, la force publique s'en chargera. Marchés aux oiseaux et abattoirs devront aussi quitter la ville. La stratégie est louable : "Plus on séparera les humains de la volaille, mieux ce sera", approuve le docteur Georg Petersen, représentant de l'Organisation mondiale de la santé (OMS) en Indonésie. Reste à la mettre en oeuvre.
Le défi est immense : autant demander aux Parisiens de liquider leurs chiens et chats en quinze jours. Les volatiles sont partout chez eux en Indonésie, dans les allées surpeuplées de la capitale, dans les arrière-cours des maisons ou exhibés dans de jolies cages artisanales. Poules et coqs fournissent la première source de protéines dans l'alimentation, mais d'autres bêtes au ramage plus prestigieux remplissent des fonctions tout aussi appréciées, par leur beauté, leurs talents musicaux ou leur combativité.
"Les oiseaux sont nos amis", explique le docteur Mukhtar Ikhsan, chef du service des maladies infectieuses de l'hopital Persahabahan, où 12 lits spécialement équipés accueillent des malades de la grippe aviaire, 4 en soins intensifs et 8 en isolement. "C'est comme ça depuis des centaines d'années."
Au diable les traditions : le fléau qui menace exige de séparer les amis. Ce matin, le gouverneur en personne honore de sa présence un étrange spectacle censé sensibiliser l'opinion. Sur une petite place du quartier de Menteng, des dizaines de volatiles de toutes tailles, voués à une mort certaine, attendent leur tour, entassés dans des cages ou dans des paniers. Au bout de la place, trois ou quatre hommes se chargent de leur trancher le cou, sous la direction d'Haji Ramli Darussalam, musulman respecté. Les poulets jugés sains sont livrés à une équipe de dames d'une organisation sociale en sarong mauve, qui s'activent autour de marmites d'où s'élève un délicieux fumet d'épices. Le riz bout juste à côté. Les animaux douteux ou malades sont jetés dans des fosses creusées dans le sol.
L'ambiance est festive, on a mis de la musique, les assiettes circulent, une équipe de télé est là, des enfants pieds nus pataugent dans des flaques d'eau rougies par le sang. Soudain, un pigeon décapité échappe, en se débattant, à la poigne de son bourreau et atterrit, au terme d'un vol mouvementé, dans une assiette de poulet sain transformé en ragoût, aspergeant l'entourage de taches rouge vif. On crie, on rit.
A la fin de la matinée, Haji Ramli Darussalam - le seul à porter des gants et un masque - fait ses comptes : 108 pigeons, 6 cygnes, 15 coqs, 13 poules, 30 poussins... sans se faire d'illusions : "Beaucoup de gens gardent leurs oiseaux", confie-t-il, contredisant le responsable municipal qui nous affirmait un peu plus tôt que "presque tous les gens du quartier avaient apporté leurs oiseaux".
Car certains, visiblement, ont choisi la clandestinité. "Dans l'école en face, ils ont plein de pigeons domestiques, mais ils les cachent", croit savoir une commerçante. Les bourgeois, murmure-t-on, ont mis leurs oiseaux précieux à l'abri dans les provinces où on ne leur veut pas de mal. Les oiseaux de compagnie ne sont pas menacés, à condition d'obtenir un certificat de bonne santé.
Tout ça n'amuse guère le docteur Ikhsan, un homme de 52 ans, aux cheveux gris, qui a vu mourir plusieurs de ses patients : 77 % des malades infectés par le virus H5N1 en Indonésie meurent, selon l'OMS. "Ces abattages devraient être fermés au public, dit-il, au lieu de servir de shows. Et les gens chargés de tuer les animaux devraient se protéger." Oui, insiste ce pneumologue, "il faut prendre la grippe aviaire au sérieux, car nous avons de plus en plus de cas".
Pourquoi l'Indonésie, dont 26 des 33 provinces sont affectées par l'épizootie, est-elle le pays le plus frappé ? Les experts citent pêle-mêle la densité de la population (220 millions d'habitants), la promiscuité avec la volaille (Djakarta compterait à elle seule 1,4 million de poulets), l'étendue de l'archipel, la faiblesse de l'infrastructure vétérinaire, la décentralisation administrative récente de cette jeune démocratie, et un système de santé insuffisant. La prise de conscience a été tardive, les autorités indonésiennes n'ont arrêté une stratégie de lutte contre la grippe aviaire qu'en 2006.
Premier réseau mondial d'assistance médicale, SOS International a aidé les grandes entreprises étrangères installées en Indonésie à élaborer des plans d'urgence pour pouvoir faire face, avec leurs employés, à une mutation du virus ou à une pandémie. L'OMS elle-même n'exclut pas qu'une transmission d'homme à homme ait déjà eu lieu, puisque, dans 18 % des cas déclarés en Indonésie, la source de l'infection n'a pas pu être identifiée. Mais, si les multinationales sont prêtes, les plans d'urgence du gouvernement indonésien sont, eux, "un travail en devenir", admet un expert international.
L'interminable série de catastrophes naturelles et d'accidents meurtriers que connaît l'archipel depuis deux ans n'est peut-être pas étrangère à ces retards : une simple épidémie de dengue à Java a déjà tué, ce mois-ci, 51 personnes, soit huit fois plus que la grippe aviaire.
Sylvie Kauffmann