François Delpla:
Ton dernier message apporte tout de même quelque chose: il reflète tout-à-fait ta manière d'aborder l'histoire. Elle se caractérise, comme on l'a vu mainte fois dans tes précédents messages, par une interprétation des faits très majoritairement à la lumière de la position de certains individus considérés comme "clés" dans le déroulement historique. Ici, il s'agit de Churchill (plus haut d'Hitler). A te lire, on a un peu l'impression, en forçant le trait, que la seconde guerre mondiale, c'est l'opposition d'un malade mental (Hitler), et d'un homme d'état éclairé (Churchill), dont tu ne te solidarise pas totalement, mais que tu présentes comme l'homme de la situation contre le nazisme. En fait, tu abordes l'histoire sans méthode générale, autre que celle dictée par tes goûts du moment. Pourquoi doit-on considérer tel événement (ou tel individu) plus qu'un autre, nul ne sait. C'est une manière pour le moins approximative de procéder, et elle conduit bien évidement, comme toute méthode totalement empiriste sans schéma directeur, sans cadre théorique, à des contradictions (dont je donnerai un exemple plus bas), des raisonnements tordus, des approximations. C'est joli, c'est discursif, on peut passer du coq à l'âne...
Nous ne procédons pas comme ça. Nous sommes marxistes, c'est-à-dire que nous étudions l'histoire avec les méthodes du matérialisme historique; lorsque nous observons les faits, nous les replaçons dans une trame générale dont l'élément principal est constitué des rapports économiques. Les conditions économiques de notre époque et leur déclinaison sociale sont ce que Marx a nommé le capitalisme. L'élément moteur de l'évolution historique est la lutte entre la bourgeoisie et le prolétariat, deux classes sociales définies par leur rapport à l'appareil de production (la première le possède et exploite la force de travail de la seconde). Les rapports politiques sont l'expression de cette lutte. Ceci pour le schéma général. N.B. Ce que je viens d'écrire est une brève description de notre méthode, pas une preuve qu'elle est efficace. Cette preuve est donné par les succès de notre interprétation, mais c'est une autre histoire.
Cela ne veut pas dire que nous ne nous intéressons pas aux différents individus et au rôle qu'ils jouent. Seulement, nous les "classons" en fonction de leur position dans notre schéma général. Evidemment, il est pour nous intéressant de savoir comment telle ou telle décision politique majeure a été prise, par qui et quelle raison il se donnait. Mais nous n'allons pas réinterpréter toute la période de l'entre-deux guerres et les causes de la seconde guerre mondiale à la lumière de la biographie de Churchill, simplement parce que tout d'un coup, nous nous intéressons à Churchill. Il n'est pas le seul dirigeant occidental qui se soit trouvé un moment dans le camp opposé à Hitler. Les raisons qu'il a données lui-même de sa politique ne sont pas forcément honnêtes, et même lorsqu'elles le sont, il n'est qu'un maillon de l'appareil d'état britannique, même si c'est le maillon le plus apparent, et celui qui semble concentrer le plus de pouvoir entre ses mains. Il n'est pas indépendant de son entourage, de ses conseillers, qui eux-même ne sont pas indépendants de leur entourage, c'est-à-dire la classe qui détient le pouvoir d'état, la bourgeoisie britannique. On pourrait faire la même analyse pour Hitler (quoi qu'elle nécessite une explication un peu plus subtile), pour De Gaulle, pour Roosevelt. Soit dit en passant, nous analysons de même (mais pas avec les mêmes résultats, évidement) les hommes politiques dont nous nous réclamons, comme Lénine ou Trotsky. Eux expriment et défendent une autre classe sociale, le prolétariat.
Après cette petite mise-au-point sur notre méthode et en quoi elle s'oppose à la tienne, qui est plutôt une absence de méthode d'ailleurs, revenons à ton message.
a écrit :
Il veut aussi contenir la puissance russe et la France ne fait pas le poids : il faut donc que l'Allemagne tienne sa partie dans l'orchestre, et le plus tôt sera le mieux. Mais il est aussi, et avant tout, l'ennemi irréductible de Hitler et de son système.
Et bien non. C'est ce "avant tout" que nous contestons. Dans l'absolu, comme ça, c'est au mieux une approximation, au pire une erreur. Oui, Churchill a mis toutes les forces Britanniques pour abattre l'Allemagne pendant la seconde guerre mondiale. Mais:
-l'ennemi irréductible de Hitler: sûrement pas. Si Hitler avait été éliminé par ses généraux, Churchill aurait sûrement continué à combattre militairement, pour mettre l'Allemagne à genoux. Hitler étant en place depuis une décennie. Il a bien longtemps composé avec, sans montrer beaucoup d'animosité.
-l'ennemi irréductible de son système: le moins qu'on puisse dire, c'est qu'il a attendu bien longtemps pour le devenir, alors. Puis il n'a rien fait contre les chambres à gaz, comme il a déjà été dit. Enfin, la dénazification de l'Allemagne après la guerre, a été toute relative, on a coupé les têtes les plus visibles, pour laisser en place à bien des endroits les fonctionnaires du régime.
Pour nous, Churchill est en réalité le dirigeant d'un pays impérialiste concurrent. Et il en représente les intérêts, parfois consciemment, parfois inconsciemment. Cet impérialisme se trouve opposé à l'Allemagne dans sa tentative de dominer économiquement une partie de la planète, etc... (notre vision des choses ne date pas d'hier et est fort bien documentée dans la littérature, plusieurs fois citée).
Enfin,
a écrit :
Je m'inscris donc absolument en faux contre l'idée que la guerre, le 13 février 45, est gagnée
Ce petit "donc" est une merveille, puisque cette affirmation ne semble pas être une conséquence de ce qui précède dans le message. Par ailleurs, elle semble en contradiction flagrante avec une phrase un peu plus haut:
a écrit :
Il faut donc que le peuple allemand soit dégrisé du nazisme, et les bombes jouent ce rôle ( justement parce que la victoire, si on ne fait pas de bêtises, est à portée de la main , l'inconvénient de souder, par les bombardements, la population au régime, lui paraît inférieur à l'avantage de lui faire mesurer l'ampleur de la catastrophe et de l'impuissance auxquelles ont mené les barbares gammés).
C'est un exemple de ce que je promettais plus haut. On prend Churchill, on amalgame sa position avouée, sa position réelle, ses calculs, les décisions prises effectivement (et qui ne dépendent en fait pas que de lui), la situation militaire réelle. Evidemment, on peut se servir à l'occasion soit de l'un, soit de l'autre, sans préciser, au cours du raisonnement, et on arrive à ça.
Quant-à savoir si la guerre était effectivement gagnée en février 45, et bien, le moins qu'on puisse dire, c'est que la situation militaire de l'Allemagne était catastrophique sur tous les fronts, et que parmi les états majors (y compris allemand), tout le monde semblait fixé. Quelques événements pour mémoire:
-31 janvier 43, capitulation (du reste) de la 6ème armée à Stalingrad
-12 mai 43, rédition de l'Afrika Korps en Afrique du Nord, fin de l'aventure Allemande dans cette partie du monde.
-18 mai 44, les armées alliées prennent Monte-Cassino, en dessous de Rome.
-3 octobre 44, l'armée américaine enfonce la ligne Siegfried à Aachen (Aix-la-Chapelle).
-19 octobre 44, l'armée russe est en Prusse orientale.
-décembre 44, l'Allemagne perd la bataille des Ardennes.
-janvier 45, les russes prennent le bassin de la Silésie (60% du Charbon Allemand depuis que la Ruhr est inutilisable à cause des bombardements alliés).
-17 janvier 45, l'armée russe (général Joukov) prend Varsovie.
-5 février 45, l'armée de Joukov est
à 75 kilomètres de Berlin .
-8 février, les armées américaines et anglaises commencent leur offensive sur le Rhin. C'est le dernier point de résistance de l'armée allemande, qui y perdra 350000 hommes dans les 15 jours qui suivent.
Ajouté à cela: l'Allemagne n'a plus aucune maîtrise de l'air depuis bien longtemps.
La situation réelle, mi février 45, c'est que les armées allemandes sont confinées à une partie déjà bien enfoncée de leur territoire, ont perdu la majeure partie de leurs troupes, n'ont plus aucune ressource, ni matérielle ni humaine, de réserve, sont totalement démoralisées (c.f. les mesures de Hitler sur la désertion, etc...), et ne remporteront d'ailleurs plus aucune victoire avant la fin. Tout le monde dans les états majors le sait, il suffit de lire les échanges qui nous en restent (y compris Hitler, d'ailleurs, qui s'entête sans le moindre espoir (après moi le déluge), il rétorque par exemple début février à Rundstedt qui lui propose de reculer derrière le Rhin que ce serait "déplacer seulement le lieu du
désastre ", si l'on en croit Shirer).
Alors, franchement, affirmer:
a écrit :
Je m'inscris donc absolument en faux contre l'idée que la guerre, le 13 février 45, est gagnée
c'est effectivement réinterpréter l'histoire par le petit bout de la lorgnette (en l'occurence ce qu'on veut faire dire à la personnalité de Churchill).