Social-démocratie libertaire : régression ou pari?

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Proudhon » 05 Août 2004, 08:17

Nouveau membre du forum, qui est d'abord un peu fureté dans les débats et les archives du forum, je me demandais si les participants de ce forum considéraient que l'hypothèse d'une social-démocratie libertaire relevait d'une "régression réformiste petite-boureoise" ou d'un nouveau pari émancipateur? J'ai l'impression, à la lumière de ce que j'ai lu jusqu'à présent qu'une large majorité devrait pencher du côté de la première option, mais le débat rationnel et argumenté ne fait jamais de mal...

PROUDHON

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Forum Social Européen
Ivry-sur-Seine
Jeudi 13 novembre 2003 (14h-17h)
Atelier organisé par la SELS
(Sensibilité Ecologiste, Libertaire et radicalement Sociale-démocrate)
Avec la participation de Willy Pelletier, Philippe Corcuff et Sadri Khiari
Email : [url=mailto:SELS@wanadoo.fr]SELS@wanadoo.fr[/url]


Mouvement altermondialiste et nouveau projet d’émancipation : des outils de la sociologie critique à l’hypothèse d’une social-démocratie-libertaire et écologiste

Philippe Corcuff


Introduction

Je voudrais établir des passerelles avec ce qu’a dit précédemment Willy Pelletier : on passera en quelque sorte de la sociologie politique à la philosophie politique.

Willy Pelletier a mis l’accent sur la pluralité dans l’analyse sociologique des mécanismes de domination ; sociologie pluraliste dont Pierre Bourdieu a été un des plus grands systématiseurs “post-marxiste“ contemporain.

1 – Une philosophie politique de la pluralité et de l’expérimentation

Je mettrai l’accent aussi sur la pluralité, mais dans l’ordre de la philosophie politique, dans le registre de la cité la plus souhaitable. Dans les deux cas, celui de l’analyse et celui de l’exploration de la société la plus souhaitable, le souci de la pluralité vient heurter la prétention à saisir “le tout”, dans l’analyse, et à bâtir un “tout” maîtrisé intellectuellement et pratiquement. C’est la catégorie d’inspiration hégéliano-marxiste de “totalité“ qui est ici en cause. Dans deux de ses acceptions : 1e) dans la prétention à englober l’ensemble des rapports sociaux dans un “tout” fonctionnel et systématique (ce qu’on appelle “le système” et à qui ou plutôt à quoi on donne des pouvoirs tout-puissants) ; et 2e) dans la prétention à tenir le point de vue des points de vue – c'est-à-dire ce qu’on va qualifier dans les écrits théologiques de point de vue divin, de point de vue de Dieu. Contre le premier sens, il faut faire droit à la pluralité, aux hétérogénéités, aux discordances, aux singularités, non nécessairement intégrées dans un “tout”. Contre le deuxième sens, il faut rappeler les limites de tout point de vue sur le monde – même s’il peut y avoir des points de vue plus ou moins rigoureux, plus ou moins cohérents théoriquement, plus ou moins fondés empiriquement, etc.

Cette rupture avec la notion de “totalité” est aussi une rupture avec la notion d’“absolu”. Cela a des conséquences sur notre conception de l’anticapitalisme. Car en tant que composante du mouvement altermondialiste, nous nous définissons comme “anticapitalistes”, comme nous nous revendiquons des secteurs anticapitalistes de la tradition sociale-démocrate, des plus “révolutionnaires”, comme Rosa Luxemburg, aux plus “réformistes” comme Jean Jaurès, en passant par des secteurs plus intermédiaires comme l’austro-marxiste Otto Bauer. Quand nous parlons d’“hypothèse” d’une social-démocratie libertaire et écologiste, nous nous inscrivons justement dans une conception expérimentale et exploratoire de la politique, rompant avec “la certitude”, “la nécessité” et “l’absolu”, et intégrant une part d’incertitude, de probabilité et de fragilité.

L’anticapitalisme en cours d’émergence, à la différence des “communismes“ traditionnels, ne raisonne pas en termes absolus, mais s’oriente seulement en fonction de l’horizon d’une société non-capitaliste. Or un horizon ce n’est pas le plan d’une société idéale à réaliser, c’est une boussole utile pour enclencher une dynamique de réformes à partir de la société capitaliste elle-même (comme la taxe Tobin, l’interdiction des licenciements boursiers, l’extension d’une double logique des droits individuels et du bien commun par rapport à la sphère du profit, la consolidation des services publics ou l’annulation de la dette des pays les plus pauvres). Et cela au moyen d’une démarche expérimentale, pleine de questions et de tâtonnements, se méfiant des certitudes. On marche vers un horizon sans l’atteindre. L’expérimentation, c’est la voie de la démocratie et de la pluralité dans un espace de contradictions et de conflits assumés comme positifs. Pour l’exploration de nouveaux mondes possibles, l’initiative individuelle et collective, distinguée d’un “esprit d’entreprise” exclusivement mercantile, est indispensable. Le jeu des essais et des erreurs innerve des pratiques politiques qui ne peuvent plus compter sur des garanties définitives (comme Dieu, le Progrès ou le Prolétariat) mais seulement sur des repères révisables (des valeurs issues de la tradition, des apprentissages nés de l’expérience et des intuitions utopiques).

Si notre anticapitalisme a coupé les ponts avec l’absolu, c’est aussi parce qu’il n’y a pas que l’exploitation capitaliste à mettre en accusation. D’autres modes d’oppression sont sources de souffrances dans nos sociétés, comme l’a rappelé Willy Pelletier dans le sillage de Pierre Bourdieu : domination masculine, domination politique, logiques racistes et ethnicisantes, épuisement productiviste de la nature, etc. Et puis l’expérience des totalitarismes dits “communistes” nous a appris que de nouvelles barbaries pouvaient naître, y compris des élans émancipateurs. Adossée à nos faiblesses d’humains, la tâche émancipatrice face aux oppressions existantes et à venir apparaît ainsi infinie. L’anticapitalisme d’aujourd’hui n’aurait pas grand-chose à apporter s’il continuait à analyser le capitalisme comme un absolu et s’il faisait de la critique de cet absolu un autre absolu. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty notait de manière suggestive dans Les aventures de la dialectique (1955) que “les tares du capitalisme restent des tares, mais la critique qui les dénonce doit être dégagée de tout compromis avec un absolu de la négation qui prépare à terme de nouvelles oppressions”.

Cette double rupture avec “la totalité” et “l’absolu” au nom de la pluralité et de l’expérimentation nous conduit à mettre en cause le caractère opératoire de la classique opposition entre “réformes” et “révolution”. Nous nous inscrivons dans un “réformisme révolutionnaire” ou démarche “radicale et pragmatique” d’un nouveau type. Plus “réformistes” que les traditionnels “révolutionnaires”, tenant des “prises du Palais d’Hiver” ou des “communes libertaires” spontanées, nous n’attendons ni “un grand soir”, ni même une occupation de fonctions gouvernementales pour faire avancer des réformes. Nous ne suivons pas pour autant les tenants actuels du seul “contre-pouvoir” et du “small is beautiful”, car l’occupation de fonctions gouvernementales, en tension avec l’activité de mouvements sociaux, pourrait offrir des moyens de changement qui ne doivent pas être négligés au nom d’un purisme gauchiste. L’Etat n’est ni pour nous le seul ou le principal outil de changement social, ni un diable dont ont doit nécessairement se tenir à distance dans un “contre-pouvoir”. C’est un des outils disponibles du changement, qui a des inerties, des déformations et des pièges, et qu’on doit donc tenter de changer tout en essayant de le mettre au service du changement.

Mais nous sommes aussi plus “révolutionnaires” que les “révolutionnaires“ traditionnels, car nous ne pensons pas que la transformation a fait le principal après “la prise du pouvoir d’Etat” ou “l’appropriation sociale des grands moyens de production”. Même si nous pensons que cette appropriation sociale des grands moyens de production – sous des formes pluralistes de propriété ne se limitant pas à une étatisation et tenant compte des leçons des expériences totalitaires – ce n’est qu’un bout d’un travail infini de lutte contre la diversité des oppressions. Cela ne changera pas nécessairement la domination masculine, la domination politique, les inégalités culturelles, le racisme, l’homophobie ou l’épuisement productiviste de la nature. “Etre radical” écrivait Marx, c’est prendre les choses “à la racine”. Or, il y a plusieurs racines emmêlées. Et il serait bien peu radical, et donc trop “réformiste”, de ne s’attaquer qu’à une seule racine ; par exemple par l’appropriation sociale des moyens de production.

Notre démarche radicalement pluraliste et expérimentale apparaît tout à la fois plus “réformiste” et plus “révolutionnaire”.

Esquisser une posture philosophique adossée aux notions de pluralité et d’expérimentation, récusant celles de “totalité” et d’“absolu”, et s’efforçant de casser l’opposition “réformes”/“révolution”, ce n’est pas suffisant pour esquisser, même en pointillés, une nouvelle démarche politique. Il me faut aussi mieux situer historiquement l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste comme pointer quelques éléments possibles de son contenu.

2 – Une mise en perspective historique

Depuis la révolte zapatiste au Mexique, le mouvement social de l’hiver 1995 en France et plus largement la montée en puissance de l’altermondialisation à l’échelle internationale, l’émancipation, comme conquête d’une autonomie individuelle et collective contre les dominations existantes, apparaît de nouveau à l’ordre du jour. Certes de manière encore tâtonnante, car le “contre” est beaucoup plus vigoureux qu’un “pour” en pointillés. Mais les résistances multiples à l’hégémonie marchande sont déjà un point d’appui pour renouer avec les fils de l’utopie.

C’est dans ce contexte que la question de l’émancipation, comme arrachement collectif et individuel aux dominations peut retrouver une nouvelle jeunesse. L’hypothèse “sociale-démocrate libertaire et écologiste” prend sens dans ce contexte et par rapport à une analyse historique des enjeux de la période. Schématiquement, la gauche a connu deux grandes politiques d’émancipation : 1e) la politique d’émancipation républicaine née au XVIIIe siècle, avec les notions d’égalité politique, de citoyenneté ou de souveraineté populaire; et 2e) dans son prolongement critique, la politique d’émancipation socialiste au sens large (incluant sociaux-démocrates, communistes, anarchistes, etc.), qui ajoute le traitement de la question sociale. Or il pourrait y avoir devant nous le défi de l’invention d’une troisième politique d’émancipation, “post-républicaine“ et “post-socialiste“, qui puise dans les deux premières tout en répondant à une série de nouveaux problèmes.

Il me semble que la tradition anarchiste déborde la politique d’émancipation socialiste, dans le sens où elle a pris davantage à bras le corps deux questions qui ne dérivent pas directement de l’intégration de la question sociale : la critique du penchant autoritaire des institutions et la promotion de l’autonomie individuelle dans l’association collective. Une double question particulièrement importante en ce début de XXIe siècle, tant à cause de l’écrasement des individualités dans le totalitarisme stalinien que des transformations profondes des relations entre le nous et le je au sein de nos sociétés occidentales devenues individualistes ; ce que le sociologue Norbert Elias a appelé La société des individus (1987). C’est pourquoi la pensée libertaire a, selon moi, un rôle particulier à jouer dans l’émergence d’une éventuelle troisième politique d’émancipation.

Le problème est donc de savoir si l’émancipation dont nous commençons à reparler aujourd’hui est bien la même que celle qu’avaient en tête les Lumières du XVIIIe siècle ou les socialistes des XIXe et XXe siècles ? Ou faut-il faire émerger, à partir des richesses souvent oubliées des traditions émancipatrices du passé, une nouvelle politique d’émancipation ajustée aux enjeux du XXIe siècle ? La réponse est difficile, conjecturale, aléatoire. Certains sont des nostalgiques de l’émancipation républicaine (égalité politique, citoyenneté, souveraineté populaire, etc.), en fétichisant comme “les souverainistes” le cadre de la nation (c’est le cas de Jean-Pierre Chevènement), ou en fétichisant les institutions (comme Arnaud Montebourg). D’autres envisagent un revival de l’émancipation socialiste (justice sociale, appropriation sociale, etc.) débarrassée des horreurs du stalinisme et des accommodements sociaux-démocrates avec l’ordre établi. D’autres encore, comme Jean-Claude Michéa (Impasse Adam Smith, 2002), proposent un retour à “un socialisme ouvrier originel” déconnecté de la politique républicaine et des Lumières. D’autres enfin, comme SELS, font le pari d’une nouvelle politique d’émancipation, à la fois républicaine et socialiste, mais aussi “post-républicaine“ et “post-socialiste“. C’est-à-dire confectionnée avec des ressources républicaines et socialistes, mais qui aurait aussi à inventer en-dehors de ces ressources pour traiter d’autres questions, comme la question individualiste, la question féministe ou la question écologiste. Or il nous semble que, dans le XXIe siècle naissant, des questions comme la question individualiste, la question féministe et la question écologiste, ne sont pas uniquement traitables avec ces ressources républicaines et/ou socialistes.

Ces interrogations d’ampleur réclament un réexamen approfondi des “logiciels” en usage dans les gauches (socialistes, communistes, Verts, extrêmes gauches marxistes et libertaires) et des confrontations argumentées, dans un rapport avec les mouvements sociaux actuels. Malheureusement, la plupart des partis traditionnels de la gauche ont largement déserté le terrain de la recherche et du débat proprement intellectuel. D’ailleurs, la famille socialiste européenne a majoritairement abandonné les rivages de l’émancipation, et donc son insertion dans la tradition socialiste et sociale-démocrate, en se noyant dans des pratiques sociales-libérales et technocratiques.

Mais peut-on aller un peu plus loin quant à l’identification de cette hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste ? Non pas la définition - clés en mains – d‘une société idéale – ce qui serait contraire à une démarche expérimentale et pluraliste – , mais la caractérisation de certains des problèmes qu’elle aurait à traiter ; J’avancerai quelques pistes rapides.

3 – Un projet d’“équilibration” de tensions

Le choix de l’expression “social-démocratie libertaire” est d’abord terminologique : “démocratie” pour la question démocratique (héritée de l’émancipation républicaine), “social” pour la question sociale et “libertaire” pour la critique des institutions et l’autonomie individuelle. Ce choix a aussi une composante stratégique : au moment où la social-démocratie européenne s’est largement transformée en social-libéralisme sous le choc de la “contre-révolution libérale“ des années 1980, il apparaît important de revaloriser les thèmes du service public et de l’Etat-providence souvent associés à cette social-démocratie. Provocation, me diront certains pour qui “social-démocratie = trahison”. Il faut parfois quitter les rivages rassurants de la rhétorique gauchiste pour aborder les enjeux du temps présent avec moins de préjugés. Le mot “social-démocratie”, comme les mots “socialisme” ou “communisme”, ont eu des histoires compliquées et des usages divers. Notre social-démocratie de référence - avec les figures du socialisme républicain de Jean Jaurès, le socialisme démocratique et révolutionnaire de Rosa Luxemburg ou l’austro-marxisme d’Otto Bauer - n’a pas la couleur de “la trahison”. Mais elle a le sens des chausse-trappes que nous réserve la confrontation avec la réalité et avec l’histoire. Loin de la pureté des identités “révolutionnaires” qui ne mettent jamais les mains dans le cambouis de la complexité du monde, de peur des éclaboussures, elle a l’intuition des difficultés et des contradictions de la transformation sociale, voire de ses possibilités tragiques. C’est pourquoi elle a le sens du compromis, tout en s’efforçant d’éviter les compromissions.

Dans les tensions que ce projet a à mettre en dynamique, il y a au moins trois grandes contradictions : entre espace commun de solidarité et singularité individuelle, entre représentation politique et critique libertaire de la représentation, entre fonction protectrice de l’Etat social et critique libertaire de l’Etat social :

* La première tension concerne les rapports entre les cadres collectifs et l’individualité. La social-démocratie, comme forme politique, a été historiquement associée à la solidarité collective. La critique anarchiste, quant à elle, a souvent servi de rempart pour préserver les individus contre les empiétements des différents pouvoirs. Leur association dans un projet viserait à mettre en tension justice sociale et singularité individuelle. Une conception de la justice sociale se présente comme un instrument de mesure. C’est ce qui rend des choses et des personnes commensurables, mesurables dans un même espace, dans un cadre commun, à partir de mêmes critères. Et ce qui sert de base ensuite à une répartition équitable des ressources entre ces personnes. C’est une vision de la justice que nous avons héritée de Platon et d’Aristote et que l’on retrouve chez les théoriciens contemporains de la justice , comme John Rawls ou Michael Walzer, qui ont marqué depuis trente ans la philosophie politique américaine et internationale.
Mais en rabattant la question de l’émancipation humaine sur celle de la justice sociale, on risque de perdre une dimension importante : ce qui tend à échapper à la mesure, c’est-à-dire l’incommensurable, le singulier. Si des théoriciens de la justice comme Rawls travaillent en quelque sorte sur la part “sociale-démocrate“ du problème, il laisse de côté la part “libertaire“. On rencontre là les limites d'une philosophie politique libérale (au sens du libéralisme politique), comme pensée du limité trop vite effrayée par le surgissement impromptu de l'illimité, par exemple sous la forme d'un slogan déstabilisateur comme le “Soyez réalistes, demandez l'impossible!” de Mai 1968. C’est justement à une pensée de la singularité et de l’infini que se sont attelés des penseurs comme Emmanuel Lévinas. Lévinas a même commencé à pointer la nécessaire et irréconciliable tension entre le caractère incommensurable et non totalisable de la singularité d’autrui, d’une part, et l’espace commun de mesure et de justice, d’autre part. C’est ce qu’il appelle “comparer l’incomparable” (dans Ethique et infini, 1982), ce qui lui apparaît à la fois inévitable et non dépassable dans “une synthèse supérieure”, comme dans les dialectiques hégélienne et “marxiste”. Cette tension indépassable et dynamique constitue un premier visage pour une hypothétique social-démocratie libertaire.

* La deuxième tension concerne les ambivalences des institutions étatiques. La critique anarchiste de l’Etat a eu raison de mettre l’accent sur les processus autoritaires et hiérarchiques travaillant les institutions étatiques. Elle l’a souvent mieux fait que les “marxistes”, car elle était moins soumise qu’eux à une pente économiste. C’est ce qui l’a rendue beaucoup plus lucide sur les dangers de “la prise du pouvoir d’Etat”; et notamment sur l’autoritarisme bolchévique, puis le totalitarisme stalinien. Mais, en même temps, la critique anarchiste de l’Etat, en ce qu’elle tend à diaboliser l’Etat, apparaît trop unilatérale. Je suivrai ici l’historien Marc Ferro quand il écrit : “On observe ainsi que, dès l’origine des sociétés, l’institution fut un système de pratiques sociales désirées, consenties parce que jugées nécessaires et, simultanément, un ensemble de pratiques ressenties comme aliénation, comme contraintes” (Des soviets au communisme bureaucratique, 1980). La critique libertaire saisit bien la domination des institutions (dont ce que l’on appelle de manière trop homogénéisatrice “l’Etat”) sur les individus (le second aspect retenu par Ferro), mais semble insensible à leur dimension positive (le premier aspect retenu par Ferro). On se rend mieux compte de la dimension protectrice de certaines institutions avec l’affaiblissement de l’Etat-Providence provoqué par la “contre-révolution libérale“ : on se rend ainsi mieux compte des dimensions protectrices - et même protectrices de l’autonomie individuelle, comme l’ont bien mis en évidence les travaux de Robert Castel - de la sécurité sociale, du statut salarial ou des retraites.

L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire nous met sur une piste politique : la double nécessité de la fonction protectrice des institutions (sociale-démocrate) et de la critique libertaire de la domination institutionnelle. Dans cette perspective, la pensée libertaire ne vise pas à diaboliser les institutions (étatiques ou autres), mais à en mener une critique permanente, toujours à renouveler, infinie. Cette inspiration libertaire se distingue du libéralisme économique en ce que l’individualité plurielle qu’elle défend et promeut refuse d’être réduite à l’hégémonie de la mesure marchande des activités humaines.

* La troisième tension concerne la représentation politique. Pierre Bourdieu a identifié le caractère dual des mécanismes de représentation politique (en germe dans la moindre activité militante, associative ou syndicale, impliquant une fonction de porte-parole). Bourdieu écrit ainsi : “Il y a une sorte d’antinomie inhérente au politique qui tient au fait que les individus - et cela d’autant plus qu’ils sont démunis - ne peuvent se constituer (ou être constitués) en tant que groupes, c’est-à-dire en tant que force capable de se faire entendre et de parler et d’être écoutée, qu’en se dépossédant au profit d’un porte-parole. Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique” (dans “La délégation et le fétichisme politique“, 1984, repris dans Langage et pouvoir symbolique, 2001). Bourdieu nous dit ici deux choses. Premièrement, pour voir ses aspirations prises en compte dans l’espace public, un groupe (des ouvriers aux malades du sida) a besoin de porte-parole; mais, deuxièmement, l’existence de ces porte-parole enferme le risque de la domination des représentants sur les représentés (ne serait-ce qu’en parlant à la place de ceux dont ils portent la parole). Bourdieu assume donc la tension démocratie représentative/démocratie directe, apports positifs de la représentation politique/critique libertaire des institutions représentatives.

Avec Bourdieu, notre regard est de nouveau orienté vers une perspective politique sociale-démocrate et libertaire, dans la double nécessité de la représentation et de sa critique libertaire. La représentation n’est pas niée au profit d’un modèle idéal de démocratie directe, mais aiguillonnée de manière permanente par sa critique radicale. Cette configuration suggère un nouvel équilibre entre institutions représentatives, formes participatives et procédures de démocratie directe.

Dans le cas de ces trois tensions, il y a tout à la fois nécessité de la mise en relation de deux pôles et caractère irrémédiable de la contradiction. Cela nous oblige à abandonner l’idéal d’un monde sans contradictions, d’un monde transparent à lui-même et réunifié. Contre la perspective d’un dépassement des contradictions dans des synthèses supérieures, qu’on trouve dans la dialectique de Hegel et de Marx, Proudhon avançait une pensée de “l’équilibration” des tensions non résolvables dans une entité “supérieure“ qui aurait “dépassé“ ces contradictions (dans Théorie de la propriété, 1865). L’hypothèse d’une social-démocratie libertaire a, de ce point de vue, quelque chose de proudhonien.

En guise de conclusion

Nous ne sommes pas “marxistes”, mais nous gardons notamment de Marx l’hypothèse selon laquelle on ne peut, en matière de transformation sociale, élaborer simplement des projets dans “le ciel pur des idées”, mais que ces projets doivent avoir des points d’accroche dans la réalité et être portés par des forces sociales. Dans le cas de l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire, on a des potentialités de ce type (mais seulement des potentialités) :

* D’abord la vie quotidienne : dans Libres ensemble, sous-titré de manière fort suggestive L’individualisme dans la vie commune, François de Singly (2000) explore un fil sociologique très stimulant. Il observe, sur toute une série de scènes de la vie ordinaire des couples et des familles contemporaines (la cohabitation au sein d’un même espace, la programmation conjugale de la musique et de la télévision, la gestion commune du téléphone ou les aventures de l’extra-conjugalité), les nouveaux espaces d’autonomie personnelle et de négociation avec les proches, dans un équilibre entre le je et le nous. C’est dans ce cadre qu’émergent des tensions comme des compromis inédits entre ce qu’il appelle l’individu “seul” et l’individu “avec”. Ne trouve-t-on pas là, à l’état de potentialités, dans les expériences les plus quotidiennes, des éléments intéressants pour une politisation, et particulièrement pour une social-démocratie libertaire ?

* Quant aux mouvements sociaux : Le mouvement altermondialiste, comme rencontre du mouvement ouvrier classique et de nouveaux mouvements sociaux à une échelle internationale, pourrait constituer le creuset d’une nouvelle émancipation plurielle, contre une diversité de dominations. Au sein des mouvements sociaux contemporains, on observe aussi une tension à l’œuvre : est-ce que, depuis l’hiver 1995, une série de luttes sociales n’ont pas porté sur la défense des protections collectives (retraites, sécurité sociale, statut salarial, etc.), tout en activant une méfiance à l’égard des procédures de délégation (dans les modes d’organisation des associations comme Act Up, Droit Au Logement, ATTAC ou des nouveaux syndicats SUD) ? Cette ambivalence vis-à-vis des institutions, qui reconnaît implicitement leur double fonction (protectrice/aliénante), a jusqu’à présent rarement était articulée dans un même projet. Un projet non pas conçu comme une intégration, mais comme une mise en tension dynamique.

* Sur le plan de la politique institutionnelle : A l’encontre d’un revival d’une version soft de “l’anarcho-syndicalisme”, pour lequel les mouvements pourraient produire seuls leur propre politique, sans qu’il y ait une place pour des institutions partisanes, dans une logique exclusive de “contre-pouvoir”, l’hypothèse sociale-démocrate libertaire appelle tout à la fois : une confrontation avec les institutions (dans un dedans/dehors) et une pluralité d’institutions de transformation sociale (dont les syndicats, les associations, les formes plus ponctuelles d’auto-organisation, les expériences alternatives, des classiques coopératives aux squats autogérés en passant par l’économie sociale et solidaire…mais aussi les partis politiques). De ce point de vue, SELS a fait le pari, depuis sa naissance en décembre 1997, que l’on pouvait transformer l’ancienne “extrême-gauche” en nouvelle gauche radicale. Et que le point d’application principale en France était la LCR. La campagne présidentielle d’Olivier Besancenot a fait de cette hypothèse quelque chose de moins improbable. Il s’agit d’un pari raisonné, par des militants qui ne sont ni “communistes”, ni “révolutionnaires”, ni “marxistes” ou “trotskistes”, qui a quelques atouts dans son jeu. Mais tous ceux qui s’intéressent à l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste ne sont pas obligés de faire ce même pari, et peuvent soit parier sur d’autres formes partisanes, soit rester dans l’attente qu’émerge à partir des nouvelles luttes sociales une forme institutionnelle plus adéquate. La politique telle que nous l’entendons ne se guide pas sur des certitudes, mais renvoie à un pari dans des conditions intégrant l’incertitude, et inclue donc la possibilité d’une diversité de paris raisonnés, même quand on partage un horizon similaire. C’est pourquoi le dogmatisme, l’intolérance et les excommunications ne peuvent remplacer le débat contradictoire argumenté et les échanges d’expériences.

Je laisse maintenant la parole à Sadri Khiari de Raid-Attac Tunisie, avec qui nous avons fait l’expérience pratique l’an dernier d’une solidarité altermondialiste Nord/Sud lors d’un jeûne en commun à Tunis visant à protester contre les limitations apportées par la dictature militaire de Ben Ali à sa liberté de circulation. Ce qui a conduit à notre arrestation au bout de trois jours et à mon expulsion, mais qui a débouché après quelques mois sur sa possibilité de sortie de Tunisie. Pendant les trois jours où nous étions enfermés ensemble, on a un peu parlé de “social-démocratie libertaire”…

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Proudhon
 
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Message par pelon » 05 Août 2004, 08:53

(PROUDHON @ jeudi 5 août 2004 à 09:17 a écrit : le débat rationnel et argumenté ne fait jamais de mal...


On sera au moins d'accord là-dessus. :hinhin:
En tout cas, bienvenue sur le forum.
pelon
 
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Message par Nestor Cerpa » 05 Août 2004, 11:22

La SELS est rentré à la ligue...
Cela dit tous ceci me rappel une brochure d'une cnt à l'encontre de la SAC suédoise
Nestor Cerpa
 
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Message par Proudhon » 05 Août 2004, 13:13

Merci pour l'accueil.

La SELS n'est pas entré en totalité à la LCR (ce n'est pas mon cas, qui vient plutôt de la mouvance anar), mais ses initiateurs historiques l'ont fait : Philippe Corcuff qui avait passé 16 ans au PS (dans ce qui s'appelait CERES, formé par un certain Didier Motchane, et à l'époque il se définissait, contrairement à aujourd'hui, comme "marxiste" - pour les novices comme moi, c'est étrange quand on vous dit qu'il y avait des "marxistes" au PS...), Willy Pelletier (aujourd'hui membre du Bureau Politique de la LCR) et Lilian Mathieu qui venaient de la Fédération Anarchiste et Claire Le Strat qui n'avait connu que les Verts. Tous les quatre se sont retrouvés chez les Verts et les ont quitté quand ceux-ci ont accepté la participation au gouvernement Jospin. Ils avaient en commun un fort intérêt pour la sociologie de Bourdieu. Ils ont alors rédigé un manifeste en décembre 1997 : "Pourquoi nous nous liguons?", rejoint par quelques dizaines de personnes (surtout Lyon, Paris, Montpellier, Bordeaux, Nantes). La LCR leur a proposé un partenariat-association expérimental : des miltiants de SELS devenaient membres, à titre d'observateurs, sans être adhérents, des instances des villes où ils étaient présents, ainsi que du Comité Central et du Bureau Politique. En juin 1999, les quatre initiateurs et quelques autres rejoignaient la LCR, mais la majorité de leurs sympathisants ne les suivaient pas. La SELS a alors été mise en sommeil.

Le 30 juillet 2004, les anciens membres et sympathisants de SELS, ainsi que divers contacts glanés au cours des années (dont mézigue), ont reçu un courrier de réactivation de SELS par ces initiateurs comme "réseau souple de réflexions, d’échanges et d’informations autour de l’hypothèse d’une social-démocratie libertaire et écologiste", débordant les frontières de la LCR (associant des personnes militant dans diverses organisations politiques ou seulement dans des mouvements sociaux); une sorte de club quoi. SELS dispose d'une adresse internet ([url=mailto:SELS@wanadoo.fr]SELS@wanadoo.fr[/url]), et envisage la mise en place d'un site internet et la publication d'un ouvrage collectif. Il y avait en doc attaché à ce courrier les deux textes "historiques" de SELS signalés plus haut (que je vous ferai parvenir dans un message suivant) et le texte plus récent de Corcuff présenté dans un atelier du FSE de Paris-Saint-Denis par lequel j'ai ouvert ce débat. Il y avait aussi en fin de message un bibliogrpahie du "selsien", que je mets à la fin de ce message ci.

PROUDHON

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Eléments de bibliographie SELS (sur les usages politiques des sociologies critiques, l’écologie politique, les mouvements sociaux et la social-démocratie libertaire)
- juillet 2004 -

* Philippe Corcuff

+ Livres
. Philosophie politique, Editions Nathan, collection "128"
. La société de verre - Pour une éthique de la fragilité, Editions Armand Colin, collection "Individu et Société", 2002
. Bourdieu autrement - Fragilités d’un sociologue de combat, EditionsTextuel, collection "La Discorde", 2003
. La question individualiste – Stirner, Marx, Durkheim, Proudhon, Editions Le Bord de l’Eau, 2003
. Prises de tête pour un autre monde – Chroniques, dessins de Charb, Editions Textuel, collection "La Discorde", 2004

+ Articles et contributions à des livres
. en collaboration avec Eric Doidy et Domar Idrissi : "S’émanciper des langues de bois : originalité du langage zapatiste", dans Club Merleau-Ponty, La pensée confisquée, Editions La Découverte, 1997
. en collaboration avec Christophe Aguiton : "Mouvements sociaux et politique : entre anciens modèles et enjeux nouveaux", revue Mouvements, n°3, mars-avril 1999
. "Social-libéralisme ou social-démocratie libertaire ?", revue Mouvements, n°9-10, mai-août 2000
. "Le pari d’une social-démocratie libertaire, entre totalité quasi-divine et émiettement post-moderne", revue Critique communiste, n°159-160, été-automne 2000
. "Marx et les sociologies critiques : les voies d'un dialogue dans l'après-décembre 1995", introduction au dossier "Le retour de la critique sociale - Marx et les nouvelles sociologies", revue ContreTemps, n°1, mai 2001
. "L'égalité, entre Marx et Rawls - A propos d'Equality d'Alex Callinicos (Cambridge : Polity, 2000)", revue ContreTemps, n°1, mai 2001
. "Tâtonnements d'une nouvelle critique sociale" (note critique sur Le nouvel esprit du capitalisme de Luc Boltanski et Eve Chiapello, Gallimard, 1999), revue Mouvements, n°9-10, mai-août 2000
. "Sociologie et engagement : nouvelles pistes épistémologiques dans l’après-1995", dans Bernard Lahire (éd.), A quoi sert la sociologie ?, Editions La Découverte 2002
. "Dévalorisation de la politique, individualisme et nouvelles formes d’engagement", dans Jean-Paul Gaudillère et al. (éds.) A gauche !, Editions La Découverte
. "Marx/Bourdieu : allers-retours sur la question des classes", revue ContreTemps, n°4, mai 2002
. "Clivage national-racial contre question sociale – Un cadre d’analyse socio-politique pour interpréter les progrès de l’extrême-droite en France", revue ContreTemps, n°8, septembre 2003
. "Marx, Bourdieu, l’individualisme contemporain et la social-démocratie libertaire – Dialogue avec Antoine Artous", revue Critique communiste, n°172, printemps 2004

* Lilian Mathieu

+ Livre
; Comment lutter – Sociologie et mouvements sociaux, Editions Textuel, collection "La Discorde", à paraître septembre 2004

+ Articles
. "Les nouvelles formes de contestation sociale", mensuel Regards sur l’actualité (La Documentation française), mai 1999
. "La politique comme compétence : Pierre Bourdieu et la démocratie", revue ContreTemps, n°3, février 2002
. en collaboration avec Violaine Roussel : "Pierre Bourdieu et le changement social", revue ContreTemps, n°4, mai 2002

* Willy Pelletier

+ Articles
. "Positions sociales des élus et procès d’institutionnalisation des Verts", revue ContreTemps, n°4 : "Critique de l’écologie politique", mai 2002
. "La révolution Bourdieu", revue Critique communiste, n°166, printemps 2002
. "Les anarchistes et la reproduction de l’anarchisme", revue ContreTemps, n°6 : "Changer le monde sans prendre le pouvoir ? Nouveaux libertaires, nouveaux communistes", février 2003
Proudhon
 
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Message par Proudhon » 05 Août 2004, 13:18

Les deux textes "historiques" de SELS (décembre 1997 et juin 1999)

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Pourquoi nous nous liguons ?

Une Sensibilité Ecologiste, Libertaire et radicalement Sociale-démocrate (SELS) pour inventer la gauche de l'an 2000

MANIFESTE
(13 décembre 1997)

La victoire de la vieille gauche en 1997 a-t-elle scellé la défaite de l'Alternative? Contre les conformismes ambiants, les lâchetés ordinaires, les frilosités de boutique et les horizons médiocres de la gauche installée, nous croyons qu'il faut risquer un pari à contre-courant, dans une dynamique offensive. Nous sommes conscients de nos faiblesses et de l’extrême disproportion des ressources. Pourtant il en va de notre responsabilité historique, à l'heure où les puanteurs nationales-raciales se propagent.

La démission sociale-libérale

Accroissement des inégalités, précarisation des existences et déstabilisation de la condition salariale, chômage de masse, démantèlement et libéralisation de la gestion des services publics : d'abandons libéraux en cynisme politicien, on connaît la conversion de la gauche des années quatre-vingt en un social-libéralisme qui ne disait pas son nom. Et voilà que la gauche bien pensante, appelée de nouveau au gouvernement, continue la normalisation maastrichtienne de l'Europe et de la France, dans l'oubli de la misère du Sud. Avec l’hégémonie sociale-libérale sur la gauche, le cadre de la mondialisation capitaliste est accepté comme inéluctable, simplement adaptable à la marge. Il ne s'agit plus d'ouvrir la voie à une autre société, mais simplement de faire un peu moins de flexibilité et de privatisation que la droite libérale. Avec Jospin, dont les renoncements à changer l'ordre du monde sont mâtinés de bonne volonté morale et de velléités de raccommodage social, nous sommes invités à enterrer la gauche comme critique et comme mouvement. Toutefois, ce que fera la gauche gouvernementale ne dépend pas que d’elle. Certains de ses déplacements (comme sur la réduction du temps de travail, dont la bataille n’est pas encore jouée) peuvent ouvrir des failles susceptibles d’être exploitées par des mobilisations sociales pour aller plus loin. Si ce n’est pas le cas, la politique risque d’être appelée à se dissoudre dans la toute-puissance des marchés financiers, dans l'arrogance du technocrate et l'horizon court du sondage quotidien. De fausses questions en mauvaises réponses, de glissements politiques en glissements sémantiques, il pourrait bien n'y avoir comme alternative de société que la préférence nationale, traduction politique des processus de racialisation qui travaillent la société française.

L’écologie, nouveau gadget ?

L’écologie politique a profondément transformé les réflexions et les pratiques de l'alternative : prise en compte du temps long et des générations à venir dans les décisions d'aujourd'hui, critique de l'extension des relations marchandes à l'ensemble de la vie quotidienne, souci de la qualité de la vie pour tous, visée d'un développement durable associant le Nord et le Sud, recherche de nouveaux rapports entre l'enracinement local de l'action et la vision globale des problèmes. L'alliance des Verts et des sociaux-libéraux a réduit ces exigences de fond à une simple opération marketing de ravalement de la gauche classique. Une écologie radicale peut-elle se contenter de n’être qu'un gadget environnemental? Peut-elle se contenter de quelques symboliques suspensions de chantiers? Dominique Voynet pourra-t-elle, au bout du compte, être autre chose que la Brice Lalonde ou la Corinne Lepage de Lionel Jospin? Elle n'en prend pas le chemin. Or, nous pensons qu'une écologie conséquente avec son message de radicalité doit structurellement s'en prendre au libéralisme. Silence sur le pacte européen de stabilité, absence à Vilvorde, timidité sur la privatisation de France Telecom (et rien sur les autres), mollesse sur la non-abrogation des lois Pasqua-Debré, pas de réorientation sensible de la politique énergétique ou difficulté à trouver des réponses à la hauteur des problèmes de pollution urbaine! Le premier bilan de l'action gouvernementale des Verts est déjà jalonnée d'abandons. La direction des Verts avait pourtant le choix : être le poumon de l’Alternative ou se contenter de la cage dorée de la carrière politicienne.

Une gauche critique ralliée

Ce qui a prétendu incarner la gauche de la gauche - PCF, MDC et CAP - existe-t-il encore en tant que tel? Rien n'est moins sûr. Les communistes français associent le maintien d'un fonctionnement bureaucratique et une ligne politique opportuniste, pleine de concessions à l’égard de l’allié social-libéral. Air France est de ce point de vue significatif. Le MDC, qui se satisfaisait trop souvent d'une vague rhétorique républicaine, est en train de se résoudre à Maastricht et s’avère incapable d'être autre chose que le club d'un homme, quoique l'on pense du courage politique de celui-ci au moment de la guerre du Golfe. Quant aux diverses dissidences communistes et à la CAP, exclues des agapes électorales, elles ne cessent de multiplier les signes de bonne volonté pour intégrer à leur tour le jeu politicien. Cette galaxie, en définitive, a confondu l'ambition politique et l'esprit de sérieux étriqué des professionnels de la politique. Elle a alors avalisé, et donc redoublé, l’hégémonie sociale-libérale en refusant de jouer le possible contre le probable. C'est ainsi que s'est progressivement imposée une vision appauvrie de la réalité politique et du changement social : l’idée selon laquelle ne fait "vraiment" de la politique que celui qui occupe des postes gouvernementaux et passe à la télé. C'est bien là être aveugle aux potentialités subversives qui se sont exprimées ces dernières années dans les mouvements sociaux (renouveau du syndicalisme, front du chômage et de "l'exclusion", luttes environnementales, droits des femmes, antiracisme et antifasciste, droit au logement, mobilisations anti-SIDA, etc.).

Ecologistes, Libertaires et Sociaux-démocrates radicaux

Il faut sortir de ces impasses! Dans un paysage assez dévasté, sensibilité écologiste, libertaire et sociale-démocrate radicale, nous souhaitons, par une combinaison inhabituelle de références politiques et intellectuelles, contribuer à la construction d’une force politique alternative.

Ecologistes, nous pensons que la critique radicale des modes de vie, de consommation et de production existants, et que l’intégration du temps long dans la pensée politique, constituent des apports majeurs à la rénovation des repères de la gauche classique. Une critique du productivisme qui saurait intégrer la préoccupation de l'emploi (centrale dans la période) doit converger avec la critique du mode de production capitaliste, pour approfondir la mise en cause des logiques libérales, et en particulier celle qui veut que l'on ne puisse rien avoir sans fournir une contrepartie équivalente à ce qui est reçu. A l'instar de la pensée anti-utilitariste, l'écologie repose implicitement mais nécessairement sur la constatation qu'aucune société ne sait et ne saurait se construire dans le seul registre du contrat et du donnant-donnant. Elle doit au contraire s'ouvrir à une pluralité de logiques d'action (confiance,, solidarité, gratuité, etc.). Quant à la revendication d'une qualité de la vie pour tous (santé, logement, protection contre les pollutions et qualité de l'environnement, consommations alimentaires, temps libre etc.), elle donne un contenu étendu à l'aspiration à la justice sociale.

Un autre défi culturel est amené à bouleverser les manières de faire et de voir à gauche : le féminisme. Cela implique des transformations profondes dans le rapport au pouvoir (le recours à la parité dans les organisations politiques étant un des moyens disponibles pour contrecarrer les tendances lourdes de la reproduction de la domination masculine), des transformations profondes dans les relations quotidiennes entre les sexes (qu'on ne doit pas renvoyer dans le futur indéterminé de "l’autre société", mais qui doivent commencer ici et maintenant) et des transformations profondes dans la division sexuelle des tâches. Nous devons également réaffirmer, contre les régressions sexistes actuelles, que "la question sociale" qui nous mobilise prioritairement est aussi une question sexuée : division dans le travail salarié, flexibilité et précarité, accès à l’emploi, protection sociale, "exclusion", etc.

Libertaires, nous pensons que la visée d’émancipation sociale serait trop incomplète, voire qu'elle s'exposerait à de dangereux retours de bâton, sans un travail incessant contre les processus de monopolisation politique, et l'exclusion des citoyens qu'ils induisent. Car, les dictatures qui se sont établies au nom du communisme comme l'enlisement plus soft des socialistes européens dans le libéralisme économique ont rapport avec les logiques de capitalisation politique, et avec les formes de domination qui existent entre les gouvernants et les gouvernés. On ne voudrait pas récuser, par là, des compromis avec le monde politique tel qu'il est, en refusant toute forme de professionnalisation politique et toute stabilisation d'une structuration politique. Mais il s'agit, selon nous, d'instaurer des procédures contraignantes de transparence et de pluralité des débats, de rotation des fonctions, de collégialité des responsabilités, et d'inventer de nouveaux rapports entre le parti alternatif et ce qui lui est extérieur (l'autonomie n'excluant pas les échanges et le dialogue). Les militants et les dirigeants du mouvement ouvrier, en particulier dans les traditions léninistes, ont souvent oublié, en dehors de sensibilités plus démocratiques (comme Rosa Luxemburg) ou des courants libertaires, que, en tant que porte-parole prenant la parole pour d'autres (les exploité-e-s et les dominé-e-s), ils parlaient à leur place, capitalisant ainsi de l’autorité pour eux-mêmes ou pour leur petit groupe, comme un capitaliste accumule de l'argent. Nous ne proposons pas, dans une rhétorique trop facilement gauchiste, de nier cette contradiction, mais d’insérer au coeur de l'action politique alternative cette tension, tant refoulée, entre la nécessité du porte-parole, pour faire exister les sans-voix dans l'espace public, et les risques de confiscation de la parole par les politiques "libérateurs". Le zapatisme nous indique, de ce point de vue, une voie féconde.

La critique libertaire de la capitalisation politique prend sens pour nous dans un renouvellement plus large de la pensée alternative au contact des sciences sociales contemporaines. Dans une inspiration postmarxiste, qui intègre de manière critique et non exclusive les outils marxistes, ces sciences sociales nous poussent à élargir, de manière encore exploratoire, l’anticapitalisme à une mise en cause de la pluralité des dominations et donc des capitalismes. On n'aurait pas, dans cette perspective, un capitalisme économique structurant a priori le reste des rapports sociaux, mais bien une diversité de capitalisations et de dominations (domination masculine, capitalisation économique, mais aussi culturelle, politique, technocratique, médiatique, etc.). Un tel schéma ne dit pas que toutes les formes de domination ont le même poids à tout moment et dans toute situation, mais il nous invite à ne pas recourir automatiquement aux facilités de l’économisme. Il n’empêche pas une vision générale de la société, car tendanciellement et globalement, on peut dire que, à un bout de la société, certains cumulent domination masculine, capitaux économiques, culturels, politiques, technocratiques et médiatiques et que, à l'autre bout, d'autres en sont complètement exclus.

L'autre domaine où les conceptions traditionnelles de la gauche et du mouvement ouvrier ont à se renouveler tout particulièrement au contact des sciences sociales concerne les classes et les groupes sociaux. Les vulgates marxistes tendaient à imposer à la gauche une représentation objectiviste et économiste des classes, en les considérant comme des réalités "objectives", largement indépendantes des façons de voir et des pratiques des acteurs, inscrites par nécessité dans "l’infrastructure" économique de la société. Dans les approches constructivistes des classes qui ont marqué les sciences sociales depuis une quinzaine d’années en France, les groupes sont plutôt vus comme des constructions sociales, dotées d'une épaisseur historique plus ou moins activée dans la vie quotidienne. Le double travail symbolique - la constitution de représentations du monde et d'un langage communs - et politique - à travers des porte-parole et des institutions parlant au nom du groupe - apparaît alors centrale dans ce qui n'est qu'une unification relative d’expériences et d’intérêts pour une part hétérogènes. A travers cette grille, on peut saisir de manière plus éclairante la compétition qui oppose aujourd'hui, d'une part, le clivage de la justice sociale, qui a structuré jusqu’à présent la gauche en France à travers l'opposition riches/pauvres ou patrons/ouvriers, mais qui est en recul depuis les années 1980, et, d'autre part, le clivage national-racial, porté politiquement par le Front national mais qui prend appui sur des processus quotidiens de racialisation à l'oeuvre dans la société française autour de l'opposition français/étrangers. La compétition entre ces deux clivages peut être considérée comme la forme principale que revêt la lutte des classes aujourd’hui. Mais si la classe est un travail et un pari, et non un donné ou une nécessité "objective", alors le clivage national-racial pourrait devenir à moyen terme la principale matrice symbolique et politique de représentation de la société française. La menace que constitue désormais le Front national, qui est un des rares à avoir su traduire politiquement et de manière systématique des frustrations et des aspirations sociales, nous oblige aujourd'hui à accélérer encore davantage la constitution d'une force politique alternative.

Sociaux-démocrates radicaux, nous revendiquons de manière plus conséquente que les socialistes devenus sociaux-libéraux une part de la tradition social-démocrate dans sa prise en compte des contradictions propres aux politiques de transformation sociale. De quel héritage social-démocrate parlons-nous? Nous avons en tête le travail de Jaurès pour articuler le cadre républicain et le projet socialiste. Nous avons en tête l'analyse, chez Rosa Luxemburg, des tensions entre l'implication au sein d'une organisation de masse et la visée révolutionnaire. Revendiquer l’héritage social-démocrate, c'est, pour nous, conserver à l'esprit que la société telle qu'elle est, avec ses structures de domination et ses potentialités émancipatrices, a contribué à façonner, de l’intérieur et de l’extérieur, les militants et les organisations qui la mettent en cause. C'est apercevoir que les formules incantatoires sont de peu de poids face à ce fait massif, à partir duquel nous devons penser le difficile combat, intérieur et extérieur, pour changer l'ordre des choses. Car se décoller des habitudes que les relations sociales ont introduites en nous et se décoller des injonctions quotidiennes des institutions n'est pas une chose simple. La persistance du machisme dans les couples "révolutionnaires" ou "libertaires", l'importance du racisme de classe, sous la forme des lieux communs anti-beaufs, dans la construction de l’identité des secteurs intellectualisés de la gauche et de l’extrême-gauche ou le racisme parmi les militants ouvriers en sont des exemples significatifs. La part sociale-démocrate du combat alternatif impliquée par notre présence dans le monde tel qu’il est, est ce qui nous distingue le plus fondamentalement des histoires que les gauchistes se racontent sur eux-mêmes quand ils se représentent vivant dans un hors-lieu social illusoire; même si une fraction importante d'entre eux finit par être rattrapée par ce qu'ils niaient en se fondant, avec l’âge, dans le conformisme ambiant.

Certes, nous n'imaginons pas que l'on puisse faire bouger significativement une société de manière volontaire si on n'a pas en tête un au-delà radicalement diffèrent de l'ordre établi, une projection sur laquelle peut se caler un combat quotidien toujours nécessairement inachevé. Mais il faut au moins deux niveaux pour que se déploie l'action émancipatrice : d'abord, des revendications, des expérimentations et des pratiques politiques partielles qui portent en germe des éléments la société à venir, mais aussi la mise en oeuvre de politiques publiques alternatives qui ouvrent des transformations structurelles. A travers ces deux niveaux se joue ce que Rosa Luxemburg avait commencé à appeler contre Lénine, "la contradiction dialectique où se meut le mouvement socialiste" dans "Questions d’organisation de la social-démocratie russe" (1904) : "d'une part les masses du peuple, d'autre part un but placé au delà de l'ordre social existant; d'une part la lutte quotidienne et, de l'autre, la révolution". Or, poursuivait-elle, "les masses ne peuvent acquérir et fortifier en elles cette volonté que dans la lutte quotidienne avec l'ordre constitué, c’est-à-dire dans les limites de cet ordre". C'est pourquoi, on ne pouvait, selon elle, "garantir à jamais le mouvement ouvrier de toute déviation opportuniste". La solution, relative, se trouvait alors dans "le mouvement même". Nous croyons, à sa suite, que de nouvelles habitudes, de nouvelles dispositions intériorisées, doivent être favorisées chez les militants, mais également de nouveaux dispositifs les contraignant de l’extérieur, malgré eux (comme la parité, la rotation des fonctions, la collégialité, la promotion dans les postes de responsabilité de celles et de ceux qui sont le plus démuni-e-s en ressources économiques et culturelles légitimes, etc.). Si, par ailleurs, les militants sont mis quotidiennement aux prises avec des mouvements sociaux qui bousculent les dominations, une tension productive peut se maintenir, au sein de l'organisation alternative comme dans son rapport au monde. C'est ainsi, croyons-nous, que pourrait être dépassée la vieille opposition entre "réformistes" et "révolutionnaires", dans une démarche tout à la fois radicale et pragmatique.

Convergences stratégiques et initiative politique

Les réflexions qui précèdent sont des pistes livrées aux débats de la future organisation alternative que nous appelons de nos voeux. Mais cela ne constitue pas un préalable aux regroupements de forces ayant eu des cheminements divers, qui sont nécessaires à l’émergence d’une telle organisation. L'heure n'est plus aux préalables puérils! Nous pensons que les différences de cultures politiques et d’itinéraires sont maintenant secondaires par rapport aux convergences stratégiques sur ce qu’il y a à faire dans le moyen terme. Or, tout un ensemble de facteurs pourraient favoriser l'impuissance de la gauche alternative et retarder vers un horizon indéterminé la construction d'un nouveau parti :

- l'acceptation bougonne de l’hégémonie du social-libéralisme sur la gauche dans une vue réductrice et fataliste du "réalisme" qui entérine de facto la définition dominante du jeu politique (du type "la réalité de la gauche, c'est finalement le PS", pas très éloignée, dans le raisonnement, de "la réalité unique" des libéraux);

- les risques d’émiettement dans des luttes spécifiques (sur différents fronts syndicaux et associatifs) qui, via l’activité quotidienne de lobbying, consacre, malgré ses protagonistes, le champ politique officiel;

- l'urgence des mobilisations sociales retardant toujours le moment de la traduction politique;

- ou le repli sur la préservation d’identités politiques inscrites dans le passé et qui, dans les moments difficiles, tiennent chaud, individuellement et collectivement.

Il faut bien, à un moment donné, saisir, d'une part, ses propres faiblesses et la dimension dérisoire d'ambitions toutes rhétoriques ("changer la société" et "changer le monde") et, d'autre part, l'ampleur des enjeux historiques de la période. Les écarts entre les deux font, d'ailleurs, une part des risques de désenchantement propres à l'action politique radicale, mais nourrissent aussi ses promesses. Alors ne nous prenons pas, individuellement et collectivement, trop au sérieux, mais prenons au sérieux notre ambition de changer l'ordre des choses. Cela suppose d'accepter de mettre les mains dans le cambouis de la politique ordinaire. A-t-on vocation à perdre face aux puissants, tout en gardant, par-devers soi, la bonne conscience gluante d'avoir raison, d'abord contre les plus proches et ensuite contre les verdicts de l'histoire des vainqueurs? Contre ces pesanteurs et les vieilles querelles de clocher, il faut affirmer qu'entre la Ligue Communiste Révolutionnaire, les gauches des Verts, l'Alternative Rouge et Verte, les non-conformistes de la Convention pour une Alternative Progressiste, Alternative Libertaire, nombre d'intellectuels critiques et surtout ceux qui, par milliers, se sont mobilisés sur le terrain social ces dernières années et qui sont en attente de nouveaux repères politiques, les différences sont minimes par rapport aux analyses et aux axes stratégiques qui peuvent nous rassembler :

1) Il y a un énorme décalage entre la vitalité des mouvements sociaux depuis plusieurs années et l'inexistence de la radicalité politique sur le terrain électoral.

2) La faiblesse des avancées des mouvements sociaux sont pour une part liées à ce blocage politique, alors, qu'à l'inverse la progression de la thématique nationale-raciale prend appui sur l'existence de l'outil politique FN. Un projet de société structurant constitue un atout majeur dans la traduction des luttes sociales sur le terrain politique. Avec les acteurs sociaux et les militants associatifs, il permettrait de situer les luttes dans un schéma d'ensemble qui fasse sens.

3) La menace FN n'est plus de l'ordre du rituel antifasciste propre aux divers fonds commerce de la gauche et de l’extrême-gauche, mais elle est devenue une menace réelle, qui a trouvé une base sociale dans une fraction notable des classes populaires. Or, les mobilisations antifascistes et antiracistes actuelles ne sauraient tenir lieu de réponse globale au problème.

4) Ne va pas de soi la perception d’intérêts communs et de solidarités entre, d'une part, les classes moyennes intellectualisées (qui sont majoritaires dans les luttes sur ce qu'on appelle "les problèmes de société", comme l’antiracisme et les droits des immigrés, mais qui sont souvent marquées par un racisme anti-populaire, sous la forme du racisme anti-beaufs) et, d'autre part, les classes populaires encore mobilisées sur une thématique sociale de gauche (comme lors du mouvement de novembre-décembre 1995, mais qui sont souvent sensibles aux discours anti-immigrés). Bref ne va pas de soi la perception d’intérêts communs et de solidarités entre la gauche morale et la gauche sociale, en dehors de quelques cercles militants. Le travail reste donc largement à faire, et il dépend pour une bonne part de l’activité politique. C'est quelque chose comme la construction d'une classe qui est en jeu ici, et c'est cette construction qui pourra faire échec au triomphe possible du clivage national-racial.

5) Nous croyons que la traduction politique de la radicalité sociale ne naîtra pas spontanément des logiques propres aux mouvements sociaux, et qu'il n'y a rien d’inéluctable à ce qu'une telle traduction politique finisse par exister. Dans une version pessimiste, le social-libéralisme pourrait récupérer, par défaut, une part de ces mobilisations, alors que d'autres protagonistes pourraient s'enfoncer dans le désenchantement et la déception, et contribuer à nourrir la montée du FN.

6) Il y a donc nécessité à ce que naisse rapidement une organisation politique alternative, plurielle et démocratique, radicale et pragmatique, dans une démarche dehors/dedans par rapport au champ politique institutionnel : dehors, dans la forte implication dans les mouvements sociaux, et dedans en participant sérieusement, mais sans excès électoralistes, au jeu électoral. Une telle organisation, souple dans son fonctionnement, doit pouvoir dépasser les 10 000 adhérents d'ici à l'an 2000.

7) Dans une telle perspective, il faut commencer à préparer une candidature alternative, la candidature de la radicalité politique et des mouvements sociaux, pour les prochaines échéances présidentielles de 2002, avec comme objectif de dépasser les 5%.

8) Une telle force politique appuiera son programme sur le refus de la mondialisation capitaliste en cours, sur le refus des logiques néo-libérales qui lui sont associées et sur l'ouverture de nouvelles marges de manoeuvre émancipatrices à l’échelle locale, nationale, européenne et mondiale. Elle se fixera comme objectif de contribuer à l'élaboration d'un projet de changement de société qui accompagne les luttes à venir.

9) Cette force politique nouvelle aura vocation à peser sur la gauche classique, voire de participer à l’exercice de pouvoirs locaux ou nationaux, en conjuguant notamment les effets des mobilisations sociales, du combat culturel et du rapport de force électoral.

Des forces politiquement constituées susceptibles de s’insérer dans une telle dynamique, la LCR est la plus importante en quantité et en qualité (en tant que réseau de militants syndicaux et associatifs fortement présents dans les luttes des dernières années sur différents fronts). C'est donc à cette organisation qu'incombe la responsabilité principale dans le processus. Si la LCR montre rapidement qu'elle peut s'ouvrir intellectuellement et culturellement, démocratiser son fonctionnement et changer de nom (car le sien est trop lié à une histoire spécifique au sein du champ des forces alternatives potentiellement mobilisables), des possibilités nouvelles seront ouvertes. Si elle se persuade elle-même qu'elle est bien une organisation politique et pas un simple réseau amical et identitaire, qui se contente de regrouper des spectateurs particulièrement avisés de la vie politique "sérieuse", beaucoup de choses se débloqueront. Car, si la radicalité n'est pas qu'une pose esthétisante servant à nous distinguer des autres, mais un défi pratique posé à l'ordre établi, qui engage individuellement et collectivement, il faut réaffirmer l'importance de la politique. En entrant au cours du premier trimestre 1998 dans la nouvelle organisation qui va succéder à la LCR et en invitant d'autres à s'inscrire dans la même démarche, comme étape transitoire, nous souhaitons prendre une initiative politique qui accélère un tel processus.

Ecologistes, libertaires et sociaux-démocrates radicaux, nous appelons à l'invention de la gauche de l'an 2000, à travers la fabrication d'un outil politique inédit. Cet instrument, un pied dedans et un pied en dehors du jeu politique institutionnel, a pour perspective de déplacer significativement vers la gauche le curseur de la politique de la gauche traditionnelle. Cela suppose une accumulation préalable de forces, dont la Ligue Communiste Révolutionnaire constitue un noyau nécessaire, tout particulièrement dans le contexte actuel de raréfaction des forces politiques alternatives. Mais ce premier stade devra rapidement être dépassé, dans une démarche d'ouverture de la réflexion, de rénovation du fonctionnement et d’élargissement à des traditions collectives et à des itinéraires individuels qui n'ont pas forcément à voir avec le trotskisme, ni même avec les différents marxismes. L’entrée d'une Sensibilité Ecologiste Libertaire et radicalement Sociale-démocrate (SELS) au sein de la nouvelle organisation qui va succéder à la LCR voudrait aiguillonner cette mutation indispensable. Résolument radicaux et pragmatiques, n’hésitons pas à mettre du SELS dans l'Alternative.


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Paris, le 5 juin 1999


IL EST TEMPS DE NOUS LIGUER

- Déclaration politique de la Sensibilité Ecologiste, Libertaire et radicalement Sociale-démocrate -


Nous ne sommes pas pour la plupart de tradition marxiste, léniniste et trotskiste. Nous préférons mêler des références sociales-démocrates, libertaires, écologistes, féministes, et des questionnements issus des sciences sociales contemporaines (diversité des modes de domination, conception constructiviste des classes sociales, attention à la pluralité des formes d'engagement notamment). Mais, au-delà des différences de cultures politiques d’origine, il est clair désormais qu’un un axe stratégique central dessine une alliance entre tous ceux qui refusent que la gauche et l’écologie démissionnent d’elles-mêmes et les militants de la Ligue Communiste Révolutionnaire : la volonté de construire une force politique nouvelle, pluraliste et radicalement à gauche, le souhait d’un parti nourri des mouvements sociaux qui ont émergé notamment depuis 1995, le besoin d’une force résolument opposée à la gauche sociale-libérale et à ses satellites (PCF, Verts et MDC). Nous croyons qu’il est temps aujourd’hui, pour tous ceux qui veulent une gauche vraie et une écologie 100% à gauche, d’en finir avec une morcellement qui brouille les enjeux davantage qu’il n’enrichit. Nous croyons qu’il est temps d’avancer vite, pour proposer aux prochaines échéances électorales une alternative de masse au social-libéralisme. Cette masse critique, préfigurée par la campagne, mais orpheline d’un parti, reste pour l’instant condamnée à des résistances éparpillées.

En décembre 1997, nous avions lancé SELS (Sensibilité Ecologiste, Libertaire et radicalement Sociale-démocrate). Notre manifeste s'intitulait "Pourquoi nous nous liguons?". Il a enclenché un partenariat-association avec la LCR. Nous avons milité ensemble à tous les niveaux, et pu tester en pratique les capacités d’ouverture de cette organisation. Par ailleurs, et quel que soit le score de la liste Laguiller-Krivine, la dynamique de la campagne LCR-LO pour les européennes, pour laquelle nous nous étions prononcés dès le départ, rend plus que jamais possible l'émergence d'une gauche de gauche.

C'est dans cette perspective, que les militant-e-s de SELS demanderont au Comité Central de la LCR, des 19 et 20 juin 1999, d’accepter leur adhésion à la Ligue.

Cette demande d’adhésion s’inscrit dans le cadre des recompositions de l'après-européennes. Il faut que la dynamique de la campagne se poursuive, s’accentue et profite à la construction d’un parti large. Des milliers de sympathisants ont manifesté pendant la campagne leur intérêt pour un vrai changement de politique. Nous Croyons qu’ils pourraient facilement rejoindre une organisation complètement démocratique, ouverte et radicale, et qu’il faut fabriquer un dispositif pour nous rassembler. Pour la majorité d'entre elles et d'entre eux, elles et ils n'appartiennent à aucun parti, même s’ils sont bien souvent inscrits dans la vie associative ou syndicale. Nous croyons qu’il faudrait pouvoir les associer à des Assises Locales pour la constitution d’une force politique nouvelle dont la LCR serait le pivot. Des Assises immédiatement nationales ne toucheraient que des groupuscules, de surcroît dans une logique d'appareils, ce qui découragerait vite ceux qui attendent du neuf en politique à gauche de la gauche. Des Assises Locales pourraient, elles, prendre des configurations diverses en fonction des réalités de terrain, et associer directement à une action militante concrète. Elles pourraient aussi, au final, déboucher sur une initiative nationale, avec à la clef un changement de nom de la LCR, un assouplissement de son fonctionnement, et une extension de ses références.

Un nom nouveau, propre à réunir la diversité des histoires et des traditions de la gauche (qui ne sont pas toutes «communistes» et «révolutionnaires»). Sans préjuger de la réflexion nécessairement collective, des noms tels que « Egalité », "Ligue pour l'Égalité", "Radicalement à gauche", «Gauche radicale» ou "Gauche Sociale", nous sembleraient par exemple aptes à unir et à rassembler largement. Il faudrait, en tout cas, éviter qu’un nom ne devienne un obstacle artificiel face aux aspirations plurielles à de nouvelles formes d’engagement.

Un fonctionnement assoupli : pour faire davantage de place aux adhérents, avec des degrés variables d'engagement, et s'écarter du modèle du "militant professionnel".

Un spectre plus large de références : Nous croyons, quant à nous, qu’un marxisme non dogmatique, malgré ses acquis indéniables, ne peut suffire comme boîte à outils théorique, et que nous devrions sans peine pouvoir nous ouvrir davantage aux analyses du féminisme et de l'écologie, aux références sociales-démocrates du type Jaurès ou Rosa Luxemburg, aux réflexions libertaires (de Proudhon à l'anarcho-syndicalisme), aux apports de la tradition coopérative et des expériences d'économie solidaire, comme aux sciences sociales.

A priori comme SELS n'est pas uniquement un réseau militant, mais tente aussi de faire exister un lieu de discussion et d'élaboration politico-intellectuelle, nous envisageons de le maintenir comme association loi 1901. Pour poursuivre les échanges avec des traditions proches, pour favoriser les passerelles et les passages. Il y a en effet, intellectuellement et politiquement, dans le va-et-vient entre la pratique et la théorie, tellement à inventer.

On ne peut se contenter de la nostalgie de l'ancien comme réponse aux défis du 21ème siècle, comme le font les républicains nationaux dans leur apologie de l'Etat-nation. Certes, pragmatiquement, on doit pouvoir défendre les acquis universalisables inscrits dans un Etat-nation comme la France, qu'il s'agisse des principes républicains, des services publics, ou de la protection sociale. Mais, face au mouvement de l'universalisation marchande, il faut envisager une universalisation alternative, qui s'ébauche dans les coopérations du syndicalisme européen, dans les marches européennes de chômeurs, dans les initiatives citoyennes pour la taxe Tobin, dans les actes quotidiens de solidarité à l'égard des sans-papiers et des "double peine", dans l'élan de générosité populaire à l'égard des réfugiés du Kosovo, dans la place prise par les ONG dans l'aide au développement des pays du Sud, dans les luttes écologiques transnationales, ou dans l'ironie intergalactique du sous-commandant Marcos. Dès aujourd'hui, si nous nous en donnons les moyens, peuvent se construire des solidarités internationales battant en brèche les tendances hégémoniques des liens marchands, ou le réveil des nationalismes.

Le défi qui est devant nous, c’est peut-être l'invention d'une politique d'émancipation pour le siècle qui s'annonce. Une politique d'émancipation qui puise dans les traditions de la Révolution française et du mouvement ouvrier, mais qui fasse aussi apparaître du neuf, comme le mouvement ouvrier a, au 19ème siècle, fait advenir une nouvelle politique d'émancipation qui s'appuyait sur les acquis de la République sans s'y réduire.

Nous pensons que cette politique d’émancipation sera, comme l'a pressenti le féminisme, une politique de la pluralité (pluralité des dominations à combattre, pluralité des valeurs, des identités et des intérêts à mettre en relation dans un espace commun). Mais, pour porter ce renouveau, nous croyons qu’il faut fabriquer dès aujourd’hui une gauche unie – liant les déçus du PS, du PCF et l’extrême-gauche – et l’associer à l’écologie politique et aux nouvelles radicalités sociales et intellectuelles. Nous sommes convaincus qu’il faut se rassembler, au plus vite, pour la faire advenir, et qu’attendre ne mène nulle part.
Proudhon
 
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Message par Valiere » 05 Août 2004, 15:29

Ce qui me gène un peu c'est que historiquement les synthèses entre la social démocratie et les libertaires ont donné comme produits des sociaux démocrates pur jus...
Mais comme je ne suis pas obtus, je verrai... Attention aux dérives Cohn Bendit car les ingrédients anar ( un peu), social-démocrate et vert donnent une boisson vert de gris et pas du tout rouge, même pas rose.
Valiere
 
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Message par logan » 05 Août 2004, 16:36

Je vois pas trop ce que ca apporte.
Je lis blablabla féminisme blablabla altermondialisme blablabla anticapitalisme

Tout ça agrémenté d'un refus de mise en cause global du fonctionnement même de la société (le capitalisme)
logan
 
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Message par samisch » 05 Août 2004, 17:34

(PROUDHON @ jeudi 5 août 2004 à 09:17 a écrit :Mais nous sommes aussi plus “révolutionnaires” que les “révolutionnaires“ traditionnels, car nous ne pensons pas que la transformation a fait le principal après “la prise du pouvoir d’Etat” ou “l’appropriation sociale des grands moyens de production”


Est-ce que l'adjectif "grands" dans "grands moyens de production" est utilisé par opposition à des "petits" moyens de production qui pourraient rester privés , ou cet adjectif est-il simplement en trop dans la phrase ?
samisch
 
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Message par Nestor Cerpa » 05 Août 2004, 17:39

Oui bah moi ce que je me dis c'est que la SELS quitte à ce reformer pourrais reprendre corcuff et pelletier on leur en voudra pas des masses
Nestor Cerpa
 
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