LA BATAILLE DE PARIS
L’éducation populaire est née de la volonté et de l’influence de trois "mouvements" concomitants, chacun gardant sa spécificité et son approche.
Le courant de la bourgeoisie : quand Jean-Macé et une aile de la bourgeoisie démocratique ont jeté les bases d’un des courants de l’Education populaire, il s’agissait de permettre à tous les hommes et femmes de disposer tout au long de leur vie de savoirs et de savoir-faire pour s’adapter à la société…
A partir de 1866, date de fondation de la Ligue de l’enseignement, des mouvements d’éducation populaire s’appuyant sur des réseaux de militants bénévoles ont créé les cours du soir, les théâtres amateurs, des groupes de paroles puis au début du 20ème siècle des colonies de vacances et des centres de loisirs.
Pour le mouvement ouvrier, il s’agissait à cette époque d’assurer aux plus pauvres, au démunis, aux sans grades, à ceux qui ne disposaient que de leur seule force de travail, l’accès à la culture, aux savoirs.
Les ouvriers se méfiaient énormément de l’école des possédants : faut-il dispenser une culture et des valeurs propres à la classe ouvrière ? Avec quels moyens et sous quelle forme ?
Bien avant la naissance de l’école laïque, les syndicalistes ouvriers ont posé les enjeux de l’instruction : quel contenu ? Qui éduque ? Quelle égalité ? Quelle formation et qui contrôle l’école ?
Peu à peu l’école publique laïque et républicaine est devenue un acquis démocratique à préserver, ce qui n’empêchait ni les critiques ni la construction d’une culture critique.
La mission du syndicat consistant à défendre les intérêts moraux et matériels de ses adhérents et surtout essentiellement de tous les salariés, le mouvement ouvrier a inscrit son action dans les valeurs de l’éducation populaire : assurer l’accès aux savoirs et permettre aux travailleurs et à leurs familles d’être des acteurs de la transformation sociale.
Il s’agissait dès 1888 de revendiquer : "huit heures pour vivre", de réclamer des bibliothèques dans les entreprises, des cours du soir et d’organiser soi même dans les bourses du travail et puis dans les universités populaires, des espaces d’apprentissages, de maîtrise de savoirs et de savoir-faire.
Le courant confessionnel catholique a posé une problématique d’assistance, d’aide et de moralisation. Marc Sangnier qui incarnera cette famille de pensée évoluera très vite. Déclarant publiquement que "tant qu’il y aura la monarchie dans l’entreprise il n’y aura pas de république", il sera condamné par le pape pour avoir incité les militants de sa sensibilité à rejoindre la CGT.
Ces trois courants s’influenceront.
Les mouvements d’éducation populaire dans leur architecture actuelle, qu’il s’agisse de la Ligue de l’enseignement, des CEMEA, des FRANCAS, des Eclaireurs ou de Léo Lagrange, se sont développés après la deuxième guerre mondiale autour de directions composées de militants issus du mouvement ouvrier organisé.
L’éducation populaire a mené des actions d’éducation, d’animation socioculturelle sur des créneaux du temps libre tout en se maintenant comme des mouvements de transformation sociale….
Peu à peu les liens entre le mouvement ouvrier et les associations d’éducation populaire se sont distendus : la Jeunesse au Plein Air est le seul cadre d’échanges et de réflexion au niveau national, les comités départementaux étant, de fait, de plus en plus désertés par les syndicats….
Les grands mouvements d’éducation populaire se sont construites en s’appuyant sur trois sources de financement : les cotisations des membres, les subventions publiques et les produits d’activités.
A
ujourd’hui l’éducation populaire est en crise. Certains évoquent la crise du militantisme…Les difficultés de recrutement, d’engagement sont réels mais comment peut-on susciter des vocations militantes quand la principale activité consiste à gérer des structures ou à s’assurer toujours plus de marchés de formation… !?
Ce qui se passe actuellement sur Paris est révélateur d’une dérive qui peut conduire à une dénaturation des mouvements d’éducation populaire.
Dès la proclamation des résultats des élections municipales, les grandes fédérations se sont positionnées pour la conquête de Paris. Chacun a cherché à se faire connaître et à faire reconnaître son champ de compétence… S’il s’était agi d’apporter des conseils, d’accompagner la Municipalité afin qu’elle mène une politique hardie en faveur du développement d’un temps libre de qualité accessible à tous, les grandes fédérations d’éducation populaire auraient été là dans leur rôle et leur mission.
Malheureusement, cette offensive tout azimut vise essentiellement à s’emparer de marchés juteux. La ville de Paris a lancé un grand "appel d’offre" pour la gestion directe de plus de 380 structures éducatives. Les candidats retenus doivent "administrer" pour compte de tiers, c’est à dire en l’occurrence pour la ville de Paris, des équipements anciennement municipaux ou gérés par des associations liées à l’ancienne équipe municipale.
Les protagonistes y trouvent leurs comptes : la ville de Paris peut ainsi se débarrasser de personnels encombrants qui seront remerciés ou intégrés dans les structures juridiques constituées ; l’association choisie par la municipalité peut trouver là un marché fort lucratif en empochant des dividendes appréciables.
Les perdants sont les usagers et les personnels… La gestion des structures est menée par des associations extérieures que l’on ne connaît pas. Le personnel devra entrer dans un système qui veut que l’on cherche avant tout des marges bénéficiaires.
La structure association peut être une réponse adaptée si effectivement il s’agit d’une démarche citoyenne avec des militants, des habitants, des usagers qui construisent un projet, se l’approprient et mènent une gestion du personnel qui s’inscrit dans une dynamique locale participative. La logique choisie par la ville de Paris et les mouvements n’est pas celle là.
Les deux mastodontes sont sur les rangs… La Ligue de l’enseignement et la Fédération Léo Lagrange préparent leurs dossiers, mènent une action de lobbying politique.
Le marché de la formation est lui aussi juteux. Un appel d’offre est lancé avec trois lots de 750 stagiaires BAFA ou BAFD avec à chaque fois 1 500 000 F à la clé. De nombreux mouvements ont fait acte de candidature… d’autres non. Le refus de ces derniers est à saluer .
Quand un mouvement d’organisation populaire organise des sessions de formation, c’est parce qu’il a les capacités conduire un projet de qualité avec un encadrement compétent… Les sessions sont préparées, les stagiaires sont suivis, sont accompagnés. Ici ce n’est pas le cas : organiser entre 20 et 30 stages BAFA sur l’année mis presque bout à bout, c’est faire du stage pour faire du stage en recrutant des formateurs en CDD qui aligneront 10 ou 15 stages par an…Des stages à la chaîne… il fallait y penser. C’est ainsi que va faire Léo Lagrange qui a obtenu le premier lot….
M
ais où est l’éducation populaire dans tout ceci …. ses valeurs, son objectif visant à la transformation sociale… La dérive mercantiliste est de taille. Il nous faut redresser le navire et reprendre la cap. De nombreux militants d’éducation populaire luttent contre une remise en cause de l’objet même de leurs associations, certains mouvements maintiennent le cap initial en refusant l’institutionnalisation et surtout la dérive libérale.
Le combat de ces militants ne doit pas être une résistance isolée. Il n’est pas possible de rester des spectateurs atterrés, la responsabilité des grands syndicats ouvriers est entière, ils se sont peu à peu désintéressés de la question du temps libre, de l’éducation populaire, concentrant leur réflexion et leur action sur le terrain revendicatif.
Il est plus que temps de se réapproprier cette dimension éducative et éminemment politique qui s’inscrit dans le combat visant la transformation sociale.