Jean-Luc Einaudi
Racisme et colonialisme
Historien et auteur, entre autres, de La Bataille de Paris (Le Seuil) et d'Octobre 1961 (Fayard) sur le massacre du 17 octobre 1961 (1), Jean-Luc Einaudi a publié en 1986, Pour l'exemple (L'Harmattan), consacré à l'affaire Iveton (communiste d'Algérie, guillotiné en 1957). En 1999, un procès l'a opposé à Papon. Educateur, il a également écrit un livre sur Les Mineurs délinquants (Fayard).
- Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, quelle politique mène la France à l'égard de ses colonies ?
Jean-Luc Einaudi - Au sortir de la Deuxième Guerre mondiale, la France est entrée dans des guerres de reconquête coloniale. Soit des guerres comme l'Indochine, soit des opérations de répression de masse : les grandes répressions de l'Est algérien en 1945, les répressions en Afrique noire, la grande répression du mouvement d'indépendance à Madagas-car et puis la guerre d'Algérie ; sans parler des répressions en Tunisie, au Maroc, etc. La France a été en guerre de 1945 à 1962 contre des colonisés.
- Comment le massacre du 17 octobre 1961 a-t-il pu être possible sans que la population française réagisse ?
J.-L. Einaudi - Dans la population française, avant 1954, le racisme était déjà très présent, un racisme produit par les rapports coloniaux : tous les indigènes se situant quelque part entre l'Homme et l'animal. Il y avait malgré tout des solidarités, notamment dans les entreprises, dans les syndicats. Beaucoup d'Algériens étaient syndiqués à la CGT dans des usines comme Renault, à Boulogne-Billancourt. Les Algériens ont joué un rôle non négligeable dans le mouvement ouvrier en France. La guerre est arrivée et le moment le plus lourd de conséquences, c'est en 1956, avec le vote des pouvoirs spéciaux qui vont servir à intensifier la guerre en Algérie. Le PCF ne fait pas partie de ce gouvernement mais ses députés vont les voter. Si bien que l'on a une situation ou "la gauche française" et la droite sont d'accord pour voter ces pouvoirs spéciaux. C'est en application de ceux-ci que des exécutions ont lieu.
C'est avec François Mitterrand (garde des Sceaux) que commencent les premières exécutions capitales de combattants algériens par guillotine. Quand elles ont lieu, il n'y a pas de mouvement de protestation important. C'est la période la plus sombre de l'histoire contemporaine française depuis la période de l'Occupation. Maurice Papon, l'infâme Papon, a été envoyé en Algérie par Guy Mollet [socialiste, NDLR] et a mis en oeuvre ces pouvoirs spéciaux dans l'Est algérien, avant d'être nommé en 1958 préfet de police de Paris du département de la Seine. Le vote des pouvoirs spéciaux va se traduire par une rupture entre le FLN et la gauche française. Sur le plan syndical, par le fait que les Algériens quittent la CGT. Et donc en 1961, il y a deux mondes, y compris dans la classe ouvrière, celui des ouvriers français et celui des ouvriers algériens. Ce que vivent les Algériens et la répression, qui va prendre un caractère terroriste d'Etat, sont largement méconnus des Français. Arrive octobre 1961. Un couvre-feu est décrété pour ceux qu'on appelle à l'époque les Français musulmans d'Algérie, ce qui est une mesure discriminatoire. La réaction à ce couvre-feu est venue uniquement des Algériens, alors que cela concernait l'ensemble de la population. Ce qui se passe le 17 octobre, c'est au fond le paroxysme de pratiques criminelles de la part de la police, qui vont se propager à Paris. C'est vrai qu'il va y avoir peu de gestes de protestation. Je pense à un médecin qui veut aller soigner un Algérien et qui se fait taper dessus à coups de pistolet à l'Etoile, etc. Mais il y a aussi des Français qui veulent prêter main-forte à la police.
- Que dire de la confusion entre octobre 1961 et la répression au métro Charonne ?
J.-L. Einaudi - C'est contre l'OAS qu'a lieu, au mois de février 1962, une manifestation à l'issue de laquelle huit manifestants français, communistes, sont assassinés par la police au métro Charonne. Beaucoup plus que dans la solidarité avec les Algériens, c'était contre les menaces que faisait peser l'OAS sur disons, "la démocratie française", avec toutes les limites qu'elle avait, que cette manifestation a eu lieu. Parce que c'était une "démocratie", mais pas pour les colonisés. En février 1962, il va y avoir une réaction de masse. Il y aura aux obsèques des victimes de Charonne plusieurs centaines de milliers de personnes. Mais il n'y aura qu'un seul orateur pour rappeler les morts algériens d'octobre 1961 et, en l'occurrence, ce sera la Confédération française des travailleurs chrétiens (CFTC). On recouvre. Pendant des années ensuite, les gens se rappelaient de Charonne, à juste titre - bien sûr qu'il faut se rappeler de Charonne - mais on ne se rappellera pas d'octobre 1961 et, très souvent, y compris jusqu'à maintenant, quand on parle d'octobre 1961, les gens vous parlent de Charonne.
- Considères-tu le 11 Septembre comme un tournant ?
J.-L. Einaudi - Dans les années 1970, il y avait un racisme anti-Arabe, à mon avis plus manifeste et plus fort que maintenant, qui s'est traduit par des crimes. Dans les années 1980, il y a eu un certain nombre d'attentats à caractère terroriste, à Paris notamment. Plus tard, dans les années 1990, on a mis en cause le GIA algérien - il semblerait que les services spéciaux algériens aient pu être derrière certains de ces attentats. Toujours est-il que cela a créé une situation où l'Algérien serait facilement perçu comme suspect. Ensuite, il y a eu le 11 Septembre avec ses suites. Le gros danger, c'est qu'il y a un certain nombre d'ingrédients pour que "l'Arabe", de manière générale, soit perçu comme un suspect et, si par malheur des attentats devaient avoir lieu, pour qu'il puisse y avoir une mise en cause collective.
- Est-ce que la loi sur le voile et le débat qu'elle a suscité ne participe pas de cette diabolisation de la population issue de l'immigration ?
J.-L. Einaudi - Je suis athée, c'est clair, net et précis. Je suis absolument avec les femmes qui se battent contre la domination et la négation de leurs droits dans les pays musulmans, puisque malheureusement, la plupart des pays arabes sont des pays qui ont une religion d'Etat qui est l'islam. Je refuse cette loi car elle a pour conséquence d'exclure. Mais je pense qu'il faut discuter autour de cette question avec ces jeunes, ne pas dire qu'ils ont raison de se tourner vers la religion.
- Et à propos de la venue de Bush le 5 juin ?
J.-L. Einaudi - Il faut agir pour que la France, Chirac, que ce soit sous couvert de l'ONU ou non, ne veuille pas aussi intervenir, parce que l'on peut se demander pourquoi Bush vient en France. Sa venue doit être l‘occasion de manifester une forte opposition à l'ensemble de sa politique.
Propos recueilli par Marie Perin
1. Le 17 octobre 1961, lors d'une manifestation organisée à Paris par le FLN pour la paix en Algérie et pour dénoncer le couvre-feu imposé en France à la population algérienne, des centaines de personnes ont été tabassées et torturées par la police. Un grand nombre d'entre elles ont été délibérément jetées dans la Seine.
Rouge 2064 du 13/05/2004 J'hésite : à transférer en "histoire ..." ou "politique française "...???