a écrit :
En Algérie, les généraux lâchent le président-candidat Bouteflika
LE MONDE | 31.01.04 | 13h17
A trois mois de l'élection présidentielle, le divorce entre l'armée algérienne et le candidat-président Abdelaziz Bouteflika semble consommé. A la tête de la hiérarchie militaire, qui avait soutenu la candidature de l'actuel chef de l'Etat il y a cinq ans, le général Mohamed Lamari a annoncé, pour le scrutin à venir, la "neutralité" des généraux, traditionnellement considérés comme les "faiseurs de roi" en Algérie. L'attitude de l'armée bouleverse la donne électorale, riche en concurrents, d'autant que le président-candidat perd en même temps le soutien de l'ex-parti unique (FLN), du syndicat officiel (l'UGTA), et de la presse francophone. Malgré un bilan présentable sur le plan sécuritaire et économique, le chef de l'Etat n'est pas assuré de sa réélection, à moins que l'armée renoue le pacte, à ses conditions.
Alger de notre envoyé spécial
Il se passe quelque chose d'inédit en Algérie. Le chef de l'Etat veut solliciter un second mandat présidentiel en dépit de l'hostilité de son "parrain" - l'armée qui l'a porté au pouvoir il y a cinq ans. A moins de trois mois de l'élection, en avril, ce divorce entre Abdelaziz Bouteflika et les "faiseurs de roi" traditionnels en Algérie brouille le jeu politique et déroute la classe politique.
"Tout le monde est déboussolé. Les règles d'allégeance sont bouleversées", observe Mohamed Benchicou, le directeur du Matin, un quotidien qui ne fait pas dans la dentelle lorsqu'il s'agit de s'attaquer au chef de l'Etat. Ce flou qui trouble le paysage de la campagne présidentielle laisse augurer une période propice aux dérapages.
Pour prendre la mesure du séisme politique en cours, il suffit de se reporter au scrutin de 1999. Abdelaziz Bouteflika avait alors réuni sous sa bannière tout ce que l'Algérie comptait de réseaux d'influence : l'ancien parti unique, le FLN (Front de libération nationale), et son implantation sans équivalent sur le territoire ; le syndicat UGTA, une bonne partie des islamistes "modérés"; les titres principaux de la presse francophone. Il était, en outre, le candidat désigné des "décideurs" de l'armée. Aujourd'hui, tous ces soutiens se sont évanouis. Le FLN est contrôlé par l'un des principaux concurrents du chef de l'Etat, Ali Benflis. Les amis du président ont bien tenté de remettre la main sur l'ancien parti unique mais leur manœuvre a échoué. L'UGTA hésite. Faisant preuve d'une prudence inhabituelle, le syndicat a décidé de reporter toute prise de position.
Pourtant partie prenante de la majorité présidentielle, les islamistes soufflent le chaud et le froid, tandis que plusieurs titres de la presse francophone tirent chaque jour à boulets rouges sur le chef de l'Etat. Plus important que tout, l'armée se dérobe. A la mi-janvier, au cours d'une conversation faussement improvisée avec des journalistes, son patron, le général de corps d'armée Mohamed Lamari, s'est présenté en arbitre entre le président sortant et ses concurrents, prêt à sanctionner tous les dérapages. "Ça a créé une confusion", convient-on dans l'entourage de M. Bouteflika.
C'est un euphémisme. Venant du chef d'une institution qui a toujours fait la pluie et le beau temps, la neutralité affichée par le général Lamari ne pouvait être interprétée que comme un signe de défiance à l'égard du chef de l'Etat. "Les militaires ne veulent plus de Bouteflika", tranche l'avocat Abdenour Ali-Yahia, bien au fait des jeux de pouvoir.
BATAILLE FEUTRÉE
Les griefs des chefs de l'armée sont multiples. Le comportement d'autocrate du chef de l'Etat, son caractère difficile agacent plus d'un galonné. S'y ajoute le projet secret prêté au président de "les mettre au pas", d'en mettre quelques-uns à la retraite et de réduire les privilèges des autres en cas de réélection.
Il y a, surtout, la gestion des groupes islamistes. En position de force, l'armée avait négocié la reddition de la plupart d'entre eux. M. Bouteflika est allé au-delà en leur octroyant une "grâce amnistiante". Les militaires n'auraient pas apprécié cette largesse ni l'installation d'une commission chargée d'enquêter sur les milliers d'Algériens "disparus" après être passés entre les mains des services de sécurité. "Le président se retourne contre ceux à qui il doit tout", résume le directeur du Matin.
Jusqu'ici, la bataille est feutrée et le "candidat-président" se comporte comme s'il voulait se succéder à lui-même. Chaque soir, la télévision le montre qui sillonne le pays, inaugure des écoles, distribue la manne de l'Etat. La foule est au rendez-vous et l'acclame comme naguère tous ses prédécesseurs. La télévision est encore là pour vendre le bilan du quinquennat : la violence qui n'est plus que " résiduelle", l'apaisement en Kabylie, la restauration de l'image de l'Algérie sur la scène internationale, les caisses de l'Etat bien remplies, la croissance économique proche de 7 % en 2003... Rien n'est faux, mais tout mérite que l'on y regarde à deux fois. Ainsi, les chiffres flatteurs de l'économie doivent davantage aux cours du pétrole sur le marché international et à une météo parfaite pour les cultures qu'à l'audace des réformes. "Les résultats économiques sont médiocres", nuance un autre candidat à la présidentielle, l'économiste Ahmed Benbitour.
Quoi qu'il en soit, le président sortant peut-il l'emporter contre l'armée ? La question divise. "Impossible, ça voudrait dire que nous sommes devenus un pays comme la Suède", ironise un homme du sérail, sous couvert d'anonymat. D'autres jurent que l'armée est divisée et que le chef de l'Etat peut s'appuyer sur les services de sécurité omniprésents dans le pays. L'idée est rassurante pour les partisans du chef de l'Etat mais difficile à admettre : si l'ancienne Sécurité militaire était "pro- Bouteflika", jamais le FNL n'aurait basculé ; le syndicat officiel ne ferait pas montre d'attentisme et les islamistes "modérés" seraient plus accommodants.
Pour la demi-douzaine de personnalités qui peuvent espérer franchir l'obstacle de la validation de leur candidature par le Conseil constitutionnel, la querelle au sommet de l'Etat est une aubaine. Certes, quelques-uns redoutent un compromis de dernière minute entre le président et les militaires dont ils feraient les frais. Mais d'autres voient le président renoncer à se présenter et rêvent d'être adoubés par l'armée. Et puis, il y a ceux qui misent sur l'armée pour que la compétition soit équitable entre le candidat-président et ses adversaires. "J'ai eu des assurances formelles. L'armée n'a pas de candidat", soutient le général Rachid Benyellès, une sorte de "M. Propre" dans la course à la présidence.
Si c'est le cas, pour la première fois dans l'histoire de l'Algérie, il faudra attendre le soir du second tour pour connaître le nom du vainqueur.
Jean-Pierre Tuquoi