(Le Monde @ 5 décembre 2003 a écrit :
Au PS, l'extrême gauche décryptée par ses "ex"
Jean-Christophe Cambadélis, Julien Dray, Gérard Filoche, Jean-Luc Mélenchon, Henri Weber : tous ont appartenu à la mouvance trotskiste avant de rallier le Parti socialiste ; ils dénoncent aujourd'hui le rejet de la "gauche officielle" par Lutte ouvrière et la LCR.
Ils ont tourné le dos à l'extrême gauche, il y a vingt ans pour la plupart. Pourtant, ils sont spontanément montés aux avant-postes pour mener la bataille contre elle, quand les deux formations trotskistes Lutte ouvrière (LO) et la Ligue communiste révolutionnaire (LCR) ont décidé, dans la perspective des élections régionales de mars 2004, de s'unir sur le " rejet de la droite" et sur la " défiance vis-à-vis de la gauche officielle". Ils ont formellement rompu avec un certain "folklore gauchiste" des affrontements de "manifs". Mais plusieurs d'entre eux - Jean-Christophe Cambadélis, Jean-Luc Mélenchon, Gérard Filoche ou Harlem Désir - se sont crânement placés en première ligne du service d'ordre du PS, le 15 novembre, lors du défilé de clôture du Forum social européen (FSE).
"Ils", ce sont les "ex", anciens militants ou responsables trotskistes que le PS a accueillis en son sein à partir du début des années 1980 et qui, plus que d'autres sans doute, souffrent aujourd'hui de l'échec de Lionel Jospin. Par la révélation - contrainte et douloureuse - de son engagement à l'Organisation communiste internationaliste (OCI), le candidat socialiste à la présidentielle de 2002 avait, en quelque sorte, légitimé leur parcours a posteriori. Mais sa défaite au premier tour, la percée électorale de l'extrême gauche et la montée d'une certaine radicalité politique ont ébranlé cette légitimation. A présent, en traçant une frontière entre deux blocs au sein de la gauche, la LCR et LO les renvoient à leur propre rupture.
Les voilà donc, plus que jamais, à l'avant-garde : Jean-Luc Mélenchon (dont le pseudonyme de militant était "Santerre"), Jean-Christophe Cambadélis (alias "Kostas"), Julien Dray ("Titus"), Henri Weber ("Samuel", "Tisserand" puis "Vigneron"). Les deux derniers sont issus de la LCR, les deux premiers de l'OCI - dont l'avatar actuel est le Parti des travailleurs. Ils n'ont pas rejoint le PS au même moment ni dans les mêmes conditions, pas plus qu'avec une vision identique des rivages qu'ils allaient aborder. Mais presque tous sont aujourd'hui des "conseillers du prince", répartis au gré des courants : M. Weber a choisi Laurent Fabius, M. Cambadélis est l'un des lieutenants de Dominique Strauss-Kahn, M. Dray a rallié François Hollande. Seul M. Mélenchon fait exception : premier à avoir quitté l'OCI, en 1975, l'ancien ministre délégué à l'enseignement professionnel a fondé - avec Henri Emmanuelli - le courant Nouveau Monde, pour incarner une opposition de gauche à la ligne majoritaire.
""Camba" et moi, nous sommes arrivés trop tard, quinze ans après le congrès d'Epinay -1971-, raconte M. Weber, fondateur de la "Ligue" devenu sénateur (PS) de Seine-Maritime. La distribution des rôles de premier plan était déjà faite." Vingt ans après, forts de leur " savoir" et de leur " formation" - termes qui reviennent fréquemment dans leur bouche -, ils endossent, au sein du PS, l'habit d'experts de l'extrême gauche. "Il faut avoir été à l'intérieur pour comprendre", assure M. Weber, qui se dit " ravi" de sa " culture marxiste". " On partage cette formation selon laquelle tout est rapport social, ajoute M. Cambadélis, qui fut l'un des dirigeants de l'OCI de 1979 à 1986. Ce qui fait qu'on anticipe beaucoup et qu'on se plante parfois. Mitterrand nous disait : "Vous, les trotskistes, vous voulez que tout soit cohérent, or tout n'est pas cohérent"." "On est revenu à un contexte très politique", relève M. Dray, jadis responsable de la jeunesse à la LCR - et qui en retrouve les tics de langage.
A les écouter, l'extrême gauche trotskiste d'aujourd'hui serait fort différente de celle qu'ils ont connue, et à la fois très semblable. Pas simple. L'abandon, lors du dernier congrès de la LCR, de la référence à la "dictature du prolétariat" ? M. Cambadélis le juge incohérent, donc inconcevable. M. Weber, lui, n'y croit pas : "La Ligue n'a bougé en rien." Reste que, pour certains, la " compétition" entre gauche et extrême gauche est devenue bien réelle. " La grande différence avec hier, c'est l'émergence d'un électoralisme gauchiste, explique M. Cambadélis. Aujourd'hui, la lutte finale, c'est le bulletin électoral."Une façon de présenter l'adversaire trotskiste en "révolutionnaire en peau de lapin", comme on le disait après Mai 1968.
Car les années passées au PS n'empêchent pas les "ex" de donner à leurs anciens camarades quelques leçons d'orthodoxie. C'est même sur l'infidélité aux fondements du trotskisme qu'ils concentrent leurs attaques. A les entendre, la LCR trahirait la pensée du "Vieux" (Léon Trotski) en rompant, à l'occasion de son alliance avec LO, avec la fameuse tactique du "front unique". En refusant d'appeler à voter pour un candidat du PS au second tour, elle enfreindrait la règle "marcher séparément mais frapper ensemble" face à la droite. Pour les "ex", une faute inexcusable quand on se réclame de la IVe Internationale.
"La LCR a toujours cherché à fusionner avec tout le monde, insiste M. Cambadélis, ce n'est pas nouveau. Ce qui l'est, c'est l'abandon du front unique." "Le front unique est constitutif du trotskisme", rappelle M. Weber. " Nous devons les interpeller et leur retourner en permanence la théorie du front unique", tonne M. Dray. Rien ne dit que les termes de ce procès en hétérodoxie soient accessibles à l'électeur de gauche moyen, mais qu'importe !
Il y a deux ans, M. Filoche, ancien dirigeant de la LCR - désormais membre du courant Nouveau Parti socialiste (NPS) -, allait plus loin, écrivant : "Si tous ses partisans s'inspiraient aujourd'hui de la méthode et des analyses de Trotski, ils aboutiraient certainement à un courant trotskiste unifié constitué au sein du PS." "Le renvoi dos à dos de la droite et de la gauche est incompatible avec le programme révolutionnaire", affirme M. Mélenchon, tout en relativisant : " La question de l'unité a toujours été compliquée, elle se construit. Or, eux voudraient qu'il y ait report de voix automatique. C'est un comportement d'héritiers mal éduqués." Quand il dit "eux", il parle des socialistes...
Les "ex" entretiennent parfois, il est vrai, des rapports schizophrènes avec leur famille d'antan. "Eux, persiste M. Mélenchon, disent que l'extrême gauche peut nous faire perdre. Moi, je dis qu'elle peut nous faire gagner." Ambivalente, aussi, la démarche de Julien Dray lorsqu'il joue les grands frères pour adresser (dans Le Monde du 7 novembre) une "Lettre ouverte à un jeune militant de la LCR" et confie qu'il s'agit, en réalité, d'un "message codé" à son ami François Sabado, l'un des principaux dirigeants actuels de la Ligue...
Et que penser des formules empruntées au passé, mais dotées d'un autre contenu, que M. Cambadélis s'efforce de placer dans les discours de Dominique Strauss-Kahn ? Au "réformisme de rupture" qu'il prônait auprès de lui, l'ancien ministre des finances a néanmoins préféré le "réformisme radical". "Il y en a, des textes de Lénine sur le compromis !", justifie M. Cambadélis.
Les "ex", cependant, ne forment pas un clan. Ils n'admettent aucune motivation commune à leurs parcours respectifs. "Moi, j'ai rompu avec le messianisme du marxisme, les autres l'ont fait par pragmatisme, mais ils ne savent pas pourquoi", explique M. Weber. "Le mitterrandisme n'acceptait pas l'idée d'un partage des rôles entre révolutionnaires et réformistes, répond M. Mélenchon. Le PS d'Epinay était un parti de rupture. Nous n'avons pas adhéré au même, les autres et moi. Ils ont épousé le PS fantasmatique qu'ils repoussaient, le "gros réformiste"."
Benjamin Stora, ancien de l'OCI, les observe avec distance. De ces responsables socialistes, il dit que "leur extrême gauche leur a échappé" et qu'"en fait, ils ne savent plus rien". L'universitaire constate qu'"au début des années 1990, l'entrée à gauche de nouvelles générations s'est faite sans eux", mais que "depuis la fin des années 1990, elle se fait contre eux".
"C'est le bon chemin, nous avons vingt ans d'avance, c'est tout", assure M. Cambadélis. M. Weber, lui, reconnaît volontiers que le PS n'est guère attractif aux yeux de ses propres filles : "C'est une machine électorale", dit-il. Et lance, à l'évocation de ses années trotskistes : "Quel pied d'enfer c'était !" "En réalité, nous sommes des fantômes, conclut M. Mélenchon, et le premier d'entre eux, c'est Jospin."
Isabelle Mandraud et Caroline Monnot
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TROIS ORGANISATIONS
Organisation communiste internationaliste (OCI) : organisation trotskiste dont les militants ont souvent été désignés du nom de "lambertistes", en référence à leur leader, Pierre Boussel, alias Lambert. L'ancien premier ministre socialiste Lionel Jospin a reconnu y avoir appartenu. L'OCI a pour origine une scission, intervenue en 1953, au sein de la IVe Internationale. Lambert, alors responsable de la commission syndicale du Parti communiste internationaliste (PCI), s'oppose à la consigne d'adhésion au PCF. Sa position emporte la majorité des trotskistes français. Dans la foulée se crée l'OCI, qui jette son dévolu sur la FEN et FO, puis ignore mai 1968. Elle donne naissance, en septembre de cette année, à l'Alliance des jeunes pour le socialisme (AJS), son fer de lance chez les étudiants. Durant les années 1970, l'OCI connaît sa période la plus florissante. Elle prend le contrôle de l'UNEF et pratique l'entrisme dans le PS pour peser sur sa reconstruction. En 1986, Jean-Christophe Cambadélis provoque une scission, emmenant au PS la direction de l'UNEF-ID. L'OCI a donné naissance au Mouvement pour un parti des travailleurs, devenu le Parti des travailleurs (PT).
Ligue communiste révolutionnaire (LCR) : elle naît officiellement en 1974, mais est l'héritière de deux organisations dissoutes en juin 1968 - le PCI, dirigé, depuis la scission de 1953, par Pierre Franck et Michel Lequenne, et la Jeunesse communiste révolutionnaire (JCR) d'Alain Krivine, Henri Weber et Daniel Bensaïd, très investie dans le mouvement de mai 1968 et issue d'une opposition de gauche au sein de l'Union des étudiants communistes. La LCR se caractérise dès sa création par une ligne "mouvementiste".
Lutte ouvrière (LO) : structurée autour du journal du même nom, elle est issue d'un courant - l'UCI - qui n'a pas adhéré à la IVe Internationale en 1938. Elle succède à Voix ouvrière, dissoute en juin 1968.