
Il y avait alors dix mille soldats dans ce cas partout dans la ville. Parmi eux, beaucoup appartenaient à des détachements et à des casernes qui s'étaient insurgés et n’étaient sortis dans les rues qu’en partie, non dans leur totalité. Dispersés, ils n’avaient bien sûr aucune envie de revenir dans les casernes où ils ne savaient pas ce qui les attendait. Ils n’avaient ni toit ni pain. Ils allaient affluer vers le palais de Tauride, identifié comme centre du mouvement.
Un jeune soldat ne demanda pas la parole et n’attendit pas qu’on la lui donnât. En levant son fusil au-dessus de sa tête et en le secouant, hoquetant et hors d’haleine, il hurla la nouvelle réjouissante :
« Camarades, frères ! Je vous apporte la salutation fraternelle de tous les sans-grades de la Garde impériale du régiment Semionovski. Tous, jusqu’au dernier, nous avons débattu et décidé de nous unir au peuple contre l’autocratie maudite et nous jurons de défendre la cause du peuple jusqu’à la dernière goutte de notre sang ! »
[…]
Depuis la rue, des soldats épuisés arrivaient dans le vestibule et dans les pièces les plus proches, criant et écartant la foule, portant des choses manifestement très lourdes et en déposant une partie directement dans l’entrée. Il s’agissait, en quantité gigantesque, de caisses remplies de munitions, de fusils, de revolvers et également de bandes pour mitrailleuses.
[Le 1er mars] Nous reçûmes des nouvelles de Kronstadt : on y avait lynché des officiers, l’amiral Viren avait été tué, avec d’autres. L’événement était énorme et pouvait servir de signal a un grand massacre des officiers, haïs par les masse en souffrance.
Une note de Smolny sur ce sujet:
En plus de l'amiral Viren, très autoritaire gouverneur militaire de Kronstadt, particuiiérement haï, furent passés par les armes les contre-amiraux Boutakov et Rein, ainsi que plusieurs dizaines d'officiers et de sous-officiers. Le même scénario se répéta peu après dans les forteresses de Revel et d'HeIsingfors où «la haine des marins pour les officiers de bord dépassait tout ce que l'on voyait ailleurs. […] Entre les matelots mutinés et les officiers, le dialogue était impossible ; le sang coula et fit quarante victimes, dont I’amiral Nepenine, pourtant rallié au régime nouveau.» — Voir FERRO (1997), p. 125.
On avait arrêté une énorme quantité de gardes municipaux, notamment des mouchards. Personne n’aurait cru qu’il y en avait un tel nombre dans la capitale. L'un des agents de la municipalité demanda comment il fallait les trier et ce qu’il fallait en faire. Ces êtres sales et misérables se demandaient ce qu’il adviendrait d'eux. Ils imploraient humblement grâce, expliquant leur travail servile par le manque de pain, promettant sur l’honneur après avoir renié le tsar et leur serment, d’être jusqu’à la mort fidèles au peuple et à la révolution... […]
[I. P. Ladyjnikov] déclara qu’il avait en sa possession une liasse de papiers venant du département de l’Okhrana de Pétersbourg. Les papiers étaient arrivés entre les mains de Gorki, qui les avait étudiés et y avait notamment découvert une longue liste de collaborateurs secrets de l’Okhrana. Il fallait absolument que je prenne tout de suite connaissance de cette liste avec lui et un autre militant proche du Soviet. […]
Ladyjnikov sortit la liste des traitres. C’était un gros cahier, voire plusieurs, avec des centaines de noms. Je fus pris d’un écoeurement et d'une honte insupportables ! On voyait défiler des séries d’avocats, de médecins, de fonctionnaires, d’agents municipaux, d’étudiants en tout genre, de littérateurs, d’ouvriers de tous clans et de toutes conditions. Les « représentants de culture spirituelle » dominaient très largement. Le rapport entre le nombre de provocateurs et la sphère qu’ils « dévoilaient » était sans appel pour notre illustre intelligentsia !
Dans des développements infamants, on pouvait lire les noms, les pseudonymes, ce qu’avait « dévoilé » le provocateur et combien il avait recu pour cela. Ils avaient « dévoilé » des partis socialistes, des cercles d’étudiants et d’intellectuels, des usines, des institutions, des groupes libéraux importants et d’autres même, pas particulièrement libéraux. Pour ce faire, ils avaient des spécialistes. Pour combien se vendaient ces agents consciencieux ? Des clopinettes ! Il était rare qu’ils reçussent plus de cent roubles par mois.
Je me mis à interroger Kamenev sur ce qui se faisait dans ses cercles partisans et la ligne qui s’y dessinait. Que pensait ? écrivait Lénine ?
[pour Kamenev] Lénine considérait que, jusqu’a présent, la révolution s’était accomplie de manière parfaitement normale, que le pouvoir bourgeois était actuellement nécessaire et qu’il n’aurait pas pu y en avoir d’autre après le bouleversement. […]
— Et que pensez-vous de la politique extérieure actuelle ? Qu'en est-il de la paix immédiate ?
— Vous savez que, pour nous, la question ne peut se poser ainsi. Le bolchevisme a toujours soutenu que seule la révolution prolétarienne mondiale pouvait mettre fin a la guerre mondiale. Et tant que cette révolution n’a pas lieu, tant que la Russie continue la Guerre, nous serons contre la désorganisation et pour le soutient du front.
« Les pillards capitalistes, entendait-on depuis le balcon, massacrent des peuples d’Europe au nom du profit d’une petit clique d’exploiteurs. La défense de la patrie, c’est la défense de certains capitalistes contre les autres...»
— En v’la un qu’faudrait s’faire à Ia baîonnette, éclata soudain une voix dans le groupe des soldats venus "célébrer" Lénine, réagissant vivement aux propos tenus depuis le balcon.
— Hmmm? Il dit quoi? T’entends ce qu’il dit? Hein? S’il était là... Qu'il descende, qu'on lui montre! On lui apprendrait ! Hein ? Il est avec les Allemands. Qu’il descende! »
Tu es d’accord ? Tu y crois ? Va, sois obéissant et tu seras un serviteur utile de la cause prolétarienne. Tu n'y crois pas ? Tu n’es pas d’accord ? Va t’en, tu es un traitre au socialisme, un larbin de la bourgeoisie, un laquais des Cent-Noirs...
[…] Les "maréchaux" parlèrent. Mais aucun n’exprima le moindre accord. Tous, jusqu'au dernier s’avérèrent remplis des préjugés du marxisme et de l'ancien bolchévisme social-démocrate.
Pour ce qui est du schéma général du camarade Lénine, il nous parait inacceptable dans la mesure où il part de l’idée que la révolution bourgeoise-démocratique est achevée et compte sur la transformation immédiate de cette révolution en révolution socialiste.
Lénine était historiquement la seule tête, monopoliste, indivise, du parti pendant de longues années depuis le jour de sa naissance. […].
On ne songeait pas à un autre ordre. D'ailleurs, cela était-il même possible ? Rester sans Lénine ne voulait-il pas dire s'arracher le cœur de l'organisme, se couper la tête ? Cela ne signifiait-il pas détruire le parti ?
En outre, un autre ordre, une autre organisation du parti bolchevik – sans son maitre Lénine – était impossible ; une "révolution" au sein du parti aurait signifié de fait sa destruction. […]
Le second aspect tenait au fait qu’outre Lénine, il n'y avait rien ni personne au sein du parti. Les quelques "généraux" importants, sans Lénine, n’étaient rien de plus que d’immenses planètes sans soleil. Je laisse de côté Trotski, qui était alors hors des rangs de l’ordre, c’est-à-dire dans le camp des ennemis du prolétariat, des laquais de la bourgeoisie, etc.
A la même époque, et avec les mêmes buts, le socialiste belge De Brouckère vint lui aussi au Comité exécutif [du soviet]. Il salua le peuple russe au nom de Vandervelde et du « Soviet général » belge. Il répéta ce que qu'on savait sans rien ajouter de plus. Dans les journaux, il publia en outre un appel patriotique aux Russes, signé par les «ouvriers belges».
Ce jour-là, un peu avant la réunion, Trotski s’adressa à moi pour la première fois, au palais de Tauride : « Nous n’avons pas encore eu l’occasion de nous saluer. Permettez-moi de me présenter. Nous allons discuter ce soir. Où faut-il se rendre et comment y aller ? » En effet, depuis plus de trois semaines que je croisais Trotski au Comité exécutif, nous n’avions pas encore fait connaissance.
J’ai déjà indiqué les raisons qui m’avaient poussé à éviter cette rencontre pourtant intéressante. Nous primes l’automobile dont je disposais en tant que dirigeant de la section agraire. Pour amorcer la discussion, Trotski s’émerveilla des splendeurs de notre incomparable Pétersbourg.
Je me rappelle que beaucoup plus tard, aprés avoir lu le premier livre de mes Carnets, Trotski se moqua de moi lors d’une discussion consacrée à mon ouvrage :
« Vous discutiez avec Kerenski !, s’écria-t-il d’un ton sarcastique. Vous essayez de le "convaincre", lui, ce larbin notoire de la bourgeoisie, ce représentant de la classe ennemie. Mais vous n’êtes pourtant pas l’un de ces libéraux des zemstos ! Pour un révolutionnaire, une seule voie fait loi : aller A sa classe, en appeler à elle et l’exhorter à a lutte... »
Mais quels étaient les mots d’ordre, quelle était la physionomie politique de la manifestation ? Qu'avait en tête le Pétersbourg ouvrier-soldat qui s’y dévoilait ?
« Encore des bolcheviks, remarquai-je, considérant les mots d’ordre. Et là-bas, cette colonne, ce sont encore les bolcheviks. Comme si... Et la suivante encore... », continuai-je de penser, observant les étendards qui marchaient vers moi et les rangs immenses qui sortaient vers le château Mikhaïlovski, dans les profondeurs de la Sadovaïa. «Tout le pouvoir aux soviets! », « A bas les dix ministres capitalistes! », « Paix aux chaumières, guerre aux palais! » L’avant-garde de la révolution russe et mondiale, le Pétersbourg ouvrier et paysan, exprimait de manière extrêmement ferme et insistante sa volonté. La situation était claire et absolument univoque. […] Le cri ininterrompu des entrailles de la capitale révolutionnaire, semblable au destin lui-même ou à la funeste forêt de Birnam retentissait devant nous, encore et encore : « Tout le pouvoir aux soviets! A bas les dix ministres capitalistes! »
[…]
On vit s'approcher un bataillon portant une énorme bannière, lourde et cousue d’or : « Comité central du Parti ouvrier social-démocrate de Russie (bolchevik) ». […] Ensuite, on vit arriver la petite colonne des anarchistes. Leurs drapeaux noirs se détachaient très fortement sur le fond des bannières rouges qui s’étendaient sans fin. Les anarchistes étaient armés et chantaient leurs chansons, l’air féroce et agressif, mais la foule sur le Champ de Mars ne les accueillit qu’avec ironie et allégresse : ils n’avaient pas l’air bien dangereux.
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