une nouvelle de jp levaray dans les colonnes de rouge!
Son livre "putaine d'usine", sur les conditions de travail dans une usine classée seveso m'avait bien plu, avec bémole quand même: l'unique point politique abordé par l'auteur est sa défiance à l'égard d'Arlette Laguiller!
voilà la nouvelle
CITATION Une nouvelle de Jean-Pierre Levaray
"Barrage filtrant"
En guise de présentation :
Je suis ouvrier depuis trente ans dans une usine de produits chimiques de la région rouennaise. J'ai écrit "Putain d'usine" et "Après la catastrophe" (tous deux aux éditions de l'Insomniaque), le troisième, "Classe Fantôme", paraîtra en octobre (éditions du Reflet). Autrement, j'ai animé pendant quinze ans le fanzine et label rock alternatif On A Faim ! et je participe, sur Rouen, à la librairie libertaire L'Insoumise. Enfin, je suis militant à la Fédération anarchiste (nobody's perfect), et même si j'ai des désaccords avec la LCR (sur le pouvoir, sur la façon de faire la Révolution et sur les formes d'interventions), je tiens à saluer quelques militants LCR rouennais parce que participer quotidiennement à des mouvements et des luttes comme pendant ce printemps 2003, ça crée des liens. Salut à Yolande, Michèle, Christine, Dominique, Didier et quelques autres...
Parfois, se lever à quatre heures du matin, c'est bien. Je ne parle évidemment pas des matins où le réveil nous tire du sommeil pour aller bosser, parce que là ce n'est pas un plaisir. Non, je parle de ces matins où on est même réveillé avant que le radio-réveil nous enfonce France Info dans les oreilles, tellement on est excité par ce qu'on va accomplir.
V. est réveillée également. Elle est déjà en forme.
On se lave, on s'habille en vitesse, on déjeune vite fait, on prend la voiture et on se rend au lieu de rendez-vous.
La veille, en assemblée générale interprofessionnelle, il a été décidé de bloquer les entrées de la ville. Depuis le temps qu'on fait des manifs quasi-quotidiennes, il faut passer à autre chose. L'Etat ne veut rien entendre, et dans sa fonction de dictature molle, il prend la posture du "cause toujours", sans écouter et sans changer dans ses orientations. Et ce malgré les centaines de milliers de personnes qui descendent dans les rues.
Hier, donc, c'est ça qui a été décidé : une montée graduelle de la pression. Ce n'est pas facile pour tout le monde d'aller à l'affrontement direct, et puis, on n'est pas l'avant-garde, on ne peut pas faire à la place de ceux qui ne bougent pas.
Pour nous, le rendez-vous se trouve à l'entrée est de Rouen, le "rond-point des Vaches". Lieu dénommé ainsi à cause de cinq vaches sculptées de façon hyper-réaliste qui broutent à plein-temps sur le terre-plain central du rond-point. C'est un lieu stratégique, où passent tous les camions.
Arrivés sur place, des cheminots ont déjà allumé des fumigènes roses. C'est joli. Ça rappelle le 14 Juillet, lorsqu'on s'extasiait sur les feux d'artifice. Ces feux roses qui se répondent aux quatre entrées du carrefour, dans la lumière du jour qui commence à se lever, donnent au lieu quelque chose de magique, mais aussi comme un sentiment de puissance : comme si ce lieu nous appartenait.
Nous nous garons et rejoignons les copains et copines.
Petit à petit, les manifestants arrivent. Il y a, malgré la fatigue, comme du plaisir qui transparaît sur le visage de chacun. On salue ceux et celles qu'on connaît, qu'on côtoie quotidiennement depuis le début du mouvement.
On se retrouve à près de 200 sur ce carrefour, des cheminots bien sûr et beaucoup d'enseignants et d'enseignantes, il y a également des infirmières en blouse blanche, ainsi qu'un grand nombre d'ouvriers de chez Renault vêtus de leurs combinaisons de travail, enfin, il y a des gens comme moi : venus du mythique "privé".
Une fois les saluts, les accolades, les brèves discussions passées, les manifestants se disséminent sur les quatre entrées du carrefour, V. et moi nous séparons. Tout le monde s'est partagé ce qu'il fallait amener. Les Renault ont amené de quoi faire des feux, les infirmières le café et les instits les tracts.
On amène des palettes de bois au milieu de la chaussée, on les imbibe d'essence et, flouf, une simple allumette enflamme le brasier. La chaleur monte rapidement. Quand les flammes sont suffisamment hautes, on jette un premier pneu. C'est dégueulasse et ça pue, mais c'est efficace. En plein jour, on verra les immenses panaches de fumée noire qui s'élèvent haut dans le ciel. Peut-être plus polluants que les fumées d'usines proches du carrefour. Pour une fois, on n'y pense pas trop, et puis, c'est la faute à Raffarin.
Les premiers camions arrivent et se trouvent bloqués. La plupart des routiers prennent la chose avec humour et philosophie. On discute beaucoup, on parle des retraites, on donne des tracts. L'atmosphère est bon enfant.
Quatre motards de la gendarmerie se pointent, font le tour du rond-point et s'arrêtent sur le bas-côté. L'un d'eux prend sa radio pour prévenir sa hiérarchie. On s'en fiche complètement.
Les files de camions et de voitures commencent à devenir énormes et s'étendent à perte de vue. On laisse passer les premiers véhicules, pour discuter avec d'autres chauffeurs.
Dans nos rangs, des thermos et des gobelets de café circulent, des jeunes femmes ont également amené des biscuits. Dans tous ces moments de lutte, il ne faut pas oublier le côté convivial. On discute aussi entre manifestants. Chez tous, on trouve de l'enthousiasme, dans le simple fait d'être là, de participer à une action, de savoir qu'il y a d'autres manifestants aux autres entrées de la ville et qu'on flanque un sacré bordel. Et même si c'est loin d'être la Révolution, on agit. Francine, une prof de LEP, me dit : "Je pense à mes collègues qui ne veulent pas faire grève et qui sont, comme des cons, à leur boulot. Ils ne se rendent pas compte de ce qu'ils perdent en ne faisant rien. Ce dont ils se privent." Puis elle me fait un grand sourire, peut-être pour faire pardonner ce qu'elle va dire : "Tant pis pour eux", ajoute-t-elle.
Nous apprenons qu'il y a des kilomètres de bouchons autour de Rouen et nous sommes plutôt fiers. Nous faisons un peu de bazar dans l'économie locale.
Deux voitures des Renseignements généraux, tellement banalisées qu'elles en seraient presque reconnaissables, ont réussi à se frayer un chemin vers le rond-point et s'arrêtent. Sept RG en sortent. Ils nous comptent, envoient un message par téléphone, puis repartent dans des crissements de pneus, à la Starsky et Hutch, avec cette fois le gyrophare sur les voitures. Tout le monde se moque d'eux.
On laisse passer quelques voitures.
Un gros et grand type de la SNCF, bardé d'une ceinture jaune fluo, se met devant un camion pour le forcer à s'arrêter à la manière des toreros. Il se la joue macho, mais on le laisse s'amuser.
Les discussions semblent toujours positives. Les gens, malgré l'attente dans le bouchon (une heure et demie, nous dit-on) discutent et prennent souvent fait et cause pour notre action. On leur demande de venir nous rejoindre dans la grève... Là c'est plus compliqué.
Je quitte mon poste, pour voir comment ça se passe aux autres points du carrefour.
La sono de la CGT-Renault se met en branle. La CGT a son nouvel hymne. Dans le temps, c'était Le Chiffon rouge de Michel Fugain, qu'elle nous infligeait à chaque manif, maintenant c'est Motivés. Je ne supporte plus. Pire, la CGT m'a fait ne plus supporter le groupe Zebda.
Sur ce point de filtrage, un type, près de la soixantaine, portant bien, dans sa Safrane de fonction, essaie de parlementer pour passer plus rapidement : "Je dois rejoindre mes employés, ils m'attendent." Evidemment, on le garde longtemps celui-là.
Au troisième point du barrage, un routier a stoppé son moteur, est parti chercher un paquet à l'arrière de sa cabine, puis il descend et offre des bonbons à tout le monde. En repartant, il lève le poing à sa portière et dit "No Raffaràn !".
Tout se passe bien, en fait, à part deux-trois jeunes hommes, aux looks de commerciaux et aux cheveux ras qui la jouent exaspérés. "Allez bosser... esclaves", leur dit quelqu'un près de moi.
A cet endroit, c'est un peu différent (d'ailleurs chacun des barrages dégage un climat différent). Les manifestants sont vraiment remontés et ne cessent de scander quelques slogans pour dire que "travailler quarante ans c'est beaucoup trop". Se trouvent également sur ce barrage quatre personnes portant cagoules. A ce que je peux en voir, ils ont l'air content d'eux : ils viennent de poser, sur les voies de chemin de fer proches, des pétards qui vont faire ralentir les trains. Il y a un drapeau rouge et noir qui flotte et tout le monde arbore des autocollants appelant à la grève générale.
Plus tard, après des tas de tracts distribués, des discussions et des rencontres, je rejoins V. qui distribue de faux bulletins d'excuse pour le retard, aux routiers et automobilistes. Ça plaît beaucoup.
Arrive l'heure où on a décidé d'arrêter le barrage filtrant. Il faudra attendre le milieu de l'après-midi pour que se résorbe le souk que nous avons créé.
Nous repartons tous vers le lieu de l'AG où doivent se décider les actions pour donner suite au mouvement.
Quelques semaines plus tard, le mouvement de grève contre la "réforme" des retraites s'est étiolé, faute d'une véritable grève générale qui n'a pas su grossir, faute des centrales syndicales timorées, faute d'une CGT ayant peur de se faire déborder. Pourtant, même si le projet est passé, on ne peut pas parler d'un total échec. Parce que deux mois d'agitation, ça laisse des traces, qu'il y a eu de nouvelles habitudes qui sont nées et qu'il y a eu des actions, des prises de positions, des façons de fonctionner et des rencontres intéressantes.
Comme me le disait Emma, lors de l'occupation de la mairie de Rouen, avant que les flics ne nous délogent : "Tu vois, ces moments-là, ces moments de lutte - peut-être bientôt ces moments d'émeutes -, ce sont des moments qui me font vibrer. Ce sont des instants qui donnent l'impression de vivre. C'est peut-être juste une impression, mais c'est toujours ça."
Alors voilà, on se donne rendez-vous prochainement dans la rue...
(à suivre)
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