Cameroun 1958

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Jacquemart » 20 Sep 2008, 07:18

a écrit :
Cameroun 1958, la guerre cachée de la France

Il y a tout juste cinquante ans, Ruben Um Nyobè, leader de l’Union des populations du Cameroun, tombait sous les balles françaises. La répression menée contre le mouvement indépendantiste fera des dizaines de milliers de victimes.
FANNY PIGEAUD
Liberation, mercredi 17 septembre 2008
 

Elles sont trois au centre de l’image : trois têtes posées sur le sol. Trois têtes de jeunes hommes au visage tuméfié. Cette photo est l’un des rares témoignages subsistant, aujourd’hui au Cameroun, de la répression impitoyable menée par l’armée coloniale française contre l’Union des populations du Cameroun (UPC) et son leader, Ruben Um Nyobè, abattu il y a tout juste cinquante ans, le 13 septembre 1958.

La guerre contre ce parti politique, qui réclamait l’indépendance, a duré près de quinze ans et fait, selon les estimations, plusieurs dizaines de milliers de morts, voire des centaines de milliers de victimes. Mais elle fait l’objet d’un gros trou de mémoire en France et au sommet de l’Etat camerounais.

C’est en 1948, dans le milieu syndical de la cité portuaire de Douala, que l’UPC a vu le jour. Le pays est alors coupé en deux : d’abord colonie allemande, il a été placé en 1919 par la Société des Nations sous la tutelle française pour sa partie orientale, et britannique pour sa partie occidentale. Rapidement, les revendications de l’UPC - indépendance et réunification - deviennent extrêmement populaires, en particulier dans l’ouest et le sud du pays, les pays bamiléké et bassa, qui ont particulièrement souffert du système de prédation et du travail forcé imposés par les Allemands, puis les Français. La personnalité exceptionnelle de Ruben Um Nyobè, intellectuel intègre, humaniste et pacifiste, joue beaucoup : «Mpodol» («celui qui porte la parole des siens», en langue bassa), comme le surnomment ses partisans, jouit d’une formidable aura.

Pour plaider la cause nationaliste, Um Nyobè se rend à trois reprises au siège de l’ONU à New York. Mais si les autorités françaises envisagent l’indépendance du Cameroun, elles ne veulent pas confier les rênes du pouvoir à l’UPC. Elles dispersent violemment ses manifestations et ses réunions et elles finissent par l’interdire en juillet 1955. Les leaders du mouvement choisissent alors la clandestinité ou l’exil. Acculée, l’aile radicale du parti décide de répondre à la violence par la violence : elle prend le maquis dans le sud du pays, y installe une administration parallèle, et se lance dans des actions de guérilla. En retour, les autorités coloniales imposent un régime de terreur. Sous la direction du haut-commissaire du Cameroun de l’époque, Pierre Messmer, elles utilisent les méthodes alors en cours en Algérie : traqués, présentés comme des «terroristes», les «upécistes» sont infiltrés, arrêtés, torturés, déportés, assassinés, décapités. Des dizaines de villages sont rasés, d’autres bombardés au napalm, leurs populations sont déplacées, regroupées dans des camps pour couper les «maquisards» de leur soutien populaire. La répression cible en particulier l’ethnie bassa, principal vivier de la rébellion.

« Des machettes contre des armes automatiques» »

« Il y avait un couvre-feu à partir de 20 heures. L’armée encerclait alors le quartier et on entendait des coups de feu d’intimidation jusqu’au matin. Comme les balles traversaient parfois les maisons, nous dormions sous nos lits  », se souvient Raphaël, un habitant de Douala. « Tous les matins, on trouvait des têtes coupées exposées sur les trottoirs : elles étaient destinées à effrayer les gens et leur dire "ne rejoignez pas le maquis, vous finirez comme eux" », témoigne la journaliste Henriette Ekwé, alors enfant. Dans le maquis aussi, la vie est infernale : « C’était une guerre asymétrique : nous n’avions que des machettes à opposer aux armes automatiques de l’armée française. En forêt, où nous vivions, nous n’avions rien à manger » , se souvient un ancien résistant.

En France, ces événements passent quasiment inaperçus : la presse est préoccupée avant tout par la guerre d’Algérie. Surtout, très peu d’informations filtrent du Cameroun, parce que « c’était une guerre de professionnels », sans appelés du contingent, contrairement à l’Algérie, souligne l’historien français Gabriel Périès. D’ailleurs, la France n’a officiellement jamais été en guerre au Cameroun et le corps expéditionnaire y a été «envoyé pratiquement dans une semi-clandestinité», ajoute Périès.

En 1958, le refuge d’Um Nyobè est découvert. Il est tué alors qu’il tente de s’enfuir. Son corps, ensanglanté et défiguré, est enterré à la va-vite par les autorités coloniales et recouvert d’une dalle de béton.

Le Cameroun accède finalement à l’indépendance en 1960. Mais il reste sous l’étroit contrôle politique et économique de la France et du M. Afrique de De Gaulle, Jacques Foccart, qui impose à sa tête le président Ahmadou Ahidjo. Ceux qui dirigent ainsi l’Etat camerounais « n’ont jamais combattu pour l’indépendance mais ont été contraints de l’accepter » , souligne l’historien Emmanuel Tchumtchoua, qui note que «l’indépendance n’a pas mis fin à l’injustice et à la discrimination du régime colonial». L’UPC poursuit la lutte de libération dans l’Ouest, en plein pays bamiléké, via sa branche armée, l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK). Ahidjo la combat sur le mode de la politique de la terre brûlée et avec l’aide active de l’armée française, qui est restée sur place jusqu’en 1964 pour former son homologue camerounaise. Les deux Maurice, Delaunay et Robert - des proches de Foccart -, supervisent la liquidation des maquis «upécistes» avec le chef des services camerounais, Jean Fochivé. « Dans chaque village, il y a eu de nombreux morts », raconte un journaliste originaire de l’Ouest, Denis Nkwebo, du quotidien privé le Jour. « Seize membres de ma famille ont été exécutés le même jour. On n’a jamais su ce qu’on leur reprochait. » Des bandes de pillards se mêlent aux rebelles et sèment la confusion. Le village de Badenkop, siège de l’état-major de l’ALNK, a été «complètement vidé» de sa population et incendié. Comme plusieurs centaines de milliers d’autres, ses habitants ont été parqués dans un camp pendant quatre ans. « Seules deux ou trois personnes étaient autorisées à sortir chaque jour du camp » , raconte un habitant.

C’est en 1971 que la guerre prend officiellement fin avec l’arrestation d’Ernest Ouandié, dernier chef de l’UPC, exécuté sur la place publique de la ville de Bafoussam. Mais les autorités continuent à entretenir un climat de terreur. « Jusqu’au début des années 90, on ne pouvait pas prononcer le nom d’Um Nyobè et de l’UPC. Sinon, on disparaissait », explique Samuel Mack-It, actuel président d’un parti héritier de l’UPC, non reconnu légalement. La chape de plomb n’a été levée que très furtivement en 1991, avec l’instauration d’un semblant de démocratie. Par calcul politique, le président Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, «réhabilite» tout à la fois Ahmadou Ahidjo, condamné à mort par contumace en 1984, Ruben Um Nyobè, Ernest Ouandié et un autre responsable de l’UPC, Félix Moumié, mort empoisonné à Genève en octobre 1960, apparemment par les services secrets français. Mais Biya veille surtout à phagocyter ce qui reste de l’UPC.

« Comme si le pays n’avait pas d’histoire »

Aujourd’hui, la guerre qui a ensanglanté le Cameroun, tout comme le nom d’Um Nyobè et de ses camarades, sont rarement évoqués. Il n’existe aucun monument pour rappeler leur combat. Ils ne sont que brièvement mentionnés dans les manuels d’histoire. Cette indifférence vis-à-vis des héros de l’indépendance fait du Cameroun « un cas à part en Afrique » , souligne l’historien Tchumtchoua. « Il y a en réalité deux mémoires en conflit : celle, idéalisée, de l’UPC, et celle que veut fabriquer le pouvoir pour se maintenir. Selon cette dernière, les "upécistes" n’étaient rien d’autres que des bandits. » Quant à ceux qui ont survécu à cette période, « ils ont du mal à raconter, et ceux qui racontent un peu ne le font pas avec sérénité. Les plaies sont encore béantes. Beaucoup sont encore traumatisés et ont peur » , observe Henriette Ekwé.

Résultat, la jeunesse camerounaise ne sait pas grand-chose de ces années sombres qui ont pourtant orienté la suite du parcours du pays. « C’est comme s’il n’y avait pas d’histoire, or un pays sans histoire est comme une maison sans fondations » , déplore un ancien résistant, qui, comme les autres, vit aujourd’hui dans la misère.

« La période propice à l’émergence de notre conscience est en train d’arriver » , estime cependant Tchumtchoua. « Tout se dira alors. On aura certes perdu des détails, mais l’histoire ne peut pas s’effacer. Il y a des mécanismes pour garder le souvenir : des berceuses et des chants évoquent d’une manière indirecte cette période. » Déjà, une petite association composée d’anciens upécistes, de veuves et d’orphelins de résistants, l’Association des vétérans du Cameroun (Asvecam), a vu le jour, en 2005 à Douala, pour « poser le devoir de mémoire ». « Nous voulons faire comprendre aux jeunes qu’il y a eu des hommes de cœur, des altruistes qui se sont mis au service de leur pays sans attendre de manière immédiate une récompense ou une compensation », explique un de ses membres. Mais pour que les jeunes puissent se référer à ces figures, « il faut faire leur deuil, ce qui n’a jamais été fait : on ne les a pas enterrées, ni pleurées comme il le fallait, rappelle Tchumtchoua. Um Nyobè et Ouandié n’ont pas été inhumés selon les rituels traditionnels. Au contraire, on s’est acharné sur leurs cadavres, et en procédant ainsi, on leur a dénié le titre d’ancêtres. Ceux qui l’ont fait savaient ce qu’ils faisaient. » Rien ne se fera probablement sous le régime Biya, qui n’est que « le prolongement du régime néocolonial d’Ahidjo », souligne Henriette Ekwé. « D’autant que des responsables actuels de l’armée ou de la police ont été de grands tueurs dans les années 60. » Ce n’est probablement pas non plus le pouvoir actuel qui demandera à la France de « reconnaître les massacres qu’elle a commis au Cameroun », déplore le président de l’Asvecam, Mathieu Njassep, ancien secrétaire d’Ernest Ouandié. Pourtant, « les responsabilités doivent être établies, plaide-t-il. Nous reconnaissons, nous, que certains de nos camarades ont fait des choses qui n’étaient pas correctes. Chaque partie doit assumer sa part de responsabilité. » Mais en France le black-out est total. « C’est incalculable le nombre de fois où nous nous sommes vus répondre, que ce soit par des personnes qui ont travaillé du côté de l’armée française, des services de renseignements ou des responsables politiques : "Mais il ne s’est rien passé au Cameroun !" Comme s’il y avait un pacte qui dit qu’il ne faut rien raconter. C’est assez troublant », témoigne Gaëlle Le Roy, auteure, avec Valérie Osouf, du documentaire Autopsie d’une indépendance (2008). Aucun militaire français présent dans le pays entre 1955 et 1964 n’a accepté de témoigner.

« Le fait qu’on ait utilisé des armes interdites comme le napalm explique aussi ce grand silence » , renchérit Gabriel Périès. François Gèze, le directeur des éditions de la Découverte, prépare avec trois jeunes historiens, français et camerounais, un ouvrage sur la question qui complétera les rares écrits des historiens Richard Joseph et Achille Mbembe ou de l’écrivain Mongo Beti : « C’est une guerre secrète à tous les égards : elle n’est absolument pas documentée sur le plan historique. » Pourtant, « cette guerre "qui n’a jamais eu lieu" est dans les archives, souligne Périès. Mais si on ouvre réellement celles-ci, il y aura un problème : la destruction totale ou partielle d’un groupe social, d’une race ou d’un groupe ethnique [les Bassas et les Bamilékés, ndlr] est considérée comme un génocide et c’est un crime imprescriptible… » Peu de chance, donc, qu’elles soient rendues accessibles tant que certains acteurs impliqués sont en vie.
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Message par Vérié » 20 Sep 2008, 08:48

(Jacquemart @ samedi 20 septembre 2008 à 08:18 a écrit :
Résultat, la jeunesse camerounaise ne sait pas grand-chose de ces années sombres qui ont pourtant orienté la suite du parcours du pays. « C’est comme s’il n’y avait pas d’histoire, or un pays sans histoire est comme une maison sans fondations » , déplore un ancien résistant, qui, comme les autres, vit aujourd’hui dans la misère.


L'ensemble de la jeunesse, je n'ai aucun moyen de le savoir. Mais j'ai été au Cameroun voici un an et demi et beaucoup de gens - et de jeunes, mais des étudiants - sont tout à fait au courant et considèrent cette répression comme un génocide qui a frappé essentiellement le pays bamiléké. Les chiffres varient, comme d'habitude, de 70 000 à 300 000 victimes.

Mais on en parle... même à la radio. Un certain nombre d'ex-militants de l'UPC se sont reconvertis dans le journalisme (ou d'autres professions), un peu comme les anciens gauchistes en France ou les anciens guérilléros en Amérique latine. Une ancienne de l'UPC, dont je n'ai plus le nom en tête, qui est resté assez à gauche, féministe etc, est devenue une mini star du journalisme et elle a parlé à différentes reprises de cette répression dans ses émissions.

Cela peut paraître bizarre alors que Bya, le président réélu avec 98 % (ou 99 % ?) des voix à chaque fois n'hésite pas à faire mettre en taule des journalistes qui se moquent de sa femme. Mais ça s'explique par le fait que le Caméroun s'est un peu détaché de la Francafrique pour se rapprocher des Américains et surtout des Chinois qui ont maintenant d'importants intérets économiques. Lors des événements de Cote d'Ivoire, Bya a pris position contre l'armée française et la TV passait en boucle les images des hélicos français mitraillant les gens.

Ca ne gêne donc pas Bya et sa clique d'égratigner le colonialisme français, même si pas mal de gens puissants doivent leur situation à l'impérialisme français...
De sorte que les Français sont assez mal vus par les Camerounais.
Vérié
 
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Message par Matrok » 20 Sep 2008, 10:25

(Jacquemart @ samedi 20 septembre 2008 à 07:18 a écrit :
a écrit :
Cameroun 1958, la guerre cachée de la France

Je l'avais posté il y a deux jours... personne me lit :(
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Message par Jacquemart » 20 Sep 2008, 10:38

pardon... :emb:
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Message par Bertrand » 24 Sep 2008, 20:49

Dans Lutte Ouvriere de cette semaine

a écrit :Septembre 1958 : L'assassinat du dirigeant nationaliste Ruben Um Nyobé et la guerre coloniale au Cameroun

Le 13 septembre 1958, l'armée française assassinait Ruben Um Nyobé, principal dirigeant de l'UPC (Union des Populations Camerounaises), un parti qui exigeait « l'indépendance immédiate » du Cameroun. Cette revendication était alors soutenue par une large fraction de la population, à qui l'impérialisme français fit la guerre comme en Indochine et en Algérie. Avec une différence : cette guerre fut menée sans qu'on en sache grand-chose en métropole.

Pendant la Première Guerre mondiale, les troupes françaises et britanniques s'emparèrent du Cameroun, une colonie allemande. En 1919, le pays fut placé sous tutelle par la Société des Nations, ancêtre de l'ONU. Quatre cinquièmes du pays furent confiés à la France ; le reste aux Britanniques.

En 1944, un syndicaliste français, Donnat, créait l'Union des syndicats confédérés du Cameroun (USCC), une centrale syndicale liée à la CGT française et qui, dès sa naissance, fut l'objet d'une campagne hostile des milieux colonialistes, Église catholique en tête. Les 24 et 25 septembre 1945, l'USCC lançait sa première grève générale.

Chasse coloniale aux indépendantistes

En réaction, les colons et le patronat blanc lancèrent une chasse à l'homme contre les syndicalistes. Les colons furent cependant reçus à coup de fusil par un militant syndical blanc, Lalaurie, qu'ils avaient espéré pouvoir arrêter à son domicile. Celui-ci tua un des dirigeants de la Chambre de commerce. Lui et trois autres syndicalistes échappèrent de peu au lynchage, mais leur procès fut conclu par un non-lieu.

En revanche, on ne sut jamais le nombre d'Africains victimes de ces deux journées de furie colonialiste. Il y eut en tout cas au moins quatre-vingts morts. Les militants syndicaux blancs ayant été rapatriés vers la métropole, la direction de la centrale fut alors assurée par les militants noirs. Ruben Um Nyobé en devenait le secrétaire général adjoint en octobre 1945 et le secrétaire général en 1947. Le 10 avril 1948, il créa un parti indépendantiste, l'Union des Populations du Cameroun (UPC), qui adressa à l'ONU des pétitions réclamant l'indépendance. En 1951, l'UPC rompit avec le RDA (Rassemblement Démocratique Africain), dont elle était une des sections, lorsque ce mouvement, dirigé par l'Ivoirien Houphouët-Boigny, cédait aux instances du ministre de la France d'outre-mer d'alors, François Mitterrand, et s'engagea dans la collaboration ouverte avec l'administration coloniale.

En 1952, l'ONU invita Um Nyobé, qui revendiqua du haut de sa tribune l'indépendance du Cameroun. Il profitait ainsi du fait que les États-Unis plaidaient pour la fin des empires coloniaux dont ils attendaient qu'elle leur ouvre de nouveaux marchés dans le monde. Le dirigeant nationaliste demanda que l'ONU fixe un délai pour que le Cameroun devienne maître de son destin.

Une guerre coloniale de quinze années

En 1955. Le haut-commissaire français au Cameroun se livra à une série de provocations qui finirent par déclencher des émeutes à Douala, à Yaoundé et dans d'autres villes plus petites. « On vit la troupe massacrer les Africains avec une sorte d'enthousiasme sadique », écrivait Mongo Beti dans son livre Main basse sur le Cameroun. Et, une fois de plus, le nombre des morts resta inconnu.

En juillet 1955, l'UPC fut interdite. Ses dirigeants s'exilèrent ou entrèrent dans la clandestinité. En juin 1956, Gaston Defferre, ministre de la France d'outre-mer dans le gouvernement de Front républicain du socialiste Guy Mollet, faisait voter par le Parlement français une loi-cadre instituant un « exécutif indigène », présidé par le gouverneur français mais flanqué d'un vice-président africain. Cette équipe devait rendre des comptes à une assemblée locale, où les colons restaient surreprésentés. Censé apaiser la situation, ce dispositif exacerba le sentiment national des Camerounais.

En juillet 1956, Pierre Messmer, gaulliste et ancien légionnaire, devint à son tour haut-commissaire du Cameroun. Il était chargé de mettre en œuvre cette loi dite d'autonomie que l'UPC dénonçait comme un « semblant d'émancipation ». L'État français empêcha la participation de celle-ci aux élections locales de décembre 1956 en faisant traîner le processus qui aurait dû la sortir de l'illégalité. Il ne resta plus à l'UPC qu'à appeler à l'abstention, ce qu'elle fit avec un certain succès.

L'assassinat de deux colons, attribué à tort ou à raison à des membres de l'UPC, servit alors de prétexte pour réprimer le parti indépendantiste. L'impérialisme français réagit au Cameroun comme il l'avait fait en Indochine et comme il continuait alors de le faire en Algérie.

Les villageois furent réunis dans des camps de regroupement, tandis que l'armée quadrillait le pays. Tout Africain découvert hors de ces camps était considéré comme un ennemi et risquait sa vie. Il y eut des massacres et des tueries notamment dans le sud du pays.

En réaction, on estime qu'un tiers de la population prit le chemin du maquis, notamment dans les zones forestières. Les indépendantistes s'armèrent comme ils pouvaient, de fusils de chasse, lances et arbalètes. Puisque le parti d'Um Nyobé préférait l'indépendance à la pseudo-autonomie imaginée par la puissance coloniale, il fut déclaré « hors-la-loi ». L'armée pénétra dans les forêts où était installée l'UPC. L'étau se resserra autour d'Um Nyobé, qui fut assassiné le 13 septembre 1958 d'une rafale de mitraillette. Sa dépouille fut exhibée dans son village pour montrer qu'il était bien mort, puis son cadavre fut escamoté dans un coulage de béton.

Un Cameroun toujours « dépendant »

Mais la mort du principal dirigeant de l'UPC n'arrêta pas la rébellion. L'ouest du pays s'embrasa, tandis que la France installait un dictateur à sa solde, Ahidjo. Le 1er janvier 1960, derrière le paravent des fêtes de la pseudo-indépendance offerte par de Gaulle, la répression se poursuivait contre les indépendantistes. Le Cameroun « indépendant » restait de fait dans le pré carré français. Par exemple, les matières premières du sous-sol étaient d'abord la propriété de la France. Les dirigeants camerounais ne pouvaient en disposer que si le gouvernement français n'était pas intéressé.

L'armée nationale du Cameroun déclaré « indépendant », encadrée et mise sur pied par la France qui en avait formé les cadres et continuait de l'épauler, menait une guerre totale aux partisans de l'indépendance. Elle allait durer finalement quinze ans, de 1955 à 1970. D'autres dirigeants de l'UPC furent assassinés : Félix Moumié, empoisonné par un agent des services secrets français ; Osendé Afana mort au maquis en 1966 ; Ernest Ouandié, fusillé en 1970 après une parodie de procès.

Cette guerre coûta la vie à des dizaines de milliers de Camerounais, peut-être même des centaines de milliers. On utilisa les tanks, les bombardements aériens y compris au napalm pour reconquérir les zones où la population sympathisait avec l'UPC, et contre tous ceux qui aspiraient à une véritable indépendance, c'est-à-dire débarrassée de la tutelle coloniale ou néocoloniale afin que la population puisse enfin bénéficier des richesses du pays accaparées par les trusts français.

Jacques FONTENOY

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Message par Vérié » 25 Sep 2008, 09:09

Très bon article historique. Mais il aurait été intéressant de faire aussi le point sur le Cameroun d'aujourd'hui...
Vérié
 
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Message par pedro » 26 Sep 2008, 21:04

(Jacquemart @ samedi 20 septembre 2008 à 08:18 a écrit :
a écrit :
Cameroun 1958, la guerre cachée de la France

Il y a tout juste cinquante ans, Ruben Um Nyobè, leader de l’Union des populations du Cameroun, tombait sous les balles françaises. La répression menée contre le mouvement indépendantiste fera des dizaines de milliers de victimes.
FANNY PIGEAUD
Liberation, mercredi 17 septembre 2008
 

Elles sont trois au centre de l’image : trois têtes posées sur le sol. Trois têtes de jeunes hommes au visage tuméfié. Cette photo est l’un des rares témoignages subsistant, aujourd’hui au Cameroun, de la répression impitoyable menée par l’armée coloniale française contre l’Union des populations du Cameroun (UPC) et son leader, Ruben Um Nyobè, abattu il y a tout juste cinquante ans, le 13 septembre 1958.

La guerre contre ce parti politique, qui réclamait l’indépendance, a duré près de quinze ans et fait, selon les estimations, plusieurs dizaines de milliers de morts, voire des centaines de milliers de victimes. Mais elle fait l’objet d’un gros trou de mémoire en France et au sommet de l’Etat camerounais.

C’est en 1948, dans le milieu syndical de la cité portuaire de Douala, que l’UPC a vu le jour. Le pays est alors coupé en deux : d’abord colonie allemande, il a été placé en 1919 par la Société des Nations sous la tutelle française pour sa partie orientale, et britannique pour sa partie occidentale. Rapidement, les revendications de l’UPC - indépendance et réunification - deviennent extrêmement populaires, en particulier dans l’ouest et le sud du pays, les pays bamiléké et bassa, qui ont particulièrement souffert du système de prédation et du travail forcé imposés par les Allemands, puis les Français. La personnalité exceptionnelle de Ruben Um Nyobè, intellectuel intègre, humaniste et pacifiste, joue beaucoup : «Mpodol» («celui qui porte la parole des siens», en langue bassa), comme le surnomment ses partisans, jouit d’une formidable aura.

Pour plaider la cause nationaliste, Um Nyobè se rend à trois reprises au siège de l’ONU à New York. Mais si les autorités françaises envisagent l’indépendance du Cameroun, elles ne veulent pas confier les rênes du pouvoir à l’UPC. Elles dispersent violemment ses manifestations et ses réunions et elles finissent par l’interdire en juillet 1955. Les leaders du mouvement choisissent alors la clandestinité ou l’exil. Acculée, l’aile radicale du parti décide de répondre à la violence par la violence : elle prend le maquis dans le sud du pays, y installe une administration parallèle, et se lance dans des actions de guérilla. En retour, les autorités coloniales imposent un régime de terreur. Sous la direction du haut-commissaire du Cameroun de l’époque, Pierre Messmer, elles utilisent les méthodes alors en cours en Algérie : traqués, présentés comme des «terroristes», les «upécistes» sont infiltrés, arrêtés, torturés, déportés, assassinés, décapités. Des dizaines de villages sont rasés, d’autres bombardés au napalm, leurs populations sont déplacées, regroupées dans des camps pour couper les «maquisards» de leur soutien populaire. La répression cible en particulier l’ethnie bassa, principal vivier de la rébellion.

« Des machettes contre des armes automatiques» »

« Il y avait un couvre-feu à partir de 20 heures. L’armée encerclait alors le quartier et on entendait des coups de feu d’intimidation jusqu’au matin. Comme les balles traversaient parfois les maisons, nous dormions sous nos lits  », se souvient Raphaël, un habitant de Douala. « Tous les matins, on trouvait des têtes coupées exposées sur les trottoirs : elles étaient destinées à effrayer les gens et leur dire "ne rejoignez pas le maquis, vous finirez comme eux" », témoigne la journaliste Henriette Ekwé, alors enfant. Dans le maquis aussi, la vie est infernale : « C’était une guerre asymétrique : nous n’avions que des machettes à opposer aux armes automatiques de l’armée française. En forêt, où nous vivions, nous n’avions rien à manger » , se souvient un ancien résistant.

En France, ces événements passent quasiment inaperçus : la presse est préoccupée avant tout par la guerre d’Algérie. Surtout, très peu d’informations filtrent du Cameroun, parce que « c’était une guerre de professionnels », sans appelés du contingent, contrairement à l’Algérie, souligne l’historien français Gabriel Périès. D’ailleurs, la France n’a officiellement jamais été en guerre au Cameroun et le corps expéditionnaire y a été «envoyé pratiquement dans une semi-clandestinité», ajoute Périès.

En 1958, le refuge d’Um Nyobè est découvert. Il est tué alors qu’il tente de s’enfuir. Son corps, ensanglanté et défiguré, est enterré à la va-vite par les autorités coloniales et recouvert d’une dalle de béton.

Le Cameroun accède finalement à l’indépendance en 1960. Mais il reste sous l’étroit contrôle politique et économique de la France et du M. Afrique de De Gaulle, Jacques Foccart, qui impose à sa tête le président Ahmadou Ahidjo. Ceux qui dirigent ainsi l’Etat camerounais « n’ont jamais combattu pour l’indépendance mais ont été contraints de l’accepter » , souligne l’historien Emmanuel Tchumtchoua, qui note que «l’indépendance n’a pas mis fin à l’injustice et à la discrimination du régime colonial». L’UPC poursuit la lutte de libération dans l’Ouest, en plein pays bamiléké, via sa branche armée, l’Armée de libération nationale du Kamerun (ALNK). Ahidjo la combat sur le mode de la politique de la terre brûlée et avec l’aide active de l’armée française, qui est restée sur place jusqu’en 1964 pour former son homologue camerounaise. Les deux Maurice, Delaunay et Robert - des proches de Foccart -, supervisent la liquidation des maquis «upécistes» avec le chef des services camerounais, Jean Fochivé. « Dans chaque village, il y a eu de nombreux morts », raconte un journaliste originaire de l’Ouest, Denis Nkwebo, du quotidien privé le Jour. « Seize membres de ma famille ont été exécutés le même jour. On n’a jamais su ce qu’on leur reprochait. » Des bandes de pillards se mêlent aux rebelles et sèment la confusion. Le village de Badenkop, siège de l’état-major de l’ALNK, a été «complètement vidé» de sa population et incendié. Comme plusieurs centaines de milliers d’autres, ses habitants ont été parqués dans un camp pendant quatre ans. « Seules deux ou trois personnes étaient autorisées à sortir chaque jour du camp » , raconte un habitant.

C’est en 1971 que la guerre prend officiellement fin avec l’arrestation d’Ernest Ouandié, dernier chef de l’UPC, exécuté sur la place publique de la ville de Bafoussam. Mais les autorités continuent à entretenir un climat de terreur. « Jusqu’au début des années 90, on ne pouvait pas prononcer le nom d’Um Nyobè et de l’UPC. Sinon, on disparaissait », explique Samuel Mack-It, actuel président d’un parti héritier de l’UPC, non reconnu légalement. La chape de plomb n’a été levée que très furtivement en 1991, avec l’instauration d’un semblant de démocratie. Par calcul politique, le président Paul Biya, au pouvoir depuis 1982, «réhabilite» tout à la fois Ahmadou Ahidjo, condamné à mort par contumace en 1984, Ruben Um Nyobè, Ernest Ouandié et un autre responsable de l’UPC, Félix Moumié, mort empoisonné à Genève en octobre 1960, apparemment par les services secrets français. Mais Biya veille surtout à phagocyter ce qui reste de l’UPC.

« Comme si le pays n’avait pas d’histoire »

Aujourd’hui, la guerre qui a ensanglanté le Cameroun, tout comme le nom d’Um Nyobè et de ses camarades, sont rarement évoqués. Il n’existe aucun monument pour rappeler leur combat. Ils ne sont que brièvement mentionnés dans les manuels d’histoire. Cette indifférence vis-à-vis des héros de l’indépendance fait du Cameroun « un cas à part en Afrique » , souligne l’historien Tchumtchoua. « Il y a en réalité deux mémoires en conflit : celle, idéalisée, de l’UPC, et celle que veut fabriquer le pouvoir pour se maintenir. Selon cette dernière, les "upécistes" n’étaient rien d’autres que des bandits. » Quant à ceux qui ont survécu à cette période, « ils ont du mal à raconter, et ceux qui racontent un peu ne le font pas avec sérénité. Les plaies sont encore béantes. Beaucoup sont encore traumatisés et ont peur » , observe Henriette Ekwé.

Résultat, la jeunesse camerounaise ne sait pas grand-chose de ces années sombres qui ont pourtant orienté la suite du parcours du pays. « C’est comme s’il n’y avait pas d’histoire, or un pays sans histoire est comme une maison sans fondations » , déplore un ancien résistant, qui, comme les autres, vit aujourd’hui dans la misère.

« La période propice à l’émergence de notre conscience est en train d’arriver » , estime cependant Tchumtchoua. « Tout se dira alors. On aura certes perdu des détails, mais l’histoire ne peut pas s’effacer. Il y a des mécanismes pour garder le souvenir : des berceuses et des chants évoquent d’une manière indirecte cette période. » Déjà, une petite association composée d’anciens upécistes, de veuves et d’orphelins de résistants, l’Association des vétérans du Cameroun (Asvecam), a vu le jour, en 2005 à Douala, pour « poser le devoir de mémoire ». « Nous voulons faire comprendre aux jeunes qu’il y a eu des hommes de cœur, des altruistes qui se sont mis au service de leur pays sans attendre de manière immédiate une récompense ou une compensation », explique un de ses membres. Mais pour que les jeunes puissent se référer à ces figures, « il faut faire leur deuil, ce qui n’a jamais été fait : on ne les a pas enterrées, ni pleurées comme il le fallait, rappelle Tchumtchoua. Um Nyobè et Ouandié n’ont pas été inhumés selon les rituels traditionnels. Au contraire, on s’est acharné sur leurs cadavres, et en procédant ainsi, on leur a dénié le titre d’ancêtres. Ceux qui l’ont fait savaient ce qu’ils faisaient. » Rien ne se fera probablement sous le régime Biya, qui n’est que « le prolongement du régime néocolonial d’Ahidjo », souligne Henriette Ekwé. « D’autant que des responsables actuels de l’armée ou de la police ont été de grands tueurs dans les années 60. » Ce n’est probablement pas non plus le pouvoir actuel qui demandera à la France de « reconnaître les massacres qu’elle a commis au Cameroun », déplore le président de l’Asvecam, Mathieu Njassep, ancien secrétaire d’Ernest Ouandié. Pourtant, « les responsabilités doivent être établies, plaide-t-il. Nous reconnaissons, nous, que certains de nos camarades ont fait des choses qui n’étaient pas correctes. Chaque partie doit assumer sa part de responsabilité. » Mais en France le black-out est total. « C’est incalculable le nombre de fois où nous nous sommes vus répondre, que ce soit par des personnes qui ont travaillé du côté de l’armée française, des services de renseignements ou des responsables politiques : "Mais il ne s’est rien passé au Cameroun !" Comme s’il y avait un pacte qui dit qu’il ne faut rien raconter. C’est assez troublant », témoigne Gaëlle Le Roy, auteure, avec Valérie Osouf, du documentaire Autopsie d’une indépendance (2008). Aucun militaire français présent dans le pays entre 1955 et 1964 n’a accepté de témoigner.

« Le fait qu’on ait utilisé des armes interdites comme le napalm explique aussi ce grand silence » , renchérit Gabriel Périès. François Gèze, le directeur des éditions de la Découverte, prépare avec trois jeunes historiens, français et camerounais, un ouvrage sur la question qui complétera les rares écrits des historiens Richard Joseph et Achille Mbembe ou de l’écrivain Mongo Beti : « C’est une guerre secrète à tous les égards : elle n’est absolument pas documentée sur le plan historique. » Pourtant, « cette guerre "qui n’a jamais eu lieu" est dans les archives, souligne Périès. Mais si on ouvre réellement celles-ci, il y aura un problème : la destruction totale ou partielle d’un groupe social, d’une race ou d’un groupe ethnique [les Bassas et les Bamilékés, ndlr] est considérée comme un génocide et c’est un crime imprescriptible… » Peu de chance, donc, qu’elles soient rendues accessibles tant que certains acteurs impliqués sont en vie.

Cette même france qui combat pour la "liberté et la démocratie" en afghanistan...
pedro
 
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Inscription : 17 Juin 2003, 15:52


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