FICHAGE
Rouge n° 2260, 10/07/2008
Edvige, ou la vie des autres
Pour figurer dans le nouveau fichier Edvige, il suffira d’être simplement
suspecté de trouble à l’ordre public… Magistrate, Evelyne Sire-Marin est
membre de la Fondation Copernic.
Un décret du 27 juin 2008 a soulevé l’indignation de la Ligue des droits de
l’Homme, du Syndicat de la magistrature, du Syndicat d’éducateurs SNPES-PJJ
(FSU), de la LCR, du PCF et du PS, car il autorise désormais le fichage,
sous le doux nom de fichier Edvige1, de toute personne « ayant sollicité ou
exercé un mandat politique, syndical ou économique ou qui joue un rôle
institutionnel, économique, social ou religieux significatif ». En clair,
tous les citoyens qui se sont un jour investis dans la vie publique. On est
vraiment dans le film La Vie des autres, puisqu’il s’agit de centraliser
dans un fichier policier les opinions politiques ou syndicales de tout un
chacun.
Il est également prévu de ficher toute personne de plus de 13 ans et tout
groupe ou organisation dont l’activité est « susceptible de porter atteinte
à l’ordre public », de permettre aux services de police « d’effectuer des
enquêtes administratives pour l’accès à certains emplois ou à certaines
missions ». Les mineurs considérés comme menaçants par la police figureront
donc dans Edvige, ainsi que toute personne qui voudra passer un concours
administratif ou avoir un emploi dans le domaine de la sécurité.
La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil) a elle-même
émis des réserves sur le très large accès à ce fichier, puisque tous les
policiers et gendarmes de France pourront consulter les informations
relatives aux fréquentations, aux comportements, aux déplacements, aux
opinions, au patrimoine, au véhicule, avec « photographie et signes
physiques particuliers » de l’intéressé. C’est donc peu dire que ce nouveau
fichier est gravement attentatoire aux libertés fondamentales, puisqu’il
instaure une présomption de culpabilité avec fichage illimité pour toute
personne engagée dans la vie publique et, pour certains mineurs, soupçonnés
d’appartenir à des « bandes ».
Tous fichés
Le prétexte à ce fichage massif est l’affrontement de deux bandes rivales
dans le 19e arrondissement de Paris, le 21 juin, laissant un blessé grave
sur le trottoir, victime en outre d’insultes antisémites. La garde des
Sceaux, Rachida Dati, avait immédiatement annoncé qu’elle allait créer un
fichier des « bandes ». Et elle en profite pour l’étendre aux bandes… de
militants politiques ou syndicaux. Pour Nicolas Sarkozy, chaque fait-divers
a été l’occasion de faire voter un nouveau texte répressif, dont l’objectif
est toujours le même : stigmatiser comme délinquante une partie de la
population considérée comme inintégrable, inemployable et dangereuse – les
jeunes des banlieues, les SDF, les prostituées, les malades mentaux, les
étrangers sans papiers et, maintenant, les citoyens engagés. Comme d’habitude,
on claironne une nouvelle mesure répressive, alors que la police et la
justice sont déjà parfaitement armées, et même bien trop, sur le plan du
fichage. Ainsi, seize lois sécuritaires ont été votées depuis 2002, afin de
donner toujours plus de pouvoirs à la police.
De très nombreux fichiers policiers ont été créés, dont le Stic2, qui
contient 7,5 millions de fiches de « mis en cause », conservées pendant
vingt ans, et le Fnaeg3, qui n’est absolument pas un fichier spécialisé pour
les délinquants sexuels, puisqu’y figurent pendant 25 ans les personnes
interpellées pour vols, recel, dégradations et violences volontaires,
outrages et rébellion. Le Fnaeg vaut à de nombreux militants le recueil de
leurs empreintes ADN, sous peine d’être condamnés à un an d’emprisonnement.
Le point commun de tous ces fichiers de police est de contenir des fiches de
mineurs et de personnes simplement soupçonnés par la police, dont beaucoup n’ont
jamais été condamnés.
Ainsi, s’agissant des bandes, il existait déjà, avant l’annonce de la
création d’un fichier spécial, la possibilité de retrouver les mineurs ou
les majeurs membres de groupes violents avec le Stic, le Fnaeg… et le
Canonge, fichier policier légalisé par la loi du 12 décembre 2005. Il permet
à tout service de police judiciaire de classer par caractéristique les
personnes interpellées les années précédentes ; par un simple clic d’ordinateur,
la police peut retrouver une personne déjà connue, correspondant à un
critère précis. Par exemple, si une victime a remarqué que son agresseur
portait des lunettes, ou avait une tache sur le visage, ou telle couleur de
peau, la police fait défiler sur l’écran des dizaines de photographies
comportant ce signe particulier, avec une légende concernant les antécédents
de la personne.
Sécurité sans principes
Évidemment, comme tous les autres critères, le critère d’appartenance à une
« bande » peut, lui aussi, entrer dans le fichier Canonge et être
sélectionné en cas de bagarre pour rechercher les auteurs. Si tant est, d’ailleurs,
que ce critère ait un sens, alors qu’un adolescent peut très bien fréquenter
des copains de son quartier sans pour autant être membre d’une bande
organisée !
C’est ainsi que des principes tels que la présomption d’innocence, le droit
à la protection de ses données personnelles, le droit à la sûreté4 sont déjà
fortement mis à mal par l’existence d’innombrables fichiers de police – près
de 33 – au nom de la « sécurité ». Pourquoi donc créer le fichier Edvige, si
ce n’est pour permettre à la garde des Sceaux de réoccuper l’espace
médiatique qu’elle a perdu, en faisant d’une pierre deux coups : le fichage
des mineurs des cités et celui des militants ?
L’utilisation politique de la sécurité et de l’idéologie victimaire est un
ressort constant de ce gouvernement, dès qu’il s’agit de masquer le tragique
échec des promesses présidentielles en matière de chômage et de pouvoir d’achat.
Depuis six ans, le populisme pénal permet à l’UMP de remplacer l’antagonisme
dominants/dominés, par le clivage coupables/victimes. Même les grèves
donnent lieu à cette analyse, les usagers étant les otages victimes et les
grévistes étant les coupables.
Chacun est ainsi renvoyé à sa faute et à sa responsabilité individuelle, qu’il
s’agisse de problèmes de délinquance, de santé publique, d’éducation, d’immigration
ou d’emploi. Le véritable objet des lois sécuritaires est bien là ; il ne s’agit
pas de lutter réellement contre la délinquance. Le bénéfice idéologique
recherché est bien de masquer les réelles inégalités économiques et sociales
de ce pays, la police étant utilisée comme le bras armé de la substitution
de l’État pénal à l’État social. ■
• Ces analyses sont développées dans un livre collectif à paraître chez
Syllepse en septembre 2008, L’Indigent et le Délinquant, punir les pauvres.
Evelyne Sire-Marin
Notes
1. Exploitation documentaire et valorisation de l’information générale.
2. Système de traitement des infractions constatées ; il est consulté 30 000
fois par jour.
3. Fichier national automatisé des empreintes génétiques ; il contient déjà
500 000 ADN.
4. La déclaration des droits de l’Homme de 1789 n’a jamais proclamé le droit
à la sécurité, mais le droit à la sûreté, c’est-à-dire le droit de ne pas
subir l’arbitraire de l’État, ce qui est bien différent.
http://orta.dynalias.org/archivesrouge/article-rouge?id=8344