a écrit :Octobre a 90 ans
Slavoj Zizek philosophe et psychanalyste slovène.
QUOTIDIEN : jeudi 8 novembre 2007
Léon Trotski raconte dans son journal un rêve, fait dans la nuit du 25 au 26 juin 1935, où il parle à Lénine : «D’après les détails environnants, c’était sur un bateau, sur le pont des troisième classe. Lénine était couché sur une civière, et moi j’étais vaguement debout ou assis auprès de lui. Il m’interrogeait avec sollicitude sur ma maladie. “Vous êtes visiblement fatigué, vous avez accumulé de la fatigue, il faut vous reposer…” Je lui répondais que la fatigue, je l’avais toujours rapidement surmontée grâce à ma bonne nature, mais que cette fois il devait s’agir de quelque chose de plus profond… Alors il fallait sérieusement (il insistait sur ce mot) consulter tels médecins (plusieurs noms)… Je répondais que j’en avais déjà beaucoup consulté, et je commençais à lui raconter mon voyage à Berlin. Mais en regardant Lénine, je me souvins qu’il était mort, et aussitôt je me mis à repousser cette pensée pour pouvoir achever la conversation. Ayant terminé mon récit du voyage de santé à Berlin en 1926, je veux ajouter : c’était déjà après votre mort, mais je me reprends et dis : après que vous êtes tombé malade…»
Comment comprendre que Lénine ne sache pas qu’il est mort ? Il y a deux manières de lire ce rêve de Trotski. Une première lecture voudrait que cette figure d’un Lénine mort vivant, terrifiante et ridicule, signale l’oubli de la catastrophe stalinienne par laquelle s’est achevée l’expérimentation sociale d’envergure qu’il a créée : une terreur et une souffrance de masse jusqu’ici rarement connues. Lénine est mort, il ne le sait pas lui-même : voilà la figure de notre refus obstiné de renoncer aux projets utopiques grandioses et d’accepter la finitude de notre condition. Lénine était mortel, il a fait des erreurs, comme tout le monde, il est temps maintenant de le laisser mourir, de laisser en paix ce fantôme obscène planant au-dessus de notre imaginaire politique. Il est temps d’envisager nos problèmes de façon pragmatique, et non idéologique.
Que Lénine soit toujours vivant peut toutefois s’interpréter autrement : il est vivant dans la mesure où il incarne ce qu’Alain Badiou appelle, avec Platon, «l’idée éternelle» de l’émancipation universelle, la lutte immortelle pour la justice, idéal qu’aucune défaite ou catastrophe ne pourra jamais liquider. Il faut se rappeler ici des paroles sublimes de Hegel sur la Révolution française dans ses Leçons sur la philosophie de l’Histoire : «On a pu dire que la Révolution française avait été une conséquence de la philosophie, et ce n’est pas pour rien que la philosophie a été appelée Weltweisheit (“sagesse du monde”) ; car elle n’est pas seulement vérité en soi et pour soi, pure essence des choses, mais également vérité dans sa forme vivante telle qu’elle s’expose dans les affaires du monde. Il faut donc accréditer l’idée selon laquelle la révolution a reçu son point de départ de la philosophie […]. Jamais auparavant les hommes n’avaient osé reconnaître le principe selon lequel c’est la pensée qui gouverne la réalité spirituelle. Ce fut assurément une aurore glorieuse pour l’esprit. Toute pensée se partageant et s’échangeant dans la jubilation de cette époque. Des émotions d’un noble caractère occupaient alors les esprits humains ; un enthousiasme spirituel se répandait dans le monde, comme si la réconciliation entre le divin et le séculier était en train de s’accomplir.»
Cela n’empêcha bien sûr pas Hegel d’analyser froidement la nécessité interne que cette explosion de liberté abstraite se retourne en son opposé, en terreur révolutionnaire autodestructrice. C’est exactement la même chose qu’il s’agit de faire concernant la révolution d’Octobre. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, la révolte des pauvres et des exploités contre tous les ordres hiérarchiques réussit, et l’universalité égalitaire prend le pouvoir. La révolution s’est stabilisée dans un nouvel ordre social, un nouveau monde a été créé et a miraculeusement survécu, et ce en dépit d’un isolement, de pressions économiques et militaires sans équivalent. Nous retrouvons là l’«aurore glorieuse de l’esprit, toute pensée se partageant et s’échangeant dans la jubilation de cette époque».
John Berger, il y a quelques années, a fait une remarque intéressante au sujet d’une affiche publicitaire française pour la société de courtage en ligne Selftrade : sous une faucille et un marteau en or massif et incrustés de diamants, on pouvait lire la légende suivante : «Et si la bourse profitait à tous ?». La stratégie de cette affiche est évidente : le marché boursier réalise aujourd’hui l’exigence communiste, chacun peut y participer. Berger propose une petite expérience mentale : transposer la campagne de communication et remplacer l’image par une croix gammée en or massif et incrustée de diamants… Cela ne marche pas ! Comme le souligne Berger : «la croix gammée s’adressait aux vainqueurs potentiels et non aux vaincus, elle évoquait la domination et non la justice.» Le marteau et la faucille, en revanche, convoquaient l’espoir que l’histoire puisse, à l’occasion, être du côté de ceux qui se battent pour la liberté et la justice. L’ironie est que cela soit précisément au moment où cet espoir est officiellement déclaré mort par l’idéologie dominante de la «fin des idéologies» qu’une entreprise paradigmatiquement «postindustrielle» (car peut-on imaginer activité plus «postindustrielle» que de vendre et d’acheter des actions sur Internet ?) s’empare de cet espoir implicite pour faire passer son message. La tâche est donc de répéter Lénine, c’est-à-dire de donner une nouvelle vie à cet espoir qui persiste à nous hanter.
La constellation qui a rendu possible la révolution (les révoltes paysannes, une élite révolutionnaire bien organisée, etc.) implique le stalinisme, c’est là que réside la dimension proprement tragique du léninisme. La célèbre alternative de Rosa Luxembourg, «socialisme ou barbarie», s’est achevée sur l’identité ironique des deux termes opposés : le socialisme «réellement existant» a été une barbarie.
Répéter Lénine implique d’accepter que «Lénine est mort», que sa solution particulière a été un échec, un échec monstrueux même, mais qu’une étincelle utopique continue de briller et qu’elle vaut la peine d’être sauvée. Répéter Lénine implique de distinguer entre ce que Lénine a réellement fait et le champ de possibilité qu’il a ouvert, de reconnaître la tension, en Lénine, entre son action réelle et cette autre dimension qui est «en Lénine plus qu’en Lénine». Répéter Lénine signifie répéter non pas ce qu’il a fait mais ce qu’il a échoué à faire. Lénine semble aujourd’hui appartenir à un autre âge : non pas tant que ses idées, un parti centralisé etc., semblent représenter une «menace totalitaire», mais plutôt qu’elles nous paraissent relever d’une autre époque, à laquelle nous ne pouvons plus adhérer. Mais au lieu d’en conclure que Lénine est dépassé, ne faut-il pas plutôt conjecturer l’inverse ? Et si la méfiance qu’inspire aujourd’hui Lénine était plutôt le signe que quelque chose ne va pas dans notre propre époque ? Et si l’intempestivité de Lénine pour nos temps postmodernes était l’occasion de comprendre quelque chose de bien plus dérangeant, à savoir que c’est notre temps lui-même qui est «désynchronisé», qu’une certaine dimension historique est en train de s’effacer ?
Voila, tout y est. Passons sur la prétention psychanalytique, Freud en rigolerait. On a en bloc : l'idée que le stalinisme est la continuation logique de la révolution d'Octobre, une vision idéaliste de l'Histoire en se référant directement à ce qu'il y a de plus daté chez Hegel, et l'idée que le capitalisme d'aujourd'hui réalise le rêve de Lénine. C'est merveilleux, non ? Ah ben dis donc, heureusement qu'on a encore des philosophes !