"On ne pense pas à l'homme, toujours au profit"

Message par Matrok » 14 Avr 2007, 10:57

Une fois n'est pas coutume, un bon article dans Libé :

a écrit :La présidentielle vue de Mulhouse
«On ne pense pas à l'homme, toujours au profit»
Dans la région de Mulhouse, fortement industrialisée, de nombreuses entreprises ont fermé, entraînant beaucoup de désillusions. Comme le résume un syndicaliste : «Je fais partie des indécis, c'est la première fois que ça m'arrive...»

Par Thomas CALINON
Libération-Quotidien : vendredi 13 avril 2007
Mulhouse, Cernay, Chalampé envoyé spécial

Mars 1977. Daniel Kelai, délégué CFDT dans une filature de Mulhouse (Haut-Rhin), force la porte d'une ancienne usine où est remisée la collection de voitures anciennes des frères Schlumpf. Des Bugatti pour l'essentiel. L'action vise à obliger les pouvoirs publics à intervenir après la débâcle de l'empire textile contrôlé par les deux industriels suisses, qui ont décidé de brader leurs usines pour le franc symbolique et se sont enfuis à Bâle, laissant 1 300 salariés sur le carreau. «Patrons voyous», déjà. L'occupation durera deux ans, pendant lesquels l'usine est rebaptisée «musée des Travailleurs».  «Forgé» par cette expérience, Daniel Kelai devient permanent syndical, secrétaire de l'union départementale CFDT du Haut-Rhin. «Très deuxième gauche», il quitte l'organisation en 1996, pendant les «remous» de l'ère Notat.

Avril 2007. La collection des frères Schlumpf est devenue le musée de l'Automobile de Mulhouse, et Daniel Kelai reçoit dans un bureau de la SIM (Société industrielle de Mulhouse) une association créée au XIXe siècle pour favoriser «l'avancement et la propagation de l'industrie». Il est au deuxième étage, au-dessus du Medef du Haut-Rhin : sourire malicieux sur le visage de ce moustachu de 57 ans, nourri au «syndicalisme de négociation». Daniel Kelai est désormais chargé de mission au Club des entreprises pour l'insertion, qui regroupe 83 entreprises alsaciennes. Ces trente dernières années, il a vu le bassin d'emploi changer : «C'est une grande mutation, un territoire fortement industrialisé, confronté à la disparition du textile, des mines de potasse, de l'industrie de la machine-outil.» Et, selon lui, la politique aussi a changé : «Avant, la campagne pour la présidentielle avait quand même une autre dimension. On parlait de la place de la France en Europe, dans le monde. Là, nos candidats enferment les Français dans une vision étriquée du pays, dans un cocon. Aujourd'hui, je ne me sens séduit par personne, je fais partie des indécis. Honnêtement, c'est la première fois que ça m'arrive...»

Cette indécision, il la sent autour de lui, «y compris chez des copains syndicalistes». Pour cet électeur socialiste, Sarkozy est «exclu». Restent Royal bien sûr («Mais on ne peut pas dire aux gens : "Mon projet sera celui du peuple." Faut arrêter, là !»), et aussi Bayrou («Je ne peux pas contester que sur certains thèmes, c'est lui qui dit les choses les plus vraies»). Il reproche aux candidats de se disperser «sur l'accessoire» : «Tout le monde sait que ce n'est pas dans l'industrie que les emplois se créent aujourd'hui, qu'il faut investir massivement dans la recherche. Voilà de quoi il faut débattre, pas promettre qu'on va s'occuper de vous parce que vous êtes buveur de bière ou que vous aimez la charcuterie. Désormais, les candidats sont des VRP. Dans cette configuration, on tombe vite dans le "tous pourris". Je me dis que Le Pen n'a pas besoin de faire grand-chose. Ségo, Sarko et Bayrou lui préparent son score.»

Au pied de l'immeuble, sous les fenêtres du Medef, une vingtaine de militants de la CGT métallurgie manifestent. «Je n'ai jamais vu autant de candidats qui défendent les intérêts des ouvriers, rigole Toussaint Taverny, le responsable départemental. Même Sarkozy s'y met !» Lui votera «Buffet, sans hésitation, parce qu'elle a l'expérience du gouvernement, qu'elle n'est pas démago, qu'elle a une bonne approche. Elle est venue devant chez Peugeot et elle a reçu un bon accueil».

«Des promesses, des promesses...»

PSA, avec plus de 10 000 salariés, reste le premier employeur privé du bassin de Mulhouse. Mais la période est à la baisse des effectifs, qui frappe en premier lieu les cohortes d'intérimaires et, par ricochet, les sous-traitants. Sur le site, le secrétaire de la CGT a tourné casaque. «J'ai voté PC pendant plusieurs années, mais je trouve qu'ils délaissent de plus en plus les revendications ouvrières historiques, affirme Vincent Duse. La référence à la lutte a presque disparu, et puis ils n'arrivent pas à rajeunir leurs troupes. Je vais opter pour Olivier Besancenot. C'est là que va mon coeur pour défendre les intérêts des ouvriers. Mais les plus jeunes, surtout d'origine étrangère, ils vont voter Royal dès le premier tour, même si ça leur fait mal au ventre, pour éviter une catastrophe Sarkozy-Le Pen.»

A Cernay, à 15 kilomètres de Mulhouse, une cellule de reclassement est en place pour les 191 ex-salariés du sous-traitant automobile Dalphimetal. Acquise en 2005 par l'américain TRW, l'usine a fermé fin 2006. «Ils nous avaient dit au moment du rachat qu'on était une grande famille. Ils ne nous avaient pas précisé qu'on était une grande famille qui allait se faire entuber», commente Gérardine Mentek, 52 ans, «dont quinze passés dans la boîte». Une fois par semaine, quinze à vingt personnes, des femmes pour la plupart, se retrouvent dans la petite salle d'un café du centre-ville. Elles étaient «agents professionnels de production», avec un salaire «de 1100 à 1200 euros net». Elles montaient des airbags, à deux ou trois par machine. Tout est parti au Portugal. «Le dernier jour, raconte Karine Besse, 34 ans, un gars est venu, tout désolé, pour emmener la machine. Il m'a enlevé les composants des mains. Et moi, bête comme j'étais, je voulais terminer ma pièce...»

Sans emploi, les licenciées lâchent en rafale leur désespoir de la chose politique : «Des promesses, des promesses, des promesses...» ; «Celui qui s'occupera des ouvriers français, il n'est pas encore né. On ne représente rien...» Elles iront voter, pourtant. Delphine Herrbach, 34 ans, est la seule à se prononcer pour Ségolène Royal : «Il faut donner sa chance à une femme et j'espère un grand changement, une meilleure politique d'aides familiales. De toute façon, dans la famille, on a toujours voté socialiste : la cinquième semaine de congés payés, les 35 heures, c'était bien...» Les autres contestent : «Avec les 35 heures, les entreprises se sont pris une claque. Et puis tu n'as pas plus de loisirs qu'avant puisque tu n'as pas de fric...» Marie (1), qui a voté Mamère en 2002, abandonne les Verts : «D'accord, la planète va mal, mais il faut surtout savoir comment chacun va se dépatouiller pour terminer chaque mois. Cette année, ce sera Besancenot. Il va voir les gens qui sont sur le terrain, les ouvriers en grève. Il a de la franchise, du répondant.» Pas convaincues par «le petit jeune», Jocelyne Haag et sa fille Karine Besse restent fidèles à Arlette Laguiller, «la seule qui s'est toujours battue pour les ouvriers». Deux soeurs de Jocelyne et le mari de Karine ont aussi été licenciés de chez Dalphimetal. Seul l'homme a retrouvé du travail.

«En fin de compte, on a un joli métier»

Le discours de Nicolas Sarkozy sur l'immigration et l'insécurité a de l'impact sur Isabelle, qui redoute «la délinquance des banlieues».  «On a une mauvaise image dans le monde entier à cause de petits trous du cul. Mon coeur serait plutôt à gauche. Mais la raison fait que...» Elle hésite entre l'ex-ministre de l'Intérieur et Le Pen, «le seul qui tient le même discours depuis des années». Gérardine opine : «J'ai toujours voté Le Pen et je ne changerai pas. Il a toujours dit qu'il fallait arrêter l'immigration. Les autres ne l'ont pas fait, et aujourd'hui on est dans le gouffre. Ce n'est pas qu'on est racistes, c'est vrai qu'il y a des étrangers super, et mon mari est d'origine polonaise. A un moment, il faut faire la part des choses. Mais je sais qu'il n'arrivera pas au pouvoir, on lui met trop de bâtons dans les roues. On ne l'a jamais essayé, c'est dommage...»

Patrick Andres, 53 ans, salarié de Rhodia, sur la plateforme chimique de Chalampé, près de la frontière allemande, est «fier de [son] métier», de ses trente-cinq ans passés dans l'usine bourrée de «produits sympathiques», classée Seveso, et du club de tennis de table de Rhodia, qu'il préside. Il a gravi les échelons pour devenir agent de maîtrise, et ne se plaint pas trop : «En fin de compte, on a un joli métier. Chez nous, ce n'est pas comme chez Renault, les gens ne se suicident pas au boulot, même s'il n'y a plus la même joie de vivre qu'il y a quinze ans.» Au début de la campagne, il était «content» de la candidate Ségolène Royal : «Mais plus je la vois, moins ça va. Quand elle dit qu'elle va mettre le Smic à 1 500 euros, c'est bien. Mais je ne la crois pas. Ou alors elle nous prendra du fric d'un autre côté.» Il aimerait pourtant «que ce soit une femme Présidente, pour qu'il y ait un peu plus de sensibilité, d'humanisme. On a eu l'alternance droite-gauche, mais on n'a jamais pensé à l'homme, toujours au profit. Bayrou, il est gentil, c'est peut-être lui le plus humain. Mais c'est encore la droite... Alors je vais voter Arlette au premier tour, pour sa ténacité. Elle essaie de faire passer ses idées depuis des années et des années, ça force mon admiration. Et puis, aujourd'hui, les patrons font n'importe quoi.»

«Si les candidats du PS et de l'UMP étaient plus proches de leur parti plutôt que de se faire mousser individuellement, ils nous plairaient peut-être un peu plus», constate de son côté Michel Rabellino. Lui aussi travaille chez Rhodia, depuis trente-cinq ans. Il a l'accent provençal et préside le Rhodia Pétanque Club : «On a des compétitions tous les week-ends, en fédé. Dans le temps, on était en corpo, entreprise contre entreprise, mais toutes les grosses boîtes ont disparu...» Chez Rhodia, le travail a changé : «Maintenant, tout est automatisé. Ce qui reste de travail manuel, l'entretien, l'ensachage des sels de Nylon, c'est sous-traité.»

Dans un an, Michel Rabellino sera en retraite. Le pétanquiste n'accepte pas l'équation «travailler plus pour gagner plus» proposée par Nicolas Sarkozy, «parce que ça va accroître le chômage et faire perdre de la qualité de vie, alors que les ouvriers se sont toujours battus pour des salaires et des horaires décents». En vieillissant, il se découvre de plus en plus «radical» : «Une boîte qui tourne bien, il faut lui gratter un maximum. Parce que quand elle va mal, elle nous vire comme de malpropres !» Pour autant, il n'est pas séduit par «cette putain de gauche de la gauche, qui se divise dès que la présidentielle approche». Il votera communiste, comme toujours, même si les sondages, guère favorables à Marie-George Buffet, lui font dire que son bulletin «ne sert à rien». En fait, il a déjà l'angoisse du second tour : «Dans le monde ouvrier, on sera quand même bien obligés d'aller voter Ségolène si elle est là. Et ça, c'est dramatique ! La gauche qui pourrait nous représenter sera quand même très libérale, et c'est encore nous qui allons en faire les frais...»

(1) Certains prénoms ont été modifiés à la demande des intéressées.
Matrok
 
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