Si vous permettez, je vais citer dans son intégralité un long passage de l'anti-duhring, parce qu'avec des bribes, ces citations de citations, hors de leur contexte, on ne sait plus trop de quoi l'on parle.
Ce passage est lui même retiré de son contexte - et je n'ai pas lu les passage de Duhring auxquels répond Engels. Mais il me semble, que pour ce qui nous intéresse, c'est suffisamment éloquent.
En l'occurence, il me semble assez nettement qu'il donne raison à Ottokar et que, sans nier la capacité de notre cerveau à "connaître" la réalité existant indépendamment et antiéreurement à lui, cette connaissance n'a pour autant rien d'absolue et passe par des approximations successives. La prudence scientifique consiste à essayer d'avancer des résultats en cernant le mieux possible les limites de leur validité (même là mon expression ne doit pas encore être des plus parfaites).
( IX. La morale et le droit. Vérités éternelles @ dans la partie "Philosophie" de : Engels, F. Anti-Duhring, M. E.Duhring bouleverse la science a écrit :
Si nous avons jusqu'ici calmement encaissé toutes ces sentences pompeuses de M. Dühring sur les vérités définitives en dernière analyse, la souveraineté de la pensée, la certitude absolue de la connaissance, etc., c'est qu'il fallait d'abord, pour régler la chose, l'amener au point où nous sommes maintenant arrivés. Jusqu'à présent, il suffisait d'examiner dans quelle mesure les diverses affirmations de la philosophie du réel avaient une “validité souveraine” et un “droit absolu à la vérité”; nous arrivons ici à la question de savoir si les produits de la connaissance humaine, et lesquels, peuvent jamais avoir une validité souveraine et un droit absolu à la vérité. Si je dis : de la connaissance humaine, je ne le dis pas avec l'intention de froisser les habitants d'autres corps célestes que je n'ai pas l'honneur de connaître, mais seulement parce que les animaux aussi ont la connaissance, quoique nullement souveraine. Le chien connaît son Dieu dans son maître, ce qui n'empêche pas que celui-ci puisse être le plus grand coquin du monde.
La pensée humaine est-elle souveraine ? Avant de répondre par oui ou par non, il faut d'abord examiner ce qu'est la pensée humaine. Est-ce la pensée d'un individu ? Non. Cependant elle n'existe qu'en tant que pensée individuelle de milliards et de milliards d'hommes passés, présents et futurs. Or, si je dis que la pensée de tous ces hommes, y compris les hommes de l'avenir, synthétisée dans ma représentation est souveraine, est capable de connaître le monde existant dans la mesure où l'humanité dure assez longtemps et où cette connaissance ne rencontre pas de bornes dans les organes de la connaissance et les objets de connaissance, je dis quelque chose d'assez banal et, qui plus est, d'assez stérile. Car le résultat le plus précieux ne peut être que de nous rendre extrêmement méfiants à l'égard de notre connaissance actuelle, étant donné que, selon toute vraisemblance, nous sommes encore plutôt au début de l'histoire de l'humanité et que les générations qui nous corrigeront doivent être bien plus nombreuses que celles dont nous sommes en cas de corriger la connaissance, - assez souvent avec bien du mépris.
M. Dühring lui-même reconnaît cette nécessité pour la conscience, donc aussi la pensée et la connaissance, de se manifester uniquement dans une série d'individus. Nous ne pouvons accorder la souveraineté à la pensée de chacun de ces individus que dans la mesure où nous ne connaissons aucune puissance capable de lui imposer par la force une pensée quelconque, s'il est à l'état de santé et de veille. Mais quant à la validité souveraine des connaissances de chaque pensée individuelle, nous savons tous qu'il ne peut en être question et que, d'après toute l'expérience acquise, elles contiennent sans exception toujours beaucoup plus de choses susceptibles de correction que de choses exactes ou sans correction possible.
Autrement dit : la souveraineté de la pensée se réalise dans une série d'hommes dont la pensée est extrêmement peu souveraine, et la connaissance forte d'un droit absolu à la vérité, dans une série d'erreurs relatives; ni l'une ni l'autre ne peuvent être réalisées complètement sinon par une durée infinie de la vie de l'humanité.
Nous retrouvons ici, comme plus haut déjà, la même contradiction entre le caractère représenté nécessairement comme absolu de la pensée humaine et son actualisation uniquement dans des individus à la pensée limitée, contradiction qui ne peut se résoudre que dans le progrès infini, dans la succession pratiquement illimitée, pour nous du moins, des générations humaines. Dans ce sens, la pensée humaine est tout aussi souveraine que non souveraine et sa faculté de connaissance tout aussi illimitée que limitée. Souveraine et illimitée par sa nature, sa vocation, ses possibilités et son but historique final; non souveraine et limitée par son exécution individuelle et sa réalité singulière.
Il en va de même des vérités éternelles. Si jamais l'humanité en arrivait à ne plus opérer qu'avec des vérités éternelles, des résultats de pensée ayant une validité souveraine et un droit absolu à la vérité, cela voudrait dire qu'elle est au point où l'infinité du monde intellectuel est épuisée en acte comme en puissance, et ainsi accompli le fameux prodige de l'innombrable nombré.
Mais enfin, il y a cependant des vérités si bien établies que le moindre doute à leur égard nous paraît synonyme de folie ? Que deux fois deux font quatre, que les trois angles d'un triangle sont égaux à deux droits, que Paris est en France, qu'un homme sans nourriture meurt de faim, etc. ? Il y a donc des vérités éternelles, des vérités définitives en dernière analyse ?
Certes. Nous pouvons diviser tout le domaine de la connaissance, selon la vieille méthode bien connue, en trois grandes sections. La première embrasse toutes les sciences qui s'occupent de la nature inanimée et qui sont plus ou moins susceptibles d'être traitées mathématiquement : mathématique, astronomie, mécanique, physique, chimie. Si quelqu'un trouve plaisir à appliquer de grands mots à des objets très simples, on peut dire que certains résultats de ces sciences sont des vérités éternelles, des vérités définitives en dernière analyse; c'est aussi pourquoi on a appelé ces sciences exactes. Mais cela est loin d'être vrai de tous les résultats. En introduisant les grandeurs variables et en étendant leur variabilité jusqu'à l'infiniment petit et à l'infiniment grand, les mathématiques aux mœurs habituellement si austères ont commis le péché; elles ont mangé le fruit de l'arbre de la connaissance, qui leur a ouvert la voie des résultats les plus gigantesques, mais aussi celle des erreurs. Adieu l'état virginal de validité absolue, d'inattaquable démonstration où se trouvait tout ce qui était mathématique; le règne des controverses s'ouvrit, et nous en sommes au point que la plupart des gens utilisent le calcul différentiel ou intégral, non parce qu'ils comprennent ce qu'ils font, mais par foi pure, parce que jusqu'ici les résultats ont toujours été justes. Il en est pis encore de l'astronomie et de la mécanique, et en physique et en chimie on se trouve au milieu des hypothèses comme au milieu d'un essaim d'abeilles. Il n'en saurait d'ailleurs être autrement. En physique, nous avons affaire au mouvement des molécules, en chimie, à la formation des molécules en partant d'atomes, et si l'interférence des ondes lumineuses n'est pas un mythe, nous n'avons absolument aucun espoir de voir jamais de nos yeux ces choses intéressantes. Les vérités définitives en dernière analyse deviennent ici, avec le temps, étrangement rares.
Nous sommes encore plus mal lotis en géologie, science qui, par nature, s'occupe principalement de processus qui n'ont eu pour témoin ni nous, ni aucun homme quelconque. C'est pourquoi la moisson des vérités définitives en dernière analyse ne va pas ici sans énormément de peine et reste de surcroît extrêmement mince.
La deuxième classe de sciences est celle qui englobe l'étude des organismes vivants. Dans ce domaine se développe une telle diversité de relations réciproques et de causalités que non seulement chaque question résolue soulève une quantité innombrable de questions nouvelles, mais qu'aussi chaque question singulière ne peut être résolue, et la plupart du temps par morceaux, que par une série de recherches qui demandent souvent des siècles; en même temps, le besoin de concevoir systématiquement les ensembles ne cesse d'obliger à chaque instant à envelopper les vérités définitives en dernière analyse d'une luxuriante floraison d'hypothèses. Quelle longue série de paliers intermédiaires a été nécessaire de Galien à Malpighi pour établir avec exactitude une chose aussi simple que la circulation du sang chez les mammifères ! Combien nous savons peu de chose de l'origine des globules sanguins et combien de chaînons intermédiaires nous manquent aujourd'hui encore pour établir un rapport rationnel, par exemple, entre les symptômes d'une maladie et ses causes ! De plus, il se présente assez souvent des découvertes comme celle de la cellule qui nous contraignent à soumettre à une révision totale toutes les vérités définitives en dernière analyse établies jusqu'ici dans le domaine de la biologie et à en éliminer à jamais des tas entiers. Quiconque veut donc instituer ici des vérités réellement authentiques et immuables, devra se contenter de platitudes comme : tous les hommes sont mortels, tous les mammifères femelles ont des glandes mammaires, etc.; il ne pourra même pas dire que les animaux supérieurs digèrent avec l'estomac et les intestins et non avec la tête, puisque l'activité nerveuse centralisée dans la tête est indispensable à la digestion.
Mais les choses vont plus mal encore pour les vérités éternelles dans le troisième groupe de sciences, les sciences historiques, qui étudient dans leur succession historique et dans leur résultat présent les conditions de vie des hommes, les rapports sociaux, les formes du droit et de l'État avec leur superstructure idéale faite de philosophie, de religion, d'art, etc. Dans la nature organique, nous avons du moins affaire à une succession de processus qui, dans la mesure où nous pouvons les observer directement, se répètent assez régulièrement à l'intérieur de limites très larges. Depuis Aristote, les espèces d'organismes sont, en gros, restées les mêmes. Par contre, dans l'histoire de la société, la répétition des situations est l'exception et non la règle, dès que nous dépassons l'état primitif de l'humanité, ce qu'on appelle l'âge de pierre; et là où de telles répétitions se présentent, elles ne se produisent jamais exactement dans les mêmes conditions. Ainsi, de la rencontre de la propriété collective primitive du sol chez tous les peuples civilisés et de la forme de sa disparition. C'est pourquoi, dans le domaine de l'histoire de l'humanité, notre science est encore beaucoup plus en retard que dans celui de la biologie. Qui plus est : lorsqu'une fois, par exception, on par-vient à connaître l'enchaînement interne des formes d'existence sociales et politiques d'une période, cela se produit régulièrement à l'heure où ces formes ont déjà fait à moitié leur temps, où elles vont vers leur déclin. La connaissance est donc ici essentiellement relative, du fait qu'elle se borne à pénétrer l'enchaînement et les conséquences de certaines formes de société et d'État n'existant qu'en un temps donné et pour des peuples donnés, et périssables par nature. Quiconque part donc dans ce domaine à la chasse aux vérités définitives en dernière analyse, de vérités authentiques absolument immuables, ne rapportera que peu de gibier, à l'exception de platitudes et de lieux communs de la pire espèce, par exemple, qu'en général les hommes ne peuvent vivre sans travailler, que jusqu'ici ils se sont la plupart du temps divisés en dominants et dominés, que Napoléon est mort le 5 mai 1821, etc.
Or, il est remarquable que c'est précisément dans ce domaine que nous rencontrons le plus souvent les vérités dites éternelles, les vérités définitives en dernière analyse, etc. Le fait que deux fois deux font quatre, que les oiseaux ont des becs, et d'autres faits du même genre ne seront proclamés vérités éternelles que par l'homme qui nourrit l'intention de tirer de l'existence de vérités éternelles en général la conclusion qu'il y a aussi dans le domaine de l'histoire humaine des vérités éternelles, une morale éternelle, une justice éternelle, etc., revendiquant une validité et une portée analogues à celles des intellections ou des applications de la mathématique. Dès lors, nous pouvons compter avec certitude que le même philanthrope nous expliquera à la première occasion que tous ses prédécesseurs en fabrication de vérités éternelles étaient plus ou moins des ânes et des charlatans, que tous étaient empêtrés dans l'erreur, que tous avaient failli; mais l'existence de leur erreur et de leur faillibilité est naturelle et démontre la présence de la vérité et du juste chez lui; lui, le prophète qui vient de naître, porte toute prête en poche la vérité définitive en dernière analyse, la morale éternelle, la justice éternelle. Le cas s'est déjà produit tant et tant de fois que l'on ne peut que s'étonner qu'il y ait encore des hommes assez crédules pour croire cela non pas d'autrui, mais d'eux-mêmes. Pourtant, ne voyons-nous pas, ici encore, l'un de ces prophètes, d'ailleurs prompt comme à l'ordinaire à tomber dans une colère ultra-morale lorsque d'autres gens nient qu'un individu quelconque soit en mesure de fournir la vérité définitive en dernière analyse ? Une telle négation, voire le simple doute, sont état de faiblesse, confusion inextricable, néant, scepticisme dissolvant, pire que le simple nihilisme, chaos confus et autres amabilités du même genre. Comme chez tous les prophètes, on n'examine pas et on ne juge pas d'un point de vue scientifique et critique, mais on brandit les foudres de la morale sans autre forme de procès.
Nous aurions pu encore mentionner plus haut les sciences qui étudient les lois de la pensée humaine : la logique et la dialectique. Mais les perspectives ne sont pas meilleures ici pour les vérités éternelles. La dialectique proprement dite, déclare M. Dühring, est un pur non sens et les nombreux livres qui ont été écrits ou le seront encore sur la logique, prouvent suffisamment que là aussi les vérités définitives en dernière analyse sont beaucoup plus clairsemées que beaucoup le croient.
D'ailleurs, nous n'avons nullement à nous alarmer de ce que le niveau de connaissance auquel nous nous trouvons aujourd'hui ne soit pas plus définitif que tous les précédents. Il comprend déjà une énorme masse de notions et impose une très grande spécialisation des études à quiconque veut être expert dans l'une des branches. Quant à l'homme qui applique le critérium d'une vérité authentique, immuable, définitive en dernière analyse à des connaissances qui, de par leur nature même, ou bien doivent rester relatives pour de longues suites de générations et se compléter par morceaux, ou bien, comme en cosmogonie, en géologie, en histoire humaine, resteront toujours défectueuses et incomplètes, ne fût-ce qu'à cause des lacunes de la documentation historique, -celui-là ne fait que démontrer sa propre ignorance et son insanité, même si la prétention à l'infaillibilité personnelle ne forme pas, comme c'est le cas ici, le véritable arrière-plan de ses déclarations. La vérité et l'erreur, comme toutes les déterminations de la pensée qui se meuvent dans des oppositions polaires, n'ont précisément de validité absolue que pour un domaine extrêmement limité, comme nous venons de le voir et comme M. Dühring le saurait lui aussi, s'il connaissait un peu les premiers éléments de la dialectique, qui traitent justement de l'insuffisance de toutes les oppositions polaires. Dès que nous appliquons l'opposition entre vérité et erreur en dehors du domaine étroit que nous avons indiqué plus haut, elle devient relative et impropre à l'expression scientifique exacte; cependant si nous tentons de l'appliquer comme absolument valable en dehors de ce domaine, nous échouons complètement; les deux pôles de l'opposition se transforment en leur contraire, la vérité devient erreur et l'erreur vérité. Prenons pour exemple la loi bien connue de Boyle, d'après laquelle à température égale le volume des gaz est en raison inverse de la pression à laquelle ils sont soumis. Regnault a trouvé que dans certains cas cette loi n'était pas juste. S'il avait été un philosophe du réel, le voilà obligé de dire : la loi de Boyle est variable, elle n'est donc pas une vérité authentique, donc pas une vérité du tout, donc une erreur. Mais ce faisant, il aurait commis une erreur bien plus grande que celle qui était contenue dans la loi de Boyle; son petit grain de vérité aurait disparu dans le tas de sable de l'erreur; il aurait donc fait de son résultat, exact à l'origine, une erreur vis-à-vis de laquelle la loi de Boyle avec le peu d'erreur qui y était inhérent apparaît comme une vérité. Mais Regnault, en homme de science, ne s'est pas laissé aller à de semblables enfantillages, il a poursuivi ses recherches et trouvé que, d'une façon générale, la loi de Boyle n'est qu'approximativement exacte et perd, en particulier, sa validité pour des gaz que la pression peut liquéfier, et cela dès que la pression approche du point où intervient la liquéfaction. La loi de Boyle ne se révélait donc exacte qu'à l'intérieur de limites déterminées. Mais est-elle absolument, définitivement vraie à l'intérieur de ces limites ? Aucun physicien ne le prétendra. Il dira qu'elle est valable à l'intérieur de certaines limites de pression et de température et pour certains gaz, et à l'intérieur de ces limites encore réduites, il n'exclura pas la possibilité d'une limitation plus étroite encore ou d'un énoncé transformé par des recherches futures [1]. Voilà donc ce qu'il en est des vérités définitives en dernière analyse, par exemple en physique. Aussi les travaux vraiment scientifiques évitent-ils régulièrement des expressions dogmatiques et morales comme erreur et vérité, tandis qu'elles se rencontrent partout dans des écrits comme la Philosophie du réel, où un verbiage vide veut s'imposer à nous comme résultat souverain de la pensée souveraine.
Tiens, Barnabé vient d'écrire quelque-chose ! Justement, je me disais bien qu'il fallait qu'il vienne à notre secours...