a écrit :
"Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont un cerveau, mais pas de religion,
Et ceux qui ont une religion mais pas de cerveau."
Al Maari
a écrit :Le mouvement qarmate, apogée des révoltes "communistes" aux premiers temps de l'Islam.
Raymond DEBORD
L’Islam peut-il produire sa propre évolution progressiste, à l’image de la théologie de la libération dans le monde chrétien ? En tous cas, le monde Musulman n’a pas attendu pour produire des mouvements égalitaristes radicaux, et ce dès le VIIIe siècle après JC. Aux Xe siècle les Qarmates fusionnent toutes les aspirations.
Si les sociétés n'ont pas toujours été divisée en classes (celles‑ci apparaissant avec l'existence d'un surproduit social), leur apparition a immédiatement suscité des mouvements contestant leur existence. Cette contestation primitive s’est développée généralement au nom d’une certaine nostalgie des sociétés antérieures : c'est le mythe de l'"âge d'or". Celui‑ci était clairement identifié à une période où la propriété privée n'existait pas. Dès l'antiquité, des penseurs comme Platon ont déploré les divisions sociales : "Même la ville la plus petite est divisée en deux parties, une ville des pauvres et une ville des riches qui s'opposent comme en état de guerre". Par la suite, la plupart des sectes juives et les fondateurs du christianisme se sont opposés de manière assez radicale à l'accaparement des richesses par une minorité de la société. Cette forme de "communisme" inspiré des valeurs religieuses n'a pas été le monopole du monde judéo‑chrétien, loin s'en faut.
Le monde musulman n'a pas échappé à cette tendance qui s'est manifestée dès ses origines. Au Ve siècle, de vieilles tendances égalitaristes (fortes en Iran) se sont incarnées dans le mouvement mazdékite, lié l'essor urbain. Aux VIIIe et IXe siècles, de nombreuses révoltes ont lieu en Iran et en Mésopotamie, se réclamant de l'héritage mazdékien, dont celle de Sunbad le Mage et d'Ustadasis. Des révoltes contre la misère causée par les impôts trop élevés ont lieu en Arménie. Il y a ensuite la révolte du "Prophète voilé", celle des Bâtinites et de la secte des "Étendards Rouges" de la Caspienne, celle des Hurramites puis enfin celle de Bâbek en Azerbaïdjan au IXe siècle. Esclaves et parias de toutes sortes se soulèvent aussi contre la misère dans les campagnes c'est le mouvement des Zotts (Tsiganes) de Basse‑Mésopotamie et celui des Zangs (ou Zanjs), esclaves gagnés aux idées mazdékites. Toujours au IXe siècle, les adeptes de la "Révolte des nus" prennent un temps le contrôle de Bagdad ; en Egypte, les artisans coptes se soulèvent et sont déportés par milliers.
"Le Xe siècle va fondre ces mouvements désordonnés, aberrants, hétérogènes, en un vaste mouvement homogène : le Qarmatisme, qui se confondra à ses débuts, avec le mouvement fâtimide (1) et s'étendra de l'Iran et du Golfe persique, jusqu'à l'Égypte et à l'Afrique du nord, avec des ramifications jusqu'en Espagne. Tout le monde musulman s'en trouvera secoué" (2)
Le mouvement Qarmate prend place sous la dynastie abbâsside. Celle‑ci durera cinq siècles (750‑1258). Elle est portée au pouvoir par une coalition entre Arabes et Persans, ceux‑ci fournissant nombre de grands dignitaires de l'État et établit sa capitale à Bagdad. Par certains aspects, la période abbâsside est considérée comme l'époque classique de l'Islam, celle de son apogée. Mais c'est aussi une période où l'immense empire est secoué par une série incessante de soulèvements, seules ses cinquantes premières années ayant été relativement stables.
Sous les Abbâssides, les grands bénéficiaires de l'essor économique et social sont la classe des marchands et les milieux de la Cour. Les marchands profitent de l'essor commercial dû au développement de grandes métropoles, de l'afflux d'or, de l'augmentation du crédit et de la hausse des prix. Les palatins ponctionnent les richesses par l'impôt et par leurs liens avec les banques. Mais alors que les villes voient se déployer des fastes inouïs, les masses populaires s'appauvrissent et les salaires sont loin de suivre la hausse des prix.
Les écarts de révenus étaient considérables. Si on considère qu'au IXe siècle une somme de 360 dinars par an suffisait à faire vivre une famille, un soldat en touchait 500, un dignitaire religieux quelques milliers (avec lesquels il devait aussi payer son personnel) et un vizir plusieurs centaines de milliers. Mais au delà de cette inégalité, nombreux étaient ceux qui n'arrivaient pas à accéder au strict minimum. "Les simples ouvriers ou employés en tous cas étaient loin de toucher toujours pareilles sommes" (3).
Jusqu'au Xe siècle, les corporations d'artisans sont étroitement contrôlées par l'Etat, poursuivant le modèle instauré par l'Empire byzantin (le ministerium, ou collegium). Mais peu à peu les corporations se détâchent du pouvoir des gouverneurs et de leurs agents. Elles deviennent de véritables confréries disposant de leur propre organisation et tendant à s'opposer de plus en plus au pouvoir. Ces confréries ont "des rites d'initiation, des serments secrets, des chefs élus (que l'on nomme "maîtres"), des conseils composés de ces chefs et une doctrine, aussi bien mystique que sociale" (4).
Pour comprendre l'émergence du mouvement qarmate, il faut également le situer sur le plan religieux, ici étroitement entremèlé au plan social. Les Qarmates sont des chiites d'obédience ismâilienne. Les ismâîliens, parfois considérés comme des extrémistes (gholât) ont une lecture non littérale du Coran et considèrent que celui‑ci a un sens câché qui ne peut être approché que par de longues études sous la tutelle d'un maître. Comme les autres chiites, ils croient également à l'existence d'un imâm caché (mahdi) La venue de celui‑ci doit annoncer la fin des temps et l'avènement du royaume de Dieu sur terre.
Dès 875/262 (5), une propagande messianique annonçant la venue prochaine du mahdi se répend dans les milieux ruraux et bédouins. Le trait dominant de la propagande colportée par les missionnaires (dâ'î, plur. du'wâ) est la revendication de l'égalité sociale ‑ encore qu'on en exclut les esclaves ‑ et de la communauté des biens. En 899/286, une crise doctrinale éclate chez les ismâîliens, dont certains refusent d'admettre les prétentions de Ubayd Allâh (6) à l'imamat : ainsi naquit dans le Sawâd le mouvement qarmate, dont le chef sera Hamdân Qarmat Ibn al‑Ash'ath, secondé par son beau‑frère 'Abdân. D'après les rares éléments connus, Hamdân Qarmat aurait été un laboureur vivant dans le Sawâd de Kûfa. Il réunit autour de lui des éléments paysans, mais aussi ouvriers, de Basse Mésopotamie (aujourd'hui en Irak) et met "la doctrine de l'imâm caché au service d'une révolution sociale" (7).
Rassemblant "les tendances protestataires de ces IXe‑Xe siècles qui correspondent à un moment d'extrême développement commercial, industriel et urbain, regroupant en un mouvement d'ensemble les grèves, les crises sociales et les révoltes, le qarmatisme développe une doctrine originale, insistant sur la liberté individuelle, le rejet de la loi formelle de l'Islam et l'affirmation du caractère relatif de tout système de relations humaines" (8). Il se distingue aussi par son aspect moderne et novateur. Non seulement les idées qu'il défend sont contradictoires avec celles de la classe dirigeante mais elles se distinguent également d'une simple nostalgie d'un passé plus heureux.
En 902/289, les Qarmates, sous la direction de Zikrawayh, attaquent les Ismâîliens de Salâmiya en Syrie. Puis ils assiègent en vain Damas et Alep, mais réussissent à occuper Hims, Hamâ, Ma'arrat an‑Nu'mân, Ba'labakk et Salâmiya qu'ils évacueront deux ans plus tard, après avoir été battus par les troupes du calife. Leurs chefs, faits prisonniers, sont alors brûlés vifs à Baghdâd. Mais l'agitation continue et les Qarmates attaquent la région de Tibériade, menacent Damas et s'en prennent aux caravanes de pélerins Irakiens se rendant à La Mekke. Ils sont à nouveau battus en 908 et leurs chefs suppliciés.
Mais la situation ne se calme pas pour autant. Les Qarmates sont solidement installés au Bahrayn où Abû Sa'id al‑Djannabî avait été envoyé dès 886/273 comme dâ'î. En 900/287, les Qarmates attaquent en direction de Basra et battent une armée envoyée par le calife al‑Mu'tadid. Après 903/290, Abû Sa'id occupe le Yamâma et envahit le 'Umân ; il est assassiné en 913/301, un de ses fils, Abû Tâhir, lui succède. Il sera pendant trente ans le chef de l'Etat du Bahrayn. Après une décennie de paix, Abû Tâhir va lancer des expéditions dévastatrices contre le Sud de l'Iraq et des attaques contre la caravane
irakienne des pélerins allant ou revenant de La Mekke. En 927‑8/315, il menace même Baghdâd et parvient jusqu'en Djéziré qu'il ravage.
Deux ans plus tard, le 12 janvier 930, Abû Tâhir mène une expédition contre La Mekke ; il massacre les pélerins, saccage la ville et emporte la Pierre Noire, arrachée à la Kaba. "Dans les années suivantes, on constate un net ralentissement de l'activité militaire des qarmates, qui n'en continuent pas moins de menacer, par de fréquents raids, la route du pèlerinage" (9). Ce n'est qu'en 944/332, après la mort d'Abû Tâhir que les Qarmates du Bahrayn, après avoir rejeté des offres antérieures tant Abbâssides que Fâtimides acceptèrent contre certains avantages et une importante somme versée par les Abbâssides de restituer la Pierre Noire à la Kaba.
L'État qarmate du Bahrayn sera une menace constante pour le califat abbâsside et ses voies de communication vers le Sud ; il restera indépendant jusqu'en 1075/467. Le mouvement lui‑même ne disparaîtra qu'au VIe/XIIe siècle. Certains considèrent que des idées qarmates avaient indirectement influencé l'occident, par exemple l'hérésie cathare. Pour d'autres, les grades d'initiations de ses confréries sont "probablement à l'origine de la franc‑maçonnerie occidentale" (10).
En tout état de cause, la doctrine qarmate reste assez largement méconnue, compte‑tenu du manque de sources et du caractère ésotérique de sa littérature (comme de toute la littérature issue de l'ismâilisme). "Un fait est du moins certain : c'est l'intérêt porté par les auteurs de la secte aux classes artisanales et au monde du travail en général, à ses techniques et à son organisation. Ils exhaltent la noblesse du métier manuel" (11).
La durée exceptionnelle de l'épisode qarmate montre qu'il n'était pas inéluctable que les classes dominantes l'emportent toujours. Il montre aussi que les aspirations égalitaires et la volonté révolutionnaire ne sauraient être considérées comme des produits du XXe siècle mais qu'ils sont constitutifs de l'histoire des peuples et présents dans toutes les civilisations. Le sunnisme "entame avec la période du califat abbasside la période de son organisation définitive" (12). Dès le IXe siècle, on déclare "closes les portes de l'ijtihâd" (effort d'interprétation et d'élaboration de la loi) et on fait "de l'imitation fidèle (taqlîd) des anciens et des docteurs la base même de la foi" (13). Dès lors, le sunnisme tend à devenir une religion conservatrice alors le chiisme dans sa version ismâilienne est une religion d'espoir et de contestation, une idéologie apte à servir les intérêts des classes dominées.
La conception de la religion des ismâiliens met en avant la dimension rationaliste de l'Islam. Par sa volonté, Dieu "s'est manifesté sous la forme de la Raison universelle véritable divinité des ismâiliens ‑ dont l'attribut principal est la Science". Dès lors, l'âme "s'efforce sans cesse d'acquérir la Science, afin de s'élever à la nature de la Raison" (13). Sa transcription dans le champs politique par les Qarmates et la rencontre avec les luttes des artisans ont donné lieu à la première idéologie socialiste. Quelques siècles plus tard, la fusion du matérialisme et des mouvements du prolétariat moderne offrira une résonnance à cette première tentative audacieuse.
Août 2003
Notes
(1) La dynastie Fâtimide fut fondée en Afrique du Nord par des prédicateurs chiites... A la fin du Xe siècle, les Fâtimides gouverneront un empire incluant les Iles de la Méditerrannée, le Maghreb, l'Egypte et la Syrie. A la différence des Qarmates, ils semblent avoir assez rapidement abandonné leur discours égalitaire pour une classique politique de puissance.
(2) Maurice Lombard "l'Islam dans sa première grandeur" (Flammarion, 1971)
(3) D. et J. Sourdel "la civilisation de l'Islam classique" (Arthaud, 1968)
(4) Maurice Lombard, opus cité, p. 156
(5) La première année est selon la datation chrétienne la seconde selon la datation musulmane.
(6) Mahdî des Fâtimides. Il est connu sous ce nom dans la tradition sunnite et sous celui d'Abd Allâh dans celle des Ismâiliens.
(7) Henri Massé "L'Islam" (Armand Colin, 1957)
(8) Maurice Lombard, opus cité, p. 157
(9) Henri Laoust "Les schismes dans l'Islam" (Pavot, 1965)
(10) Henri Massé, opus cité
(11) Maurice Lombard, opus cité, p. 157
(12) André Miquel "L'Islam et sa civilisation" (Armand Colin, 1977)
(13) André Miquel : opus cité, p.102
a écrit :Raymond Debord a commencé à militer en 1977 dans les rangs du Parti communiste français et a été trésorier de la Jeunesse Comuniste du Calvados. Sa principale influence est alors la pensée du philosophe Louis Althusser.
Il quitte le PCF en 1981 pour protester contre la présence de ministre communistes au gouvernement puis revient après leur départ. Secrétaire de l’UEC à l’Université de Caen, il est poussé hors du parti en 1986 et rejoint la LCR et les JCR.
Syndiqué à l'UNEF-ID, il est un des 100 élus étudiants ayant appelé à la grève générale des universités en décembre 1986. Debord devient porte-parole des JCR après un changement de majorité puis membre du comité central de la LCR.
Il est exclu en 1992 avec la plupart des JCR pour leur défense d'une certaine orthodoxie trotskyste face à la politique de "refondation de la gauche". Les JCR constituent alors la Gauche révolutionnaire avec d’ex-membres du PCF et divers autres petits groupes. Debord en reste le porte-parole et impulse la fusion avec le Committee for a workers international, mouvement international créé par la "Militant tendancy" britannique.
La stagnation de l’organisation et le maintien d’un certain sectarisme face à la grève de masse de novembre-décembre 1995 le poussent à démissionner et à rejoindre à nouveau le PCF. Mais le terrain d’activité principal sera désormais l’organisation des couches populaires immigrées, d’abord dans le quartier de la Goutte d’Or. Ce travail débouche en 1997 sur la création de l’Association populaire d’entraide.
En 2005, Debord a rejoint le Parti socialiste et le courant Forces Militantes.
a écrit :le Qarmatisme, qui se confondra à ses débuts, avec le mouvement fâtimide (1) et s'étendra de l'Iran et du Golfe persique, jusqu'à l'Égypte et à l'Afrique du nord, avec des ramifications jusqu'en Espagne.
a écrit :Elle est portée au pouvoir par une coalition entre Arabes et Persans
a écrit :Sous les Abbâssides, les grands bénéficiaires de l'essor économique et social sont la classe des marchands et les milieux de la Cour.
a écrit :Le trait dominant de la propagande colportée par les missionnaires (dâ'î, plur. du'wâ) est la revendication de l'égalité sociale ‑ encore qu'on en exclut les esclaves ‑ et de la communauté des biens.
a écrit :La conception de la religion des ismâiliens met en avant la dimension rationaliste de l'Islam.
a écrit :(Koceila @ dimanche 14 janvier 2007 à 21:21)
Au fait, un grand poëte syrien, né au 10eme siécle et mort en 1057 disait:a écrit :"Les habitants de la terre se divisent en deux,
Ceux qui ont un cerveau, mais pas de religion,
Et ceux qui ont une religion mais pas de cerveau."
Al Maari
Koceila...
Es-tu bien sûr de ne pas commettre un contre-sens ? Ou en tout cas de le sous-entendre ?
Est-ce une critique de la religion en général (cela me surprend au dixième siècle, même dans l'avant-garde que constitue le monde arabe, je ne pensais pas qu'il y avait des intellectuels athées) ou bien faut-il remplacer religion par "sensibilité" pour en comprendre le sens actuel ?
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