a écrit :jeudi 2 mars 2006
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Pratiques pédagogiques et apprentissage de la lecture[/center]
Par Liliane Sprenger-Charolles et Pascale Colé
Liliane Sprenger Charolles et Pascale Colé nous font parvenir cette réaction aux différentes prises de positions sur la question des méthodes d’apprentissage de la lecture . Nous remercions vivement les auteures qui nous permettent ainsi de poursuivre une réflexion soucieuse d’échapper aux dogmatismes.
Après les prises de position de différents Ministres de l’Education Nationale, de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (Lang en 2002, Ferry en 2003 et de Robien en 2005-2006), la question de l’incidence des méthodes d’apprentissage de la lecture sur la réussite en lecture est de nouveau débattue. Dans ce contexte, et afin que chacun puisse se faire une opinion, il est important de présenter les résultats des évaluations effectivement disponibles.
Avant de présenter ces résultats, il est toutefois nécessaire de souligner que, si la finalité de la lecture reste bien la compréhension de ce qui est lu, cette évidence ne doit pas occulter le fait que la plupart des difficultés d’apprentissage de la lecture ne proviennent pas de difficultés de compréhension (ONL, 1998 ; Sprenger-Charolles et Colé, 2003). La maîtrise de la lecture nécessite en effet le développement de capacités très spécifiques, les capacités d’identification des mots écrits. Si la compréhension de phrases ou de textes s’effectue aisément et sans effort cognitif apparent chez le lecteur expert, c’est parce qu’elle « s’appuie » sur une identification des mots écrits qui se déroule de façon quasi-réflexe. Ce sont ces capacités qui sont spécifiques à la lecture. En revanche, les capacités de compréhension sont largement amodales, c’est à dire similaires pour la compréhension orale et écrite. De fait, on relève généralement, chez des lecteurs adultes possédant des compétences d’identification des mots écrits bien développées, une corrélation quasi parfaite entre leur compréhension orale et écrite (de l’ordre de plus .90). Par conséquent, un des objectifs principaux de l’apprentissage de la lecture devrait être de permettre à l’enfant de parvenir à comprendre ce qu’il lit de la même façon qu’il comprend ce qu’il entend. Pour cela, il doit développer des procédures d’identification des mots rapides, précises et automatiques.
Pour ce qui concerne la question de l’incidence des méthodes sur l’apprentissage de la lecture, on dispose principalement de deux synthèses (Ehri et coll., 2001a- 8) qui ont examiné une centaine de travaux publiés dans des revues internationales à comité de lecture [1] et qui incluent des études effectuées avec des enfants anglophones (scolarisés aux Etats-Unis, au Canada, en Grande Bretagne et en Australie) et non-anglophones (allemands et espagnols, entre autres). On dispose également de quelques travaux francophones récents (Braibant et Gérard, 1996 ; Goigoux, 2000) [2]. Dans tous ces travaux, l’impact des méthodes d’apprentissage a été évalué à la fois sur les capacités de compréhension écrite et d’identification des mots écrits.
Impact des pratiques pédagogiques sur l’apprentissage de la lecture (synthèses internationales)En 1997, le congrès des USA a demandé que l’incidence des pratiques pédagogiques sur l’apprentissage de la lecture soit évaluée. En relation avec les instances ministérielles de l’Education, le directeur de l’Institut National de la Santé de l’enfant et du développement humain a constitué un groupe d’experts, principalement des chercheurs reconnus pour leurs travaux dans le domaine des Sciences de l’éducation. Ce groupe a produit deux synthèses : l’une sur l’incidence des méthodes d’enseignement sur l’apprentissage de la lecture (Ehri et coll., 2001a) ; l’autre sur l’effet d’un entraînement des capacités d’analyse phonémique sur cet apprentissage (Ehri et coll., 2001b) dont on sait qu’elles sont fortement reliées à la réussite en lecture. L’effet d’un type particulier de méthode (ou d’entraînement) a été évalué en comparant les résultats d’enfants intégrés dans des groupes qui ont bénéficié de méthodes (ou d’entraînements) supposés avoir un effet positif sur l’apprentissage de la lecture à ceux d’enfants qui ont été exposés à des méthodes (ou à des entraînements) différents : le groupe dit « contrôle ».
Dans ces deux synthèses, les différences relevées après l’apprentissage entre les groupes sont présentées en nombre d’écart-type, des performances à plus ou moins un écart-type d’une moyenne étant « dans les normes ». En conséquence, si les enfants entraînés avaient des performances en dessous des normes avant l’entraînement, et si, suite à cet entraînement, ils améliorent leurs scores de 1 écart-type, ils entrent alors dans les normes, ce qui constitue un résultat loin d’être négligeable.
Incidence d’un entraînement de la conscience phonémique sur l’apprentissage de la lectureLes unités de base d’un système d’écriture alphabétique sont les graphèmes, qui correspondent aux phonèmes. Pour comprendre ce principe de transcription, l’enfant doit développer une capacité appelée « conscience phonémique » qui lui permet de concevoir les mots parlés comme une combinaison particulière de phonèmes. Mais, le phonème, considéré comme l’unité minimale de la langue parlée qui permet de différencier - dans une langue donnée - deux mots (par exemple « bol » et « vol ») est une unité difficilement accessible à la conscience pour des raisons de co-articulation (le mot « calcul » est prononcé /kal/kül/ et non /k+a+l+k+ü+l/). On a donc supposé qu’un entraînement systématique de la conscience phonémique faciliterait l’apprentissage de la lecture puiqu’il permettrait à l’enfant de comprendre le principe de transcription alphabétique. L’impact d’un entraînement de la conscience phonémique sur cet apprentissage a été évalué à partir de l’examen de 52 études.
Le premier constat de cette étude est que l’effet est plus important chez les enfants anglophones que chez les non anglophones (des enfants espagnols, allemands, hollandais, danois, norvégiens, suédois et finnois), tout au moins quand l’évaluation est éffectuée immédiatement après l’entraînement. En revanche, l’impact de ce type d’entraînement sur la lecture à plus long terme est de même amplitude, quel que soit le système orthographique considéré. Selon les auteurs, ces résultats s’expliqueraient par le fait qu’un entraînement à l’analyse phonémique aurait un effet immédiat plus fort chez les anglophones parce qu’il les aiderait à clarifier les relations entre graphèmes et phonèmes, qui sont plus inconsistantes dans leur système orthographique que dans les autres.
De plus, ce type d’entraînement a un effet très positif chez les enfants à risque pour l’apprentissage de la lecture, et plus particulièrement dans le long terme : le gain est alors de presque 1,5 écart-type. Ce résultat peut s’expliquer par le fait que ces enfants sont en général diagnostiqués tôt (au moins en grande section) et sur la base de la faiblesse de leurs scores en analyse phonémique. Il faudrait donc un certain temps pour que l’effet de l’entraînement porte ses fruits sur les capacités entraînées et, ensuite, sur la lecture.
En revanche, l’effet de ce type d’entraînement sur la lecture, voire sur les capacités entraînées, est plus faible chez les lecteurs en difficultés, ce qui suggère qu’un déficit d’analyse phonémique est à la base de leurs difficultés de lecture, un tel déficit étant difficile à compenser. Enfin, l’effet le plus notable est obtenu quand les enfants pouvaient en plus « jouer » avec les lettres correspondants aux phonèmes, ce qui suggère qu’une aide visuelle facilite l’émergence de la conscience phonémique.
Incidence des méthodes d’enseignement sur l’apprentissage de la lectureCette synthèse avait 4 objectifs principaux :
Evaluer si un enseignement systématique des correspondances grapho-phonémiques est celui qui aide le plus efficacement les enfants à apprendre à lire.
Evaluer si les différences sont significatives quelles que soient la nature des autres méthodes auxquelles ont été exposés les enfants du groupe contrôle : entre autres, les méthodes de type « mixte », qui enseignent le décodage, mais de façon non systématique, et les méthodes « whole word » ou « whole language ». Dans la méthode « whole word », les enfants apprennent d’abord quelques mots par cœur ; c’est seulement après cette étape (en général, pas avant la fin de la 1ère année du primaire), que débute l’apprentissage des correspondances grapho-phonémiques. A la différence de cette méthode, dans l’approche « whole language » cet apprentissage n’est pas différé, il est simplement réalisé en fonction des besoins des enfants.
Evaluer si ce type d’enseignement a un effet non seulement sur les capacités de décodage mais également sur la compréhension de texte.
Enfin, évaluer si cet enseignement est plus efficace dans certaines circonstances, entre autres :
en fonction de son moment d’introduction : très précoce (en 1ère année du primaire, voire en grande section de maternelle) ou plus tardif (à partir de la 2nd année du primaire) ;
en fonction des habiletés des enfants : ce type de méthode est il aussi efficace pour des enfants n’ayant pas été repérés comme étant à risque pour l’apprentissage de la lecture que pour ceux supposés à risque pour cet apprentissage pour des raisons linguistiques ou sociologiques, entre autres ?
Les 38 études prises en compte dans cette synthèse ont permis d’évaluer l’effet moyen d’un enseignement systématique des correspondances grapho-phonologiques sur les performances des enfants en lecture et en écriture de mots ainsi qu’en compréhension de textes, comparativement aux autres méthodes. Comme l’indique la figure 1a, un enseignement systématique des correspondances grapho-phonologiques en 1ère année du primaire, voire dès la grande section de maternelle (sur la figure, les résultats des deux années sont confondus) aide efficacement les élèves. En revanche, lorsque cette méthode est introduite plus tardivement (à partir de la 2nd année du primaire), son impact est plus faible. Ce dernier résultat peut toutefois être biaisé par le fait que la très grande majorité des études comportant un enseignement tardif des correspondances grapho-phonologiques (78%) a porté sur des enfants en difficultés.
De plus, ce sont les enfants à risque pour l’apprentissage de lecture (ceux qui avaient de faibles capacités d’analyse phonémique ou qui étaient intégrés dans des classes spéciales pour enfants en difficultés, ou encore ceux issus des milieux socio-économiques les moins favorisés) qui bénéficient le plus d’un enseignement systématique des correspondances grapho-phonologiques (figure 1b).
Parmi les méthodes qui s’appuient systématiquement sur les correspondances grapho-phonologiques, il a été possible de distinguer trois approches : celles qui utilisent uniquement les correspondances grapho-phonémiques, celles qui s’appuient uniquement sur des unités plus larges telles que les rimes des mots, et les approches mixtes. Ces trois approches ont toutes une incidence positive sur la lecture, les meilleurs résultats étant relevés avec un enseignement des correspondances grapho-phonémiques. Enfin, les méthodes s’appuyant systématiquement sur les correspondances grapho-phonologiques se sont avérées supérieures à toutes les autres méthodes, y compris aux méthodes qui enseignent ces relations mais de façon non systématique.
Ces résultats ont été observés quelle que soit la taille des groupes (de 20 à 320 enfants) et quel que soit le mode d’affectation dans les groupes (dans 63% des études cette affectation n’a pas été effectuée au hasard). Ils sont donc robustes et permettent d’avancer qu’un enseignement systématique et précoce des correspondances grapho-phonémiques est celui que aide le plus efficacement les élèves
Résultats des études disponibles dans le monde francophoneDeux études (Braibant et Gérard, 1996 ; Goigoux, 2000) ont évalué l’impact d’une méthode centrée sur le décodage grapho-phonémique comparativement à celui d’une méthode idéovisuelle, qui rejette l’enseignement du décodage parce qu’il ralentirait la vitesse de lecture et nuirait à la compréhension. L’hypothèse de ces études était que les enfants ayant bénéficié d’un enseignement idéovisuel devraient manifester des performances supérieures en lecture à celles des enfants soumis à un enseignement du décodage et, plus particulièrement, en compréhension écrite.
L’étude de Braibant et Gérard a été conduite auprès de 450 enfants scolarisés dans 25 classes de 2ème année du primaire de 12 écoles francophones de l’agglomération bruxelloise. Les caractéristiques de cette population étaient proches des moyennes de référence (origine sociale, âge, sexe, retard scolaire...). La nécessité de ne pas favoriser les élèves qui ont appris à lire selon une méthode plutôt qu’une autre a conduit les auteurs à renoncer à une évaluation des compétences de lecture à voix haute, cette tâche étant généralement utilisée uniquement par les enseignants qui utilisent une méthode phonique. De même, les capacités de compréhension écrite n’ont pas été évaluées par un test impliquant le recours à des stratégies d’anticipation contextuelles, ce type de stratégies étant privilégié par les enseignants pratiquant une méthode idéovisuelle.
Les capacités de décodage (conduisant à l’identification des mots écrits) ont donc été évaluées par une épreuve de lecture silencieuse. Un dessin sous lequel était écrit un mot était présenté aux enfants qui devaient décider si ce mot correspondait bien à celui représenté par l’image. Cette épreuve comportait des « mots tordus », par exemple, le mot « boire » sous le dessin d’une « poire ». La compréhension écrite a été évaluée par un test dans lequel l’enfant devait choisir, parmi 4 images, celle qui correspondait à un petit texte écrit. Par exemple, le texte « il est temps de se lever pour aller à l’école » était accompagné de 4 images : l’une avec une maman montrant l’heure à sa fille qui était dans son lit, sur une autre figuraient deux enfants sur le chemin de l’école, les deux dernières images présentaient respectivement une maman lavant sa petite fille et deux enfants en train de se laver.
Il ressort tout d’abord de cette étude que les capacités de décodage et de compréhension écrite en 2ème année du primaire sont largement expliquées par la méthode d’enseignement et les pratiques pédagogiques, le pouvoir explicatif de ces variables étant plus important que celui des facteurs socio-culturels, qui ne seraient donc pas les principaux déterminants de la réussite en lecture. Les autres facteurs associés à la réussite en lecture sont principalement la langue parlée à la maison et les compétences linguistiques des enfants. Ces deux facteurs n’ont cependant pas la même incidence sur les différentes mesures des capacités de lecture. Ainsi, les enfants qui ne parlent pas le français à la maison comprennent moins bien ce qu’ils lisent, alors que leurs capacités de décodage sont similaires à celles des enfants dont la langue maternelle est le français. De même, les compétences linguistiques (vocabulaire, capacités syntaxiques) interviennent dans la réussite au test de compréhension alors qu’elles n’influencent pas de manière significative les capacités de décodage. Toutefois, les problèmes de compréhension écrite relevés dans ces deux cas ne sont probablement pas spécifiques à la lecture.
De plus, quelle que soit l’origine sociale des élèves, l’approche idéovisuelle est moins efficace que l’approche phonique. En fait, comme l’indiquent les résultats présentés dans la figure 2, les enfants de milieux les moins favorisés qui ont été exposés à une méthode enseignant le décodage ont même des résultats supérieurs à ceux des enfants de milieux plus favorisés confrontés à une méthode idéovisuelle, et de nouveau à la fois avec le test évaluant leurs capacités de décodage et avec celui évaluant leurs capacités de compréhension écrite.
Enfin, les enfants qui ont été exposés à une approche phonique ont des résultats non seulement plus élevés mais aussi plus homogènes que ceux de l’autre groupe. Par exemple, dans le test de compréhension écrite supposé pourtant leur être plus favorable que le test de décodage, près de 50% des élèves exposés à une méthode idéovisuelle ont des résultats faibles (inférieur au percentile [3] 25), voire très faibles dans 25% des cas (inférieurs au percentile 10), seulement 10% ayant de très bons scores (supérieurs au percentile 75). Sur la même base et dans la même épreuve, 20% des enfants exposés à une méthode phonique ont de très bons scores, et seulement 10% des scores faibles.
Des tendances similaires ont été relevées dans une étude française [4]. Comme dans l’étude précédente, les enfants exposés à une méthode idéovisuelle, par rapport à ceux exposés à une méthode phonique, ont des résultats inférieurs, non seulement d’après les résultats aux épreuves développées pour l’étude (compréhension et décodage) mais aussi d’après ceux de l’évaluation nationale à l’entrée au CE2.
En résumé, les résultats des études disponibles indiquent que : l’enseignement systématique des correspondances grapho-phonémiques est plus efficace que toutes les autres méthodes ;
l’impact de ce type d’enseignement est plus fort lorsqu’il débute précocement ;
les enfants exposés à ce type d’enseignement obtiennent des résultats supérieurs (décodage et compréhension de textes écrits) à ceux des enfants qui ont bénéficié d’autres méthodes ;
cet enseignement est particulièrement bénéfique pour les enfants à risque de difficultés d’apprentissage de la lecture, que ce soit pour des raisons linguistiques ou sociologiques.
De plus, les entraînements précoces de la conscience phonémique facilitent l’apprentissage de la lecture, encore une fois, particulièrement pour les enfants à risque pour cet apprentissage, et lorsque les enfants pouvaient en plus manipuler les lettres correspondant aux phonèmes.Implications pour les pratiques pédagogiquesCe qui est en jeu n’implique pas une révolution : il s’agit seulement de demander aux enseignants de consacrer chaque jour, dès le début du CP, un laps de temps conséquent à des activités systématiques centrées explicitement sur les correspondances grapho-phonémiques, ce que font la majorité d’entre eux, mais pas tous. Les investigations de la recherche rejoignent donc les pratiques pédagogiques les plus fréquentes telles qu’on peut les appréhender par des enquêtes [5]. Toutefois, si seulement 5% des enseignants ne prennent pas en compte l’apprentissage des relations grapho-phonémiques, ou ne le font qu’occasionnellement et/ou tardivement, ce sont pratiquement 40.000 enfants qui sont concernés, et presque 8.000 si ce chiffre n’est que de 1%, ce qui est loin d’être négligeable.
De même, en grande section de maternelle, il faudrait chaque jour proposer de courtes séquences d’entraînement à la conscience phonémique. Le reste du temps scolaire pourra être consacré à d’autres activités, en particulier, à des activités de sensibilisation à la lecture et à la langue orale impliquant d’autres niveaux d’articulation de la langue que le niveau phonémique (morphologie, syntaxe, sémantique, pragmatique) essentiels pour comprendre l’écrit, comme l’oral. Certains chercheurs, tout comme certains enseignants, ont développé des aides pédagogiques à ces différents niveaux. Il faudrait toutefois évaluer les pratiques qui, dans ces domaines, sont les plus susceptibles de faciliter l’entrée dans l’écrit.
Résultats des études sur les processus cognitifs en jeu dans la lecture et sons apprentissageComme nous l’avons signalé dans l’introduction, les études sur les processus cognitifs en jeu dans la lecture chez celui qui sait lire suggèrent que ce lecteur utilise des procédures d’identification des mots écrits très rapides et fortement indépendantes du contexte. De plus, ce lecteur a immédiatement accès non seulement à l’image visuelle des mots écrits, mais également à leur forme sonore. C’est probablement pour cette raison que nous aimons les textes qui « sonnent » bien. La maîtrise progressive de ce type de procédures d’identification des mots écrits doit permettre à l’enfant d’atteindre un niveau de compréhension écrite égal à celui de sa compréhension orale, en le dégageant du poids d’un décodage lent et laborieux ou du recours à des anticipations contextuelles hasardeuses, certaines méthodes semblant faciliter plus que d’autres la mise en place de ces procédures.
Les travaux de recherche suggèrent également que, dans un système d’écriture alphabétique, la maîtrise du décodage est le sine qua non de l’apprentissage de la lecture. Les bons décodeurs précoces sont en effet ceux qui progressent le mieux, et le plus vite. En outre, la « transparence » de l’orthographe facilite cet apprentissage. Ainsi, les enfants espagnols apprennent à lire plus vite que les petits français qui eux-mêmes apprennent plus vite que les petits anglais. L’incidence de l’opacité de l’orthographe explique aussi pourquoi les petits français ont des résultats proches de ceux des espagnols en lecture, mais pas en écriture. En effet, les correspondances graphème-phonème (utilisées pour lire) sont très régulières en français, mais pas les correspondances phonème-graphème (utilisées pour écrire). Ainsi, alors que le mot "bateau" ne peut se lire que d’une seule façon, il existe différentes façons de l’orthographier. Les chercheurs français ont largement contribué à l’avancée des recherches dans ces différents domaines (voir, pour des synthèses, ONL, 1998 ; Sprenger-Charolles et Colé, 2003).
En conclusionIdentifier - et valider - les moyens qui permettent à tous les enfants de réussir au mieux était au centre des préoccupations des fondateurs français des sciences de l’éducation et des principaux mouvements pédagogiques, comme le Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN).
Ainsi, Paul Langevin, physicien connu pour ses travaux sur le magnétisme, la détection par ultrasons et la théorie de la relativité, qui est à l’origine, avec Henri Wallon, de la réforme "Langevin-Wallon" (1945), a également collaboré à la création du GFEN. Henri Wallon, seconde figure marquante de ce mouvement, était à la fois philosophe, neuropsychiatre, psychologue, pédagogue et homme politique. Il a fondé le laboratoire de psycho-biologie de l’enfant et la revue "Enfance". Une chaire de psychologie et d’éducation de l’enfance a été créée à son intention au Collège de France, en 1937. Gaston Mialaret, qui lui succéda à la tête du GFEN, avait une double formation : en psychologie et en mathématiques. Il a successivement été instituteur puis professeur de mathématiques. En 1967, il est devenu titulaire d’une chaire de psychologie qu’il a intitulée "chaire de sciences de l’éducation", donnant ainsi naissance à un nouveau département universitaire. Gaston Mialaret a également créé le premier laboratoire de psycho-pédagogie, à l’ENS de Saint Cloud. Ses travaux témoignent d’un effort constant de confrontation entre la pratique et la théorie pédagogique, d’une part, et les résultats de la recherche en éducation, d’autre part. Il accordait également une importance cruciale à la formation des enseignants, formation qui, selon lui, devait avoir pour principal objectif de leur permettre de développer une attitude scientifique devant les faits. Enfin, il a mis l’enfant au centre du dispositif éducatif, en insistant sur la nécessité de prendre en compte les divers processus psychologiques mis en oeuvre dans et par l’action éducative. Il ne faudrait pas renier ce passé, qui n’a rien d’anglo-saxon !
Liliane Sprenger-Charolles, Directeur de Recherche, CNRS et Université René Descartes, Paris.
Pascale Colé, Professeur des Universités, CNRS et Université de Savoie, Chambéry.
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RÉFÉRENCES
Braibant, J.-M., Gérard, F.-M. (1996), Savoir lire : une question de méthodes ? Bulletin de psychologie scolaire et d’orientation, 1, 7-45.
Ehri, L.C., Nunes, S.R., Stahl, S.A., Willows, D.M.M. (2001a). Systematic phonics instruction helps students learn to read : Evidence from the National Reading Panel’s meta- analysis. Review of Educational Research, 71, 393-447
Ehri, L.C., Nunes, S.R., Willows, D.M., Schuster, B.V., Yaghoub-Zadeh, Z., Shanahan, T. (2001b). Phonemic awareness instruction helps children learn to read : Evidence from the National Reading Panel’s meta-analysis. Reading Research Quarterly, 36, 250-287
ONL (1998, dirigé par Morais et Robillart). Apprendre à lire. CNDP - Odile Jacob, Paris.
Sprenger-Charolles, L. & Colé, P. (2003). Lecture et Dyslexie : Approche cognitive. Paris, Dunod.
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Figure 1 (d’après Ehri et coll., 2001b). Avantage d’un enseignement systématique des correspondances grapho-phonémiques selon la nature des compétences en lecture évaluées et le moment d’introduction de la méthode (1a) et selon le niveau de lecture des enfants et leur milieu socio-économique (1b, moyenne sur les différentes compétences)

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Figure 2. Résultats aux tests de compréhension et de décodage en fonction de l’approche pédagogique et du milieu socioculturel des enfants (MSC+ ou MSC- : milieu favorisé et défavorisé, d’après Braibant et Gérard, 1996)

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[1] Ces revues sont pratiquement toutes de langue anglaise, ce qui facilite l’accès à des travaux conduits dans différents pays. Toutefois, tous les chercheurs, y compris les chercheurs français, participent aux comités de lecture de ces revues et les travaux publiés, comme les revues existantes, sont issus de différents pays.
[2] Une autre étude est souvent citée : celle de Leybaert et Content (1995, Reading and spelling acquisition in two different teaching methods : A test of the independence hypothesis. Reading and Writing, 7, 65-88). Or cette étude n’avait ni l’objectif, ni les moyens, d’évaluer les effets de différentes méthodes sur le niveau de lecture des enfants dans la mesure où il n’y avait qu’une classe par méthode (l’effet méthode se confond donc avec l’effet enseignant) et que l’effectif des groupes était très faible (entre 12 et 16 enfants). L’objectif de cette étude était en fait de vérifier si, quelles que soient les méthodes, les enfants développent des procédures de lecture identiques.
[3] Les percentiles permettent de situer le niveau d’un enfant. Ils sont calculés en fonction des résultats obtenus à un test standardisé. Les scores dans les percentiles 10 et 25 sont ceux obtenus respectivement par les 10% et les 25% des enfants les plus faibles de la population de référence, ceux dans le percentile 75 correspondant aux scores des 25% des enfants les plus forts. Quand, dans une étude spécifique, comme cela est ici le cas, 50% des enfants ont des scores inférieurs au percentile 25 alors que 10% ont des scores supérieurs au percentile 75, cela signale que, par rapport à ce qui est attendu normalement, il y a une sur-représentation des enfants les plus faibles et un sous-représentation des plus forts.
[4] Goigoux, R. (2000). Apprendre à lire à l’école : les limites d’une approche idéovisuelle. Psychologie Français, 45, 233-243
[5] Nous ne disposons pas de données statistiques récentes. On peut toutefois signaler les résultats d’une enquête nationale publiée en 1994. Cette étude, qui a porté sur les pratiques pédagogiques de 2500 maîtres de CP, indique que 91% d’entre eux disaient qu’ils mettaient l’accent sur la maîtrise des correspondances entre « les lettres et les sons ». Cela signale qu’environ 10% ne le faisaient pas à cette époque. De plus, il est difficile de savoir dans combien de cas cet enseignement était, d’une part, précoce et, d’autre part, systématique (Fijalkow, E. et Fijalkow, J., 1994. Enseigner à lire et à écrire au CP : Etat des lieux. Revue Française de Pédagogie, 107, 63-79).