La sous-traitance, une fabrique de silence

Message par Sterd » 23 Oct 2006, 11:17

a écrit :La sous-traitance, une fabrique de silence
A Dunkerque, la cascade de sociétés autour d'Arcelor crée anonymat et indifférence.


Par Sonya FAURE
QUOTIDIEN : Lundi 23 octobre 2006 - 06:00

Dunkerque envoyée spéciale

Dix ans qu'il est dans le métier. Pascal est incollable sur les techniques de nettoyage. «Il y a le balai trapèze, le nettoyage humide, le décapage... Mais tout ça c'est fini. A peine le temps de passer un coup de dweel [serpillière en flamand, ndlr], et on passe au bureau suivant. Dire que, à l'époque, certains endroits étaient cirés...» Pascal est agent d'entretien chez Arcelor, à Dunkerque. Il ne dit pas qu'il a été embauché, il dit «repris»«On a été repris il y a trois ans. Avant, on faisait partie de la société Sin & Stes. Maintenant, c'est Renosol.» Une entreprise filiale du groupe Dalkia, lui-même sous-traitant d'Arcelor. Pascal dit aussi qu'il «fait des prestations de nettoyage»«Les dames font les bureaux. Nous, les hommes, c'est plutôt les vestiaires.»

Pour 1 000 euros mensuels, il travaille sur plusieurs usines des environs de Dunkerque qui ont délégué leurs travaux d'entretien à une société spécialisée. Elles se débarrassent ainsi de la gestion du personnel et mettent en concurrence plusieurs entreprises pour obtenir des prix plus avantageux. Le contrat commercial est régulièrement révisé et remis en jeu. A chaque fois, le sous-traitant compresse les dépenses pour garder la main. «La surface à nettoyer est toujours la même, mais on est de moins en moins nombreux à le faire», témoigne Pascal. 26 douches par jour, à 10 minutes la douche. Puis les lavabos, les sanitaires, les poubelles, le sol... «C'est le principe de la sous-traitance, on oppose les salariés entre eux, estime Philippe Collet, secrétaire syndical CGT d'Arcelor Dunkerque. Les salariés d'Arcelor gueulent parce que le vestiaire est dégueulasse, se plaignent au chef de service, qui tire les bretelles du responsable de l'entreprise sous-traitante.» Et, au final, c'est Pascal qui prend.

Ça fait longtemps, une vingtaine d'années déjà, que les organisations syndicales «veulent faire la transparence sur cette histoire-là», comme dit Philippe Collet. Une histoire obscure à force de filialisations, où l'on ne discerne plus très bien qui travaille pour qui, ni sous quel statut. Les sous-traitants d'Arcelor en appellent eux-mêmes à des entreprises extérieures, qui sous-traitent à leur tour... «En bout de chaîne, beaucoup d'intérimaires. Certains ne savent même pas pour qui ils travaillent», réprouve Karim Abbas, élu CGT, syndicat majoritaire chez Arcelor Dunkerque : «Il n'est pas rare qu'on les appelle sur leur portable pour leur proposer une embauche pour le jour même.»

«Jusqu'où il va, le coeur de métier ?» Sur le site d'Arcelor Dunkerque, ils seraient en permanence 1 800 à 2 000 salariés de sous-traitants, contre 3 500 agents directs du groupe de sidérurgie. «Chaque année, on ferraille avec la direction pour obtenir des chiffres qui n'apparaissent nulle part», se plaint Philippe Collet. Et la direction joue sur les mots : «Je n'aime pas le mot sous-traitance, qui introduit une notion d'infériorité, explique le directeur de l'usine, Jean Jouet. Je préfère parler de cotraitants ou d'entreprises extérieures. Comme je le dis souvent aux partenaires sociaux : une entreprise n'est pas là pour créer de l'emploi, mais de la richesse.»

Pan par pan, de nombreux métiers ont été externalisés. Le parc à ferraille, l'atelier de réparation des wagons, les pontiers du laminage, les ouvriers des portiques ­ ceux-là mêmes qui avaient décroché, dans les années 70, un statut de dockers ­, mais aussi des activités informatiques. «Mais jusqu'où il va, le coeur de métier ? se demande Philippe Collet. Au rythme où ça va, le directeur d'usine, il va bientôt ne plus servir à rien non plus...»

«Larbin». La plupart des salariés sous-traitants qui répondent aux journalistes sont syndiqués. Et même eux craignent pour leur emploi. Celui-là, qui avait crânement donné son nom, s'est rétracté : «Mes collègues m'ont dit que j'allais faire perdre le contrat à la boîte, ils m'ont demandé de vous rappeler et de rester anonyme...» Il avait dit qu'il travaillait sur le site d'Arcelor depuis vingt ans, mais pas pour la même entreprise. «Je suis passé de la PME qui a perdu le contrat à celle qui l'a gagné. Le nom change, mais les unes reprennent souvent une partie des salariés des autres. Chaque passage à la concurrence peut être l'occasion de perdre le peu d'avantages qu'on a, comme l'ancienneté.» Il avait aussi parlé de ces entreprises donneuses d'ordres qui ferment. Leurs salariés bénéficient parfois d'un plan de reclassement. «Mais tout le monde se moque de savoir que les sous-traitants, qui perdent par la même occasion leur boulot, n'ont droit à rien.» Agents d'Arcelor et sous-traitants travaillent souvent aux mêmes endroits. Parfois pour effectuer le même genre de tâches. Les inégalités exacerbent les tensions. «Sur le chantier, quel que soit notre grade, on est le larbin des salariés intégrés», explique ce salarié d'une entreprise de maintenance.

Dans les couloirs de l'usine, des panneaux d'affichage vantent le «Zéro accident». «Normal : la plupart des travaux à risque ont été sous-traités», juge Philippe Collet, de la CGT. «Les sous-traitants ont quatre à cinq fois plus d'accidents du travail que les salariés sous contrat Arcelor, rapporte Michel Pouillerie, délégué syndical CFDT. En bas de la cascade de sous-traitances, les salariés ne sont pas formés, ils ont du mal à avoir des chaussures de sécurité.» L'usine, dont le site est classé Seveso 2, mène depuis des années une politique de prévention. Dans son bureau, le directeur de l'usine, Jean Jouet, suit de l'index les lignes d'un tableau coloré : «Voyez, tous ces éléments rentrent en compte dans la note globale de l'entreprise sous-traitante, d'après laquelle on reconduira ou non le contrat : le comportement, le respect des délais, de l'environnement, la compétitivité et, en rouge, la sécurité. Celles qui ont trop d'accidents du travail sont blacklistées .»
Ce suivi a des effets pervers : «Notre employeur nous a dit texto : "En cas d'accident, n'allez pas à l'infirmerie d'Arcelor, qui préviendrait la direction, mais directement à l'hôpital." En même temps, on comprend un peu le patron, faut pas qu'il perde le contrat», racontent ces employés de la maintenance. Cet été, Patrick Darcy, un sous-traitant qui tirait les câbles dans la zone de laminage à chaud, est mort d'une crise cardiaque à son poste de travail ( Libération du 18 août). «Mort naturelle», selon la direction. «Coup de chaleur d'un homme qui n'avait pas signé de contrat de travail ni passé la visite médicale», explique la CGT, qui s'est portée partie civile. «Lors du comité d'entreprise d'Arcelor de septembre, dans la case "faits marquants", le décès de Darcy n'apparaissait pas, s'émeut Philippe Collet. Comme si rien ne s'était passé.»

«Patrons ripoux». La direction de l'usine assure mener une grande réflexion pour maîtriser les dérapages de ses sous-traitants. «On a eu quelques difficultés avec des patrons ripoux, reconnaît Jean Jouet. Certaines entreprises ont les yeux plus gros que le ventre et font appel à un sous-traitant plus petit qu'elle en lui mettant la pression.» Arcelor a instauré une charte de bonne conduite pour les entreprises extérieures : recours à l'intérim limité, interdiction du travail dissimulé... Elle travaille également sur l'élaboration de fiches de postes que toute entreprise extérieure présente sur le site devra apporter sur le chantier (notamment en cas de visite de l'inspection du travail) avec les codes Urssaf, fiches de paie et contrats de travail. «Ça devient tellement complexe, soupire Jean Jouet. On a déjà trois salariés qui travaillent à temps plein sur les badges et documents à délivrer aux intervenants extérieurs.» Avec leurs badges collés à la blouse, on les repère de loin : à chaque entreprise sa couleur d'uniforme. «D'ailleurs, le grand jeu des salariés de la sous-traitance, c'est de se trouver des bleus de travail les plus neutres possibles, pour ne pas se faire repérer», rapporte l'un d'eux, anonyme. «Moi, à chaque fois, j'arrache le logo de ma veste.» Invisibles, mais pas encore assez.


http://www.liberation.fr/actualite/societe/212385.FR.php
Sterd
 
Message(s) : 0
Inscription : 27 Nov 2005, 20:51

Retour vers Presse et communiqués

Qui est en ligne ?

Utilisateur(s) parcourant ce forum : Aucun utilisateur inscrit et 1 invité