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Le délire antilibéral
de Claude Imbert
La France est le seul pays d'Occident où le mot « libéral » porte, dans un large public, sinon l'aversion, du moins l'opprobre. Comme si nous ne vivions pas dans une démocratie libérale et de libre marché. Certes, tous ceux qui, comme Jacques Chirac, vitupèrent le libéral ne font que dénoncer une confiance excessive dans les vertus du marché : ils ne songent pas pour autant à changer de régime. Reste qu'on ne cède pas sans imprudence à l'antilibéralisme compulsif. Il installe dans l'esprit public un refus consistant de l'économie moderne. Il ne fait pas de la France une démocratie pacifiée.
Il existe, chez nous, à l'extrême gauche, un quarteron minoritaire de petits partis toujours dopés à l'utopie révolutionnaire. Du moins reste-t-elle utopique. L'ennui, c'est qu'au-delà de ce noyau s'élargit une culture anticapitaliste, voire antilibérale, qui plombe notre démocratie.
En y rêvant d'un autre monde, on s'y détourne du nôtre, on s'en écarte dans l'incivisme, l'abstention, dans le harcèlement de ses valeurs. Cheminant sous la phobie du libéralisme et de la dictature des mar-chés, la rumination court toujours, sinon d'un changement radical, du moins d'une évasion hors des consensus démocratiques. Résister à la jungle du marché ? Rien de plus légitime ! Mais le délire antilibéral passe, chez nous, la mesure. Il exerce « un pouvoir d'influence rhétorique, voire théorique (1) » inquiétant.
Sa fièvre aura nourri le non référendaire à une Europe que nous avons voulue, en effet, libérale. A la question : « Le système de libre entreprise et de l'économie de marché est-il le meilleur pour l'avenir ? » les Français sont seuls à répondre en majorité par la négative (36 % pour, 50 % contre) (2). Sans commentaire !
Le 10 % électoral de l'ultragauche suffit à peser sur un Parti socialiste encore incertain de ses frontières idéologiques. A l'exception d'un Strauss-Kahn et, semble-t-il, d'une Ségolène Royal, combien de sociaux-démocrates craignent encore de passer pour ces social-traîtres que dénonçait jadis le Parti communiste ? Combien songent, tel Fabius, à rameuter contre le loup-garou libéral les vestiges du Programme commun ? Et parmi les Buffet, Laguiller et autres Besancenot, combien pensent encore que la catastrophe du communisme - ses millions de morts, son massacre des libertés, sa stérilité économique - ne doit être imputée... qu'à quelques erreurs regrettables de Lénine et de Staline ? A leurs yeux, le ver n'était pas dans le fruit de l'équarrissage égalitaire : ils gardent l'illusion d'un équarrissage vertueux...
L'altermondialisme relaie leurs illusions. En son sein, et à côté d'un courant réformiste, monte une dénonciation anarchique de la pensée unique : elle attaque le logiciel, en effet unique, des démocraties libérales. Des soixante-huitards repentis conservent de leur adolescence une fronde effervescente contre le capitalisme anglo-saxon, la Banque mondiale, le FMI... Ils montrent pour des dictatures à la cubaine d'insolites faveurs pourvu qu'elles bouffent du Yankee...
Un José Bové - Astérix du terroir mais altermondialiste militant - embobine des foules de gogos. Le facteur Besancenot distribue chez les âmes simples le courrier du coeur d'une contestation radicale. Enfin, des intellectuels entretiennent la même antienne dans un monde enseignant où le passé de l'illusion marxiste a du mal à passer.
Le relais médiatique qui leur est généreusement accordé continue d'infuser une culture populiste antilibérale qui envahit la gauche. Elle gagne aussi, à travers le souverainisme protectionniste, plusieurs territoires de la droite. Enfin, chacun ressent que la pénétration de cette contestation dans le monde syndical durcit les luttes et ravage les concertations nécessaires du dialogue social.
Il en résulte une intensité de l'opposition aux réformes, celles qu'ont entreprises ou achevées tous nos voisins européens. Et, bien sûr, ceux de l'Europe du Nord, où une protection sociale élevée n'a pas aboli le souci de compétitivité.
Notre exception française tire sa lointaine origine de plusieurs traits profonds de la culture nationale. « La mort du communisme soviétique, écrit Philippe Raynaud, n'a pas entraîné la fin d'un imaginaire social et politique », qui doit beaucoup à la passion antilibérale... « L'absence d'une critique radicale du communisme dans la gauche socialiste a favorisé sa survie... »
Ajoutons que la droite française, en invoquant, par dérobade, et pour ses réformes, les contraintes diabolisées de l'Europe libérale, aura réveillé un protectionnisme à terme désastreux.
En un mot comme en cent, la phobie antilibérale vieillit et isole la France. Nos hommes d'Etat le savent. Mais ils en ont peur.
1. « L'extrême gauche plurielle », de Philippe Raynaud (Autrement). 2. Enquête Globescan dans 22 pays.
© le point 19/10/06 - N°1779 - Page 5 - 706 mots