Voici d'autres extraits:
a écrit :Alors que la République avait réussi jusque-là à uniformiser tous ceux qui vivaient sur son territoire et à en faire des français, elle se retrouve à présent face à des gens nés et ayant grandit ici qui ne se reconnaissent pas dans la France. C'est que les immigrés d'Afrique du Nord ou d'Afrique noire se trouvent être, au contraire des immigrés européens qui les avaient précédés, d'anciens colonisés.
Le colonialisme et l'impérialisme n'ont pas été une tache sur la tunique immaculée de la République, ils ont été son fondement même. Et ce dès 1793, date à la quelle la guerre dite révolutionnaire a été transformée en guerre de conquêtes territoriales par les jacobins, au nom des idéaux universels de la Révolution française, avec les suites que l'on sait... L'universalisme français fut identiquement impérial et colonial. L'essentiel de l'entreprise coloniale fut le fait de la IIIé République. La personnalité de celui qui en fut le grand instigateur éclaire bien la logique qui a présidé à la construction de l'édifice républicain: ministre dans le gouvernement versaillais qui réprima la Commune de 1871, puis ministre de l'Instruction publique (et qui, à cette fonction, organisa l'éradication des "patois" dans tout l'Hexagone), chargé ensuite de la colonisation, Jules Ferry justifia celle-ci au nom des valeurs supérieures de la République française.
Là aussi, la rupture entre les jeunes précaires et chômeurs issus de l'immigration et les travailleurs français a des racines historiques. L'adhésion de ces derniers aux valeurs nationales, à travers les partis de gauche, se fit bien sûr au détriment de la solidarité avec les opprimés des colonies. L'idéologie jacobine reposait sur le culte de l'Etat-nation et la gauche française n'a jamais dévié de cette ligne, y compris le PCF qui réussit à combiner sa fidélité au Komintern avec le nationalisme français. Après la Seconde Guerre, le parti, fort de son rôle dans la Résistance et obsédé par la théorie des blocs, considérait que face à l'hégémonie américaine, il fallait défendre coûte que coûte la Nation. Pour cette raison, le PCF ne soutint jamais la perspective de l'indépendance algérienne, allant jusqu'à voter les pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet en 1956 (qui impliquaient entre autre l'octroi des pouvoirs de police au général Massu). Sous le prétexte de combattre l'impérialisme US, le PCF cautionnait l'impérialisme français. De plus, l'Algérie colonisée correspondait à trois départements français, et la République, c'est bien connu, est "une et indivisible".
a écrit :La désintégration des liens, familiaux, de voisinage, de toute forme d'entraide directe au profit de l'assistance impersonnelle de l'administration, et la quasi-impossibilité de se démerder par des petits métiers indépendants dans un pays aussi réglementé, tout cela fait qu'un salarié qui perd son boulot perd généralement les quelques relations sociales qu'il avait. Il suffit que la perte de son emploi coïncide avec des problèmes personnels pour que la vie de l'ex-travailleur bascule tout entière. Et il peut arriver très vite de se retrouver homeless dans un pays comme la France, malgré tous les dispositifs d'aide aux chômeurs type allocation logement (lesquels sont d'ailleurs de plus en plus remis en cause, histoire de mener la vie encore plus dure à ces salauds de pauvres). Pas étonnant que l'on voie même d'ex-cadres à la rue: pour avoir tout misé sur leur carrière professionnelle, ils se retrouvent sans ressources dès qu'ils perdent leur emploi. C'est ici que l'expression de ressources humaines, qui définit un département spécial de l'exploitation dans laquelle le salarié est totalement déshumanisé, réduit à un élément statistique, retrouve son sens véritable.
La première et l'ultime ressource d'un être humain, en effet, comme n'importe quel indigène des sociétés dites primitives le sait, c'est de cultiver un réseau de relations d'échange réciproque: or, le travailleur occidental disposant d'un emploi durable se suffit parfaitement à lui-même. Et l'univers suburbain où il vit, le plus souvent, est fait pour l'empêcher d'avoir de ces relations d'entraide qui caractérisait les quartiers ouvriers de jadis. En outre, l'hystérie du travail est telle que, pour beaucoup, l'univers se limite à leur espace professionnel - espace où l'organisation du travail est entièrement fondée sur la mobilité et la promotion individuelle. Quand l'employeur n'a plus besoin d'eux, ils se découvrent monstrueusement seuls.
Ne nous y trompons pas: les questions d'appartenance, d'identité culturelle, etc., sont des question sociales. La question sociale, c'est, fondamentalement, celle du rapport au monde. L'isolement, la séparation de l'individu et de la communauté sont la condition même du fonctionnement de la machine capitaliste. Le Capital doit impérativement détruire, par la violence directe ou par la contrainte insidieuse, toute forme d'appartenance locale, à l'image de ces paysans anglais du XVIIIè siècle que l'on obligea, par la pratique des enclosures, à fuir les campagnes pour aller grossir dans les villes l'armée de réserve du salariat industriel. Déracinés, privés du point d'appui de la communauté villageoise, ils devenaient taillables et corvéables à merci par les fabricants de textile de Manchester et de Birmingham. Nous sommes au stade où ce processus s'est mondialisé, sous des formes diverses. Ce qui signifie que les incendies de la banlieue ne posent pas la question des droits, mais celle de la lutte sociale réelle, parce que les jeunes chômeurs-à-vie et précaires qui naissent et grandissent dans ces zones de relégation ne sont pas le résultat d'une injustice particulière, mais la condition de fonctionnement d'un pays capitaliste avancé. Les services, qui constituent à présent la part dominante de l'activité capitaliste, ne sauraient fonctionner sans l'existence de ces relégués.
a écrit :Ainsi, une nouvelle resucée du discours citoyenniste ne nous aura même pas été épargnée, l'humoriste Djamel Debbouze incitant les jeunes, après deux semaines d'incendies, à s'inscrire sur les listes électorales (appel entendu, si l'on en croit les médias). En France, tout finit - littéralement - par des élections. On a mis fin à la révolte du printemps 1968 par une consultation électorale, par exemple... Quel aboutissement extraordinaire de la révolte des banlieues, n'est-ce-pas, que de pouvoir faire son choix entre Laurent Fabius et Noël Mamère, entre Ségolène Royal et Marie-Georges Buffet! Du moment que l'on fait barrage... Mais quelle élection mettra fin à la désintégration urbaine et rurale, à la misère psychologique et culturelle, à la manipulation médiatique des foules solitaires, à l'exploitation sans cesse plus brutale de la main d'oeuvre, à l'exode et à la délocalisation mondiale des individus, à la falsification industrielle de l'air qu'on respire, de l'eau qu'on boit et de la nourriture qu'on avale?
Les Debbouze et consorts, qui ont réussi dans la société française, se placent au point de vue de la promotion d'une upper middle class bronzée et noire, d'une Beurgeoisie. "Au-delà des mots, il faut passer aux actes", déclarait Joey Starr, en brandissant sa toute nouvelle carte d'électeur lors du rassemblement citoyenniste du 20 décembre à Clichy-sous-Bois. Dix ans plus tôt, le même Joey Starr avait, lors d'un concert resté fameux, incité les jeunes a attaquer les flics: et voilà que, lorsque ceux-ci passent concrétement à l'acte, il n'a rien d'autre à proposer que de passer à l'isoloir?! Quelle inversion de la réalité: les actes ont été réalisés, dans la rue. Ce sont les mots qui manquent, ou qui travaillent contre la révolte. Et de plus, voter n'est pas un acte, c'est une délégation de pouvoir. Réduire l'énergie d'une révolte à la simple participation aux scrutins électoraux, c'est la court-circuiter.
La comédie citoyenniste désamorce l'énergie de la révolte, en emiettant la voix collective des jeunes exclus de banlieue en bulletins de vote, en abandonnant leur seule force - celle de la communication directe entre eux - au profit d'une délégation individuelle de pouvoir à des professionnels de la parole. Au-delà de la nécessité de "faire barrage" à Sarkozy aux présidentielles à venir, il s'agit bien de faire rentrer les agités dans le rang.