LE MONDE | 31.03.03| 12h40
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Pour contrer le plan de reconstruction imaginé par Washington, le Medef prépare une réunion à laquelle sont conviées les sociétés présentes au Moyen-Orient. Mais beaucoup de chefs d'entreprise jugent indécent de parler de l'après-guerre tant que le conflit dure
Les entreprises françaises redoutent d'être exclues par les Etats-Unis des marchés de la reconstruction de l'Irak, une fois la guerre achevée.
"Tant que le conflit est en cours, il est indécent de parler de reconstruction en Irak". Tel est, en résumé, le discours du patronat français. Des propos, calés sur les positions diplomatiques tricolores, qui n'empêchent pas la montée d'un certain pessimisme.Outre-Atlantique, le gouvernement américain organise ouvertement l'après-conflit en faisant miroiter d'énormes contrats à des sociétés nationales (Halliburton, Bechtel, Parson...) pour la rénovation du port d'Oum Qasr, la reconstruction d'écoles ou de milliers de kilomètres de routes (Le Monde du 26 mars).
Des appels d'offres dont la réalisation est encore hypothétique mais qui ont déconcerté certains dirigeants français. "C'est ridicule de vouloir s'attribuer des projets de reconstruction d'ouvrages qui ne sont pas encore détruits alors que des gens se font massacrer. La priorité est à l'arrêt des conflits", s'insurge Jihad Feghali, PDG de Nutris Co, qui représente 140 PME françaises en Irak. Ce patron, qui a géré pour 50 millions d'euros de contrats avec ce pays en 2002, reconnaît que la situation est délicate. "Si on ne prépare pas l'après-guerre, on va nous dire qu'on se fait distancer. Si on le fait, on va nous rétorquer qu'on ne pense qu'au commerce". Tout comme l'Association franco-irakienne de coopération économique (Afice), il milite pour que la gestion de l'après-conflit soit dirigée par les Nations unies.
"DES CONTRATS EN ATTENTE"
En 2002, la France a exporté pour 474 millions d'euros de contrats en Irak dans le cadre du programme "Pétrole contre nourriture". Des exportations de machines agricoles, de véhicules de chantier, de voitures particulières, de groupes électrogènes... Les très grandes entreprises impliquées comme Peugeot ou Renault Trucks expliquent prudemment que ce marché n'est pas vraiment stratégique. Mais les plus petites n'hésitent pas, elles, à dénoncer l'attitude hégémonique des Américains."Les Etats-Unis, qui ont été exclus du programme "Pétrole contre nourriture", veulent tout s'attribuer", affirme Jean-Claude Schneider, directeur export de Case Poclin dont l'entreprise, "présente depuis trente-cinq ans en Irak", a fourni des machines de terrassement pour la construction de pipelines, d'autoroutes ou des grands systèmes d'irrigation de la région de Moussayeb. La même appréhension s'exprime dans le secteur pétrolier. "Nous craignons que la gestion des puits soit attribuée aux Américains", reconnaît Denis Houssard, directeur commercial de Malbranque, spécialisé depuis cinquante ans dans les têtes de puits pour l'exploration. Cette PME qui réalise 60 % de son activité au Moyen-Orient était en attente d'un contrat de "plusieurs millions" avec l'Irak.
Le laboratoire Jacques Boy, qui vend des réactifs de diagnostic médical, exprime aussi son inquiétude. "Nous avons des contrats pour 500 000 euros en attente", explique le responsable commercial Jean-Claude Diot. Cette petite PME, dont le chiffre d'affaires est de 3 millions d'euros, s'était rendue à la foire de Bagdad en novembre 2002 pour entretenir de bonnes relations commerciales. Tout comme 70 autres entreprises françaises intéressées par ce marché sans grande concurrence américaine, puisque le programme "Pétrole contre nourriture" n'avait pas enlevé au gouvernement irakien le pouvoir de choisir ses fournisseurs.
D'ici quelques jours, tous ces acteurs devraient se retrouver au Medef pour une réunion consacrée à l'Irak. Il s'agit tout d'abord de clarifier la situation de plusieurs sociétés touchées par la suspension temporaire du programme des Nations unies. Mais ces problèmes pratiques ne devraient pas occulter le thème central du débat : comment maintenir la présence française après le conflit ? "En 1991, à la suite de la guerre du Golfe, la France ne s'était pas bien organisée. Elle avait mal anticipé", reconnaît Thierry Courtaigne, directeur général du Medef International. Au Koweït, ce sont les sociétés américaines qui ont obtenu la plupart des gros contrats de reconstruction. "Nous en avons tiré des conclusions", estime M. Courtaigne qui insiste sur le fait que la réunion programmée "sera tout sauf politique".
AGE D'OR
La France a, dans les années 1970 et 1980, connu un âge d'or en Irak. Les grands chantiers lancés par le pays – aéroport, autoroutes du sud, canalisation d'eau et égouts dans la capitale – ont bénéficié à Vinci (qui a repris l'ex-SGE et Dumez), Spie Batignolles, Fougerolle, Bouygues... L'armée irakienne a même acheté des Mirage F1. De nombreuses entreprises parapétrolières ont également conseillé les Irakiens pour leur industrie. La mise en place du programme "Pétrole contre nourriture", en 1996, a encore permis à la France de maintenir sa présence. "Avant la guerre du Golfe, la part de marché des groupes français n'était que d'environ 5 %, se souvient Jack Sarnelli, conseiller économique à Bagdad pour la France de 1996 à 2001. Nous avons pris des positions, car nous voulions que les entreprises soient à pied d'œuvre le jour où l'embargo serait levé". Près de 2,4 milliards d'euros de contrats ont ainsi été signés entre 1996 et 2002. Parmi les plus importants, ces dernières années, celui d'Alcatel (76 millions de dollars en septembre 2001 pour des centraux et réseaux téléphoniques), de SDMO (une centaine de millions d'euros pour des groupes électrogènes en 2001), de Renault Trucks (1 350 camions de chantier sur deux ans) ou encore Peugeot (3 000 voitures en 2002).
Mais, en dépit de ces contrats, les relations commerciales des quinze derniers mois ont été chaotiques. Bagdad a mal perçu la position française adoptée en 2001, qui prônait des sanctions plus légères, mais non la levée de l'embargo. "A la foire de novembre 2001, se souvient un entrepreneur, le ministre du commerce irakien en personne est venu nous dire que nous allions pâtir de cette prise de position." En 2002, les exportations françaises ont baissé de 29 %, au profit de l'Egypte, la Jordanie, la Syrie et les Emirats arabes unis mais aussi la Russie, l'Australie et la Chine. "Il y a eu un rééquilibrage politique", reconnaît Christian Valéry, qui organise le pavillon français de la foire. De premier fournisseur en 2001, la France a rétrogradé au-delà du dixième rang.
La situation irakienne illustre, jusqu'à son paroxysme, les jeux de pouvoir des milieux d'affaires. Les entreprises françaises ne voudraient pas être exclues, pas plus que les autres Européens, du chantier de reconstruction de l'Irak évalué à 30 milliards de dollars sur les trois prochaines années par le Programme des Nations unies pour le développement (PNUD). La France voudrait aussi préserver les intérêts de son champion national pétrolier, TotalFinaElf, qui a misé sur l'Irak depuis des années. Cependant, de nombreux patrons ne veulent pas froisser l'ami américain, premier partenaire commercial de la France, hors Europe, qui a acheté en 2002, pour plus de 26 milliards d'euros de produits français.
Laure Belot
a écrit :
500 millions de dollars de contrats américains
Le gouvernement irakien, qui avait le pouvoir de choisir ses fournisseurs dans le cadre du programme "Pétrole contre nourriture", n'a pas favorisé les Etats-Unis . Mais on estime, de source onusienne, que 335 millions de dollars de contrats ont été passés depuis 1998 par des entreprises américaines via leurs filiales françaises, tel le groupe Halliburton qui aurait obtenu pour 97,3 millions de dollars de contrats, essentiellement pour des pompes.
De plus, 308 contrats ont été signés par des agents français vendant des produits américains pour un montant de 160,7 millions de dollars. Les contrats de produits américains avoisineraient donc les 500 millions de dollars. Certaines sociétés britanniques sont également passées par leurs filiales françaises pour obtenir des contrats, pour un montant, depuis 1998, de l'ordre de 87 millions de dollars. -