(Milan @ dimanche 20 août 2006 à 23:48 a écrit :
J'hésite à reproduire ici l'article de JP Béja qui est bien long. Voici en tout cas un lien vers cet article :
www.cefc.com.hk/fr/pc/articles/art_lign ... ligne=3508
Le livre de Becker est paru en traduction française en 1998 sous le titre de "La famine de Mao". Je ne le possède pas.
Je ne sais pas si les autorités chinoises ont reconnu cette surmortalité et ont donné des chiffres, mais, comme je l'ai écrit, un institut de recherche de Pékin a publié au début des année 80 une étude donnant des chiffres impressionnants. Tu t'en étonnes. Je m'étonne que tu t'en étonnes. C'était en effet tout à fait dans l'intérêt de la fraction ("droitière") du PC chinois qui était alors en train de conquérir le pouvoir. Mao, l'artisan du "grand bond en avant", était mort en 76. Quelques plus tard, sa veuve était arrêtée. Deng (l'un des boucs émissaires de l'échec du "grand bond") était rétabli dans ses fonctions par le comité central en 1977. En 1979, le "grand bond en avant" était qualifié de "grand bond en arrière". Et en 1980, s'ouvrait le procès des deux "cliques contre-révolutionnaires" maoîstes (source : Quid !)
Les autorités chinoises n'ont sûrement pas utilisé le mot "holocauste" effectivement....mais un mot chinois ! Et le traducteur n'a peut-être pas trouvé mieux.
ton article est interessant, donc je le mets en quotes pour que les forumeurs puissent constater de visu...
cet article présente un livre de Becker sur la famine entrainée de 1959 à 1961 par la création des communes populaires et la politique du grand bond en avant (industrialisation rurale à marche forcée fondée sur la création de mini hauts fourneaux et des grands travaux au détriment de la production agricole qui va s'effondrer.
Ce livre traite de la famine en Chine, pas au Tibet, et les exemples que l'article cite, la manière dont s’est déroulée la famine dans les deux provinces les plus touchées, le Henan et l’Anhui en s’appuyant sur des documents concernant la préfecture de Xinyang et le district de Fengyang concernent deux provinces de l'Est de la Chine qui n'avaient aucune frontière commune avant l'ancien Tibet situé à l'Ouest.
Donc rien ne permet d'extrapoler sur le Tibet dont je te rappelle qu'éloigné des voies de communication et récemment annexé, il a été peu touché, sauf sur ses provinces frontalière, par la création des communes populaires et de création d'un industrie lourde à la campagne. Rien ne permet donc de dire que la population tibetaine a plus été touchée que la population chinoise en général. Certains éléments plaideraient meme plutot en sens inverse.
Cela dit, pour en revenir à la famine en Chine liée au grand bond en avant, autant je considère comme digne de foi de nombreux témoignages locaux sur les morts causées par cette épouvantable tragédie, autant je suis dubitatif sur les fameux documents officiels que citerait un peu trop volontiers à mon gout Becker à l'appui de ses estimations ainsi que sur les témoignages des anciens dignitaires du régimes qui n'ont pas de raisons de moins mentir maintenant qu'a l'époque. c'est comme les ex dignitaires staliniens.... Si ces documents existent, ils ne sont pas publics, et si ils ont été rendus publics, il n'y a aucun moyen de verifier leur authenticité.
En fait il existe deux méthodes, extrapoler des informations indiscutables relatives à certains villages ou à certains districts, mais compte tenu du fait que la famine n'a pas été la meme partout, c'est tres hasardeux et d'ailleurs Becker, a une estimation qui varie de 1 à 4 pour le district de Xinyang, pour lequel il est particulièrement documenté semble-t-il....et encore Becker semble s'appuyer en partie sur des documents internes au PC chinois, et là, il faut le croire sur parole quand il les cite...
Et la méthode la plus fiable, consiste simplement à prendre les données du premier recensement effectué apres le grand bond en avant et à calculer le déficit démographique par rapport aux projections faites à partir des données du recensement précédent . C'est tres grossier compte tenu de l'insuffisance de l'appareil statistique chinois de l'époque, mais cela donne un ordre de grandeur. Malheureusement je n'ai pas eu connaissance d'un tel travail...
Donc restons en au témoignage de visu des témoins et à une estimation très grossière de plusieurs millions, voire de dizaines de millions de morts....à vouloir etre plus précis on ferait perdre de la force et de la crédibilité à ces témoignages.
a écrit :
Lecture critique
Jasper Becker : Hungry Ghosts
Jean Philippe Béja
Perspectives chinoises n° 35, mai - juin 1996, page n°50
Le lecteur du South China Morning Post attendait avec impatience le livre de Jasper Becker, sans doute l’un des meilleurs correspondants en poste à Pékin. Les reportages de Becker venus des quatre coins de la Chine — on rappellera notamment celui qu’il a consacré à Zhangjiagang, la ville modèle de Jiang Zemin à la propreté singapourienne, ses analyses incisives sur le récent mouvement contre la criminalité — témoignent de sa profonde connaissance du pays. C’est pourquoi Hungry Ghosts, rédigé après plusieurs années de recherche à Londres et en République populaire, fait figure d’événement. Il faut sans aucun doute saluer cet ouvrage, le premier entièrement consacré à la famine qui a accompagné et suivi le Grand Bond. On regrettera cependant que la bibliographie ne mentionne pas les titres des ouvrages en chinois.
Dans une première partie, Jasper Becker remet cette famine en perspective. Dans le chapitre intitulé “Chine, terre de famine”, il rappelle que tout au long de l’histoire, ce pays a connu de nombreux épisodes de disette, allant jusqu’à développer une “culture de la famine”. Les plus sérieuses ont eu lieu au XIXème siècle, et Becker cite de nombreux témoignages de missionnaires et de voyageurs étrangers qui racontent la misère, le cannibalisme, le vagabondage provoqués par ces tragédies. A l’époque, les observateurs estimaient qu’étant donné la variété des climats et des sols, il était inimaginable qu’une famine touche la totalité du pays. La plupart blâment l’arriération des communications, le désordre politique qui entravent la distribution des secours. Les victimes ont donc été au moins autant victimes de l’enclavement que des mauvaises récoltes.
Ce n’est pas le cas de la famine du Grand Bond : celle-ci a frappé le pays entier, alors que les communications étaient bien meilleures qu’au XIXème siècle, et que, pour la première fois depuis cent ans, la Chine était en paix avec ses voisins et dirigée par un gouvernement efficace. Il faut donc chercher des précédents ailleurs pour expliquer cette tragédie.
Jasper Becker rappelle les grandes lignes de la famine soviétique de 1932, qui a suivi la collectivisation forcée. Tandis que le sens commun de l’historiographie veut que Staline ait été l’ennemi des paysans tandis que Mao les comprenait, Becker s’élève contre cette thèse. Mao, convaincu comme Staline que l’industrialisation ne pouvait être financée que par les surplus agricoles, a causé au moins autant de dommages aux paysans chinois que le petit père des peuples à leurs homologues soviétiques.
La famine du Grand bond est donc plus semblable à celle qui a suivi la collectivisation soviétique qu’à celles de la fin du XIXème siècle. Elle apparaît comme une conséquence de l’installation du régime. Chacun connaît les excès provoqués par les équipes ouvrières soviétiques lors de la réquisition des grains pendant le communisme de guerre. Mais on connaît moins l’histoire des “équipes anti-dissimulation” qui allaient chercher les céréales prétendûment dissimulées par les paysans dans les villages chinois. Les similitudes vont plus loin : ainsi, Becker révèle que les “huit points” sur l’agriculture établis par Mao en 1958 visaient en fait à appliquer les théories de Lysenko à toute l’agriculture chinoise (planter serré, labourer profond, etc.). On apprend aussi qu’avec le Grand bond en avant les Chinois ont eux aussi fait avancer la “science prolétarienne” en croisant les espèces les plus étonnantes. Becker cite notamment le croisement entre le coton et la tomate qui permettait d’obtenir du coton rouge (p.70)! Les ressemblances vont même plus loin. On sait qu’au début du Grand bond en avant, comme le communisme devait être instauré très rapidement, les paysans festoyaient à tous les repas au risque de souffrir d’indigestions. Becker cite un texte de Cholokhov qui décrit des scènes de banquets quotidien au moment de la collectivisation : “ Ils mangeaient jusqu’à n’en plus pouvoir... Jeunes et vieux souffraient de maux d’estomac” (cité p. 81).
Après avoir replacé la famine du Grand Bond dans son contexte historique et systémique, l’auteur passe à la description des faits. Il s’inspire des documents internes du Parti auxquels il a eu accès, et sur des témoignages recueillis au cours de ses nombreux reportages en province.
Il remarque que plus les dirigeants provinciaux étaient gauchistes, ou maoïstes, plus la famine a été terrible.
Il aborde la manière dont s’est déroulée la famine dans les deux provinces les plus touchées, le Henan et l’Anhui en s’appuyant sur des documents concernant la préfecture de Xinyang et le district de Fengyang Il rappelle que les secrétaires de ces deux provinces, deux anciens paysans compagnons de Mao depuis Yan’an — Zeng Xisheng, secrétaire de l’Anhui, avait été son garde du corps pendant la Longue marche, et Wu Zhifu, secrétaire du Henan, ancien élève de Mao à Canton, s’était distingué par ses excès pendant la Réforme agraire — ont été les plus militants dans l’opposition à Peng Dehuai, qui avait dénoncé les excès du Grand bond dès 1959 au plénum de Lushan.
A travers l’étude du cas de la préfecture de Xinyang au Henan, Becker montre les sommets de folie atteints lors de ces trois années terribles. Pour ceux qui avaient encore quelques illusions sur l’égalitarisme communiste au moment du Grand bond, il rappelle qu’à la campagne, aux pires moments où les paysans, qui avaient donné tous leurs ustensiles de cuisine, étaient contraints de manger dans les “réfectoires collectifs”, les cadres disposaient de cantines séparées. Lu Xianwen, secrétaire du Parti de la préfecture de Xinyang, l’une des plus touchées, commandait des repas de 24 plats lorsqu’il allait en visite dans les campagnes (p.104). Après le plénum de Lushan, ce secrétaire modèle déclare que la récolte a atteint 3,92 millions de tonnes, soit le double de la réalité. Ce qui signifie que les livraisons à l’Etat ne laisseront pratiquement plus rien aux paysans. Dans le district de Guangshan qui dépend de la préfecture, les cadres déclarent une récolte de 239 280 tonnes et fixent les livraisons à l’Etat à 75 000 tonnes, alors que la récolte réelle n’est que de 88.392 tonnes. Lu Xianwen, voyant que les paysans rechignent à se délester de leurs grains, pour éviter une mort certaine, déclare alors : “Il y a abondance de céréales, mais 90% des gens ont des problèmes idéologiques”. La famine provoque la réapparition du cannibalisme sur une grande échelle: les familles échangent les enfants pour les manger (yizi er shi: : échanger les enfants pour se nourrir, expression chinoise ancienne).
Les Grands travaux mobilisent des dizaines de milliers de personnes et la mortalité y est terrible : dans le district de Gushi, au sud de la province, sur 60 000 personnes mobilisées pour construire un barrage, il y a eu 10 700 morts (p.116). Arrestations et tortures des “saboteurs” se multiplient. Si des paysans quittent leur village pour aller mendier, au Henan, ils sont considérés comme fuyards et envoyés en réforme par le travail. Ainsi, les cadres de Xinyang vont jusqu’à poster des gardes à la gare de la capitale provinciale, Zhengzhou, pour arrêter ceux qui oseraient partir. Et lorsque les autorités provinciales, inquiétées par les rumeurs de famine, envoient des secours, les cadres locaux les renvoient, affirmant que la récolte a été exceptionnelle. Si exceptionnelle qu’au début de 1961, le Centre envoie l’Armée à Xinyang pour arrêter les dirigeants de la préfecture. 30 000 soldats s’y installent pour six mois, distribuent des céréales, et soumettent les cadres à une enquête (p.126). 275 cadres, dont 50 cadres supérieurs seront arrêtés. Le secrétaire du Parti, Lu Xianwen sera condamné à mort, mais l’exécution sera empêchée par Mao en personne. Le nombre de victimes pour la préfecture de Xinyang, peuplée de 8 millions d’habitants en 1958, varient entre 1 et 4 millions de morts. La famine de Xinyang a été présentée dans un document du Parti de 1961 comme un holocauste (p.113). Il faut dire que le Henan a particulièrement souffert. D’après Chen Yizi, un conseiller de Zhao Ziyang chargé d’une enquête nationale sur la famine en 1980 et réfugié en France en 1989, il y a eu huit millions de morts au Henan de 1959 à 1962. Et pendant que l’on faisait bouillir des enfants pour se nourrir, les greniers de l’Etat étaient pleins.
La situation est également très grave dans l’Anhui, et le lecteur se lasse presque à l’évocation des horreurs de la famine, des enfants que l’on abandonne au bord de la route dans l’espoir qu’une bonne âme les recueillera, ceux que l’on échange pour se nourrir , les cadavres que l’on dépèce. Cette situation dramatique renforce naturellement le pouvoir des cadres, dotés du pouvoir de vie et de mort sur leurs administrés, qui torturent, frappent, violent, emprisonnent. Pour le district de Fengyang, particulièrement touché, Jasper Becker donne des noms et des prénoms de victimes, des bourreaux, de l’endroit, faible tentative pour rendre une individualité aux victimes et pour faire connaître le nom des assassins (p.145-146). 83 000 personnes sur une population totale de 335 000 pour le district sont mortes entre 1959 et 1961 (p.149) D’après l’annuaire statistique de l’Anhui de 1989, la famine a fait 2,37 millions de victimes sur une population de 33 millions à l’époque, tandis que Chen Yizi évalue le chiffre à huit millions. Après avoir été l’un des plus zélés supporters de la ligne de Mao Zedong au lendemain du plénum de Lushan, Zeng Xisheng, le secrétaire de la province, a complètement tourné casaque et a inauguré une politique de démantèlement effectif des communes populaires en 1961, avec le fameux zeren tian, (le champ à responsabilité) qui allait être étendu à tout le pays par Liu Shaoqi. Jasper Becker ne peut fournir d’explication à ce revirement. Il se contente alors d’énoncer les faits : en 1962 Zeng est renvoyé, Liu voulant le punir de ses responsabilités dans la famine, et Mao de sa politique de décollectivisation. En 1967, accusé par les Gardes rouges d’avoir causé la mort de millions de personnes, il est battu à mort. Mais lors de ses funérailles, Mao fait l’éloge de ses réalisations (p.148).
La famine ravage le pays tout entier, mais là, l’auteur rapporte des faits déjà connus. Au Gansu, on mange n’importe quoi, les tanneries sont attaquées et les paysans mangent le cuir. Une rumeur affirmant que la terre était nourrissante cause des milliers de morts dans la même province.
Les révoltes paysannes, pourtant caractéristiques de l’histoire chinoise, ont été extrêmement peu nombreuses, peut-être parce que les paysans ont d’abord fait confiance au pouvoir, et que, lorsqu’ils se sont rendu compte des effets de la politique, ils étaient trop affaiblis par la famine. Des attaques de trains de céréales se sont cependant produites. Mais lorsque les miliciens, eux-mêmes conscients de la gravité de la famine refusaient de tirer sur les émeutiers, leurs chefs étaient condamnés à mort. Ainsi, la répression a été très sévère pendant toute la période. La famine a également renforcé les privilèges des cadres, aboutissant à une sclérose encore plus grande du système. Si dans les villes, elle a été moins grave, la disette y a cependant été répandue.
Et tout au long de ce livre, l’auteur rappelle qu’il s’agit d’une tragédie provoquée par des décisions politiques et non pas, comme le voulait la version officielle jusqu’à 1980, par des “calamités naturelles” dont les météorologues ont nié l’existence.
Personne ne sort indemne de la tragédie, pas même les dirigeants qui, pendant les années 80, deviendront les symboles de la libéralisation du régime. Ainsi, Hu Yaobang, à l’époque secrétaire général de la Ligue de la Jeunesse communiste, qui avait été envoyé par Mao au Hunan, a affirmé qu’il n’y avait pas de famine et critiqué la politique de redistribution des terres inaugurée par Zeng Xisheng. Il s’en est excusé en 1980 (p.237). Zhao Ziyang ne s’en tire pas mieux, puisque, cadre de l’agriculture au Guangdong à l’époque, il a été le premier à organiser des équipes antidissimulation qui forçaient les paysans à donner leurs dernières céréales au gouvernement. C’est ainsi qu’il a attiré l’attention de Mao (p.86).
La tragédie du Grand bond en avant, qui a causé la mort de 30 à 40 millions de personnes, a pu être dissimulée au monde pendant vingt ans. Le recensement de 1964, qui levait un coin du voile sur les effets de cette famine, a été maintenu secret jusqu’à 1980. Staline avait, encore une fois, donné l’exemple, puisque le recensement de 1937 avait été tenu secret et que le chef du Bureau des statistiques avait été fusillé. Mais qu’avec le développement des communications, la plus grande famine de l’histoire du monde (la plus importante était jusque là celle de 1876-79 qui avait causé de 9 à 13 millions de morts en Chine) ait pu être maintenue si longtemps secrète, que Mao Zedong, le responsable de ce qu’un document du Parti a nommé un “holocauste”, ait pu et continue à être considéré comme un grand homme d’Etat en dit long sur notre ignorance de ce qui se passe vraiment en Chine. Comme le rapporte justement Jasper Becker, les paysans n’écrivent pas. La Révolution culturelle, qui a pourtant fait un nombre infiniment moindre de victimes, est toujours considérée, aussi bien en Chine qu’à l’étranger, comme la plus grande catastrophe de l’histoire de la République populaire. Nulle part on ne trouve de monument aux victimes silencieuses de la plus grande famine de l’histoire. Le livre de Jasper Becker en constitue la première pierre.