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"Bled Number One" : chronique d'un retour en Algérie
LE MONDE | 06.06.06 |
C'est un grand gars avec des lunettes noires et un bob rouge, sous lequel il cache un crâne rasé. Kamel dans le film, Rabah Ameur-Zaïmeche dans la vie. L'auteur joue le rôle principal. Fiction, réalité ? Il est né dans ce village du nord-est de l'Algérie où il nous fait débarquer, là où habite encore une partie de sa famille, issue d'une tribu berbère. On parcourt la rue principale en taxi. Musique.
Bled Number One : le titre clame l'attachement au pays. Chaleur, sons, odeur de terre. Accolades, thé sur la terrasse, muezzin. Le film avance ainsi par touches, couleurs, émotions. A coups de plans-séquences sur des moments creux. Bras d'honneur à la narration classique, culte de l'impression, de l'effluve sensuelle, de la crispation imprévisible. Rabah Ameur-Zaïmeche encourage l'improvisation à partir de quelques dialogues, sa mise en scène est à l'affût de la relation humaine, elle flirte avec le documentaire. Attentes, désirs, tensions, violence, vent des passions.
Kamel revient, expulsé de France, à peine sorti de prison. Quelque chose d'irrationnel le cueille, dans ce retour aux entrailles sacrificielles, cette immersion brutale au pays des sourates, du mythe, de la magie. C'est un homme déplacé, entre hébétude et mélancolie, pas si mécontent d'humer l'air des ancêtres. Pas si heureux que cela non plus, et même de moins en moins. "Je ne peux pas rester là, je vais craquer, péter les plombs", dira-t-il à la fin.
Allers, retours, cycle infernal. Wesh Wesh, le film précédent de Rabah Ameur-Zaïmeche, Prix Louis-Delluc du premier film (2002), racontait le retour clandestin du même Kamel chez lui, à la cité des Bosquets de Montfermeil, après qu'il eut purgé une double peine (cinq ans de taule, deux d'expulsion). Chronique de la vie dans les barres de Seine-Saint-Denis d'où giclait la rage à tous les étages. Bled Number One (qui fut l'un des événements du Festival de Cannes, dans la section "Un certain regard") est-il situé avant Wesh Wesh, ou après ? Kamel l'égaré est le Sisyphe des étrangers, rebeu dans son "pays d'accueil", infidèle dans sa terre originelle. Ici ou ailleurs, cet éternel déraciné est témoin d'une angoissante effervescence. Les traditions imposent leurs diktats liberticides de part et d'autre de la mer.
Kamel n'est pas seul à revenir. Louisa n'est pas reçue les bras ouverts. Elle a fui le domicile conjugal avec son fils, sa mère la chasse, son frère la bat. C'est une honte qui rejaillit sur toute la famille, une humiliation, un déshonneur.
"C'EST EUX LES FOUS !"
Mine de rien, Rabah Ameur-Zaïmeche filme le caractère insidieux de la réclusion. Les portes fermées, la fuite avec sa valise, la tentation du suicide, l'enfermement dans un hôpital psychiatrique où, comme par hasard, les pensionnaires sont en majorité des femmes (battues).
C'est l'une des plus belles séquences de ce film féministe. Transformée en Billie Holiday de Constantine, Louisa qui est chanteuse, offre à ses congénères un récital qui les met en liesse. L'asile est un refuge d'où l'on déplore l'état mental des gens de l'extérieur : "C'est eux les fous !" L'autre morceau de bravoure est cette fête orchestrée depuis la nuit des temps : la Zerda. Egorgement sauvage d'un taureau que l'on dépèce et dont on partage la viande en parts égales selon un rituel immuable, au fil de la prière. Manger avec les femmes est un péché. On guinche quand le soir tombe, on danse, on tape des mains, les esprits s'échauffent. Cette fraternelle cérémonie souligne l'écart entre le communisme primitif du bled et l'égoïsme d'une culture occidentale axée sur la privatisation.
Kamel et Louisa rôdent en marge, et diffusent de leur façon d'être, de leur solitude, la présence d'une pureté, d'une liberté de moeurs, d'un défi à l'interdit. Ces deux-là ont du mal à trouver leur place. Mais entre les hommes du cru ne règne pas la paix des braves. Dans le portrait qu'il brosse de la société algérienne, Rabah Ameur-Zaïmeche n'omet pas la menace islamiste. Les palabres et jeux de dominos au café auxquels s'adonnent les mâles désoeuvrés sont interrompus par un groupe de jeunes intégristes à l'affût de tout ce qu'ils jugent "sale" : boire, jouer, fumer...
Bled Number One transpire aussi du désarroi des Algériens qui s'inquiètent pour l'avenir. Prêts à faire n'importe quoi, organiser une milice contre ces barbus imberbes, dresser des check-up sur les routes, plutôt que de voir les Américains se piquer de venir mettre de l'ordre. Nationalisme et intolérance, fureurs communautaires et crispations religieuses, angoisses identitaires et désarrois intimes, tout ici est glissé de la manière la moins didactique qui soit, elliptique, poétique, par l'image, le son. Paysage, visage, corps écartelés entre l'extase et la fureur : la beauté du film est dans sa puissance d'évocation.
Film français (1 h 42). Avec Rabah Ameur-Zaïmeche, Meriem Serbah, Abel Jafri, Ramzy Bedia.
Wesh Wesh, DVD, Arte vidéo (1 h 23).
Jean-Luc Douin
Article paru dans l'édition du 07.06.06
a écrit :Le personnage de Kamel de Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ? retourne en Algérie dans Bled Number One, réalisé par Rabah Ameur-Zaïmeche.
Après l’étude remarquée des cités françaises et des problèmes de réinsertion des anciens prisonniers dans Wesh Wesh, qu’est-ce qui se passe ?, Rabah Ameur-Zaïmeche, scénariste, réalisateur et acteur de ses films, change de territoire puisqu’il transporte son personnage en Algérie. Tout juste arrivé dans un village isolé, Kamel se confronte à ce milieu. Le côté folklorique semble tout d’abord lui plaire. Bled Number One commence ainsi sur une sorte de faux documentaire ethnologique où le personnage fictionnel, qui est incarné par le réalisateur lui-même, se laisse guider par de vrais villageois. On sent alors une histoire d’amour pointer le bout de son nez entre Kamel et Louisa, la sœur d’un de ses amis. Il faut l’avouer, aux premiers abords, le film fait vraiment peur. Faux documentaire tourné avec une DV qui n’essaie pas de se cacher, on ne trouve comme filiation au rythme lent et à l’ambiance que le cinéma d’Abbas Kiarostami, assez insoutenable.
Toutefois, Rabah Ameur-Zaïmeche se différencie de son compère iranien en faisant rentrer en force la fiction dans ce simili documentaire. Le traitement de la première partie prend alors tout son intérêt. L’objectivité documentaire devient une froideur glaçante devant la vague de violence. Tout un passage assez hard montre la peur que fait régner une minorité d’extrémistes sur le village et le traitement hypocrite des femmes en général. Le réalisateur évite toutefois l’explicitation inutile de la violence et arrive à trouver une formule qui sert à merveille le propos mais aussi le film en tant qu’œuvre esthétique. S’il ne renie pas un espace documentaire dû à la DV et à l’utilisation d’acteurs amateurs, il se libère peu à peu de cette contrainte et surprend son public par son ambition. L’objectivité d’un son non retravaillé devient hypnotique par l’absence de dialogues et par l’omniprésence de bruitages.
Tout comme un Gaspard Noé avec Irréversible, un passage assez choquant sur la société est nécessaire pour arriver à une partie plus humaniste et optimiste. Le récit se libère en même temps que ses personnages. Tout ce qu’avait prévu le spectateur s’effondre petit à petit, le scénariste révélant au fur et à mesure ses intentions originelles. Le réalisateur renforce cette impression en filmant les personnages de loin, sans qu’on les entende. Rabah Ameur-Zaïmeche nous livre un cinéma contemplatif poétique voire onirique dans son utilisation de la musique notamment et montre qu’il sait aussi faire un cinéma esthétiquement beau. Lorgnant même sur du Last Days, il n’évite toutefois pas les défauts de ses qualités. Quelques longueurs sont ainsi forcément présentes. Servant ses thématiques avec force et justesse, livrant un propos humaniste et optimiste, Rabah Ameur-Zaïmeche réalise un film d’auteur ambitieux et d’une étonnante maîtrise. S’il perd parfois le spectateur, il s’agit juste d’une question d’habitude par rapport à son style si particulier.
Verdict
Malgré un démarrage difficile, Bled Number One est un film d’auteur surprenant qui nous confirme que Rabah Ameur-Zaïmeche est un réalisateur de tout premier ordre.
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