a écrit :Le sacrilège de Ségolène Royal
LE MONDE | 02.02.06 |
Panique à bord. L'ascension de Ségolène Royal dans les sondages, son irruption dans la précampagne présidentielle et la brutale prise de conscience que non seulement les Français ne seraient pas opposés à voir une femme prendre l'Elysée en 2007 mais qu'une bonne partie d'entre eux y trouveraient même quelques avantages ont pris de court les hommes politiques. Soudain, Nicolas Sarkozy s'offusque d'une photo sur laquelle, parmi 19 de ses conseillers, n'apparaît qu'une femme. Le président de l'UMP, lit-on dans nos colonnes, "souhaite faire émerger dans son entourage direct davantage de femmes".
Une femme dans une campagne présidentielle ? En France, on connaît : Arlette Laguiller, pour ne citer qu'elle, est candidate depuis 1974. Mais une femme qui peut gagner, c'est nouveau. En désacralisant l'interminable mandat présidentiel, le quinquennat a rendu l'Elysée plus abordable. Le paysage n'est plus le même, et contraint les hommes politiques à revoir leurs paramètres. Les femmes en politique, pour la plupart d'entre eux, c'est au second plan. Quelques solides collaboratrices, chevilles ouvrières de cabinets dont on ne saurait, cependant, leur confier la direction. Et surtout une compagne, si possible une compagne de route aussi, une complice du pire et du meilleur comme a pu l'être Danielle Mitterrand, une épouse à qui on laisse de temps à autre le droit d'envoyer des coups de patte, comme Bernadette Chirac. Fidèle à ce modèle, notre propre journal titrait en "une", il y a près de deux ans, à propos de celle qui venait de remporter la présidence de la région Poitou-Charentes : "Elle est un atout considérable pour son compagnon, François Hollande". Une femme n'existe en politique que par l'homme qu'elle sert.
Ségolène Royal a enfreint cette règle et l'a payé. Les sarcasmes de ses collègues masculins à l'annonce de l'éventualité de sa candidature, à l'automne, montrent à quel point l'idée était sacrilège. Lorsque les études d'opinion ont appuyé cette candidature, tant au PS qu'au sein de l'électorat, on a dénoncé une "opération médiatique" conduite par Le Nouvel Observateur, qui l'avait mise en couverture. Puis est venue la question fatale : "Est-elle compétente ?" La question se poserait-elle pour un homme énarque qui, après avoir servi cinq ans à l'Elysée, aurait à son actif vingt ans de mandats électifs et de travail de terrain, et trois ministères ? A-t-on posé la question à propos de Jean-Pierre Raffarin lorsqu'il est devenu premier ministre ?
Début janvier, alors que les éléphants du PS communiaient dans l'hommage à François Mitterrand, Ségolène Royal choisissait de se tourner, elle, vers l'avenir et partait pour le Chili, où une autre femme, socialiste elle aussi, Michelle Bachelet, était en passe d'emporter la course à la présidence. Là encore, au lieu de s'intéresser à la démarche politique de ce rapprochement avec une candidate charismatique de centre gauche dans un continent où la gauche, sous des formes très diverses, est au coeur de multiples dynamiques et de débats passionnés, on a raillé l'"opération de com" de Ségolène et ses escarpins à bouts pointus.
Erreur ! Ces attaques ont renforcé sa position dans l'opinion. Une volée de sondages vient de le confirmer : selon un sondage IFOP, publié le 23 janvier par Elle, 94 % des Français sont favorables à ce qu'une femme soit élue à l'Elysée et 59 % des électeurs pourraient voter pour Ségolène Royal. L'IFOP encore, dans Le Journal du dimanche du 29 janvier, place Mme Royal loin devant Lionel Jospin dans les préférences présidentielles à gauche. Le 30 janvier, une étude Le Figaro-TNS Sofres révèle que 21 % des Français aimeraient "plutôt une femme" à l'Elysée, contre 16 % qui affichent leur préférence pour un homme.
RETARD SUR LA SOCIÉTÉDe quoi faire réfléchir des états-majors de partis qui, après avoir fait voter la loi sur la parité, n'ont eu d'autre obsession que de ne pas l'appliquer, au lieu de se demander quels bénéfices pouvaient en être tirés. Ces sondages disent qu'une fois de plus la classe politique et les grands médias sont en retard sur la société. Parmi les raisons qui les pousseraient à voter pour Mme Royal, les personnes interrogées par l'IFOP dans Elle citent... sa "compétence".
Attendons-nous donc, dans les mois qui viennent, à un "affichage" féminin, à droite et à gauche. Mais mettre quelques femmes en avant ne suffit pas : il faut aussi accepter des règles du jeu différentes. Pourquoi en 2006 en France, alors que les femmes ont investi toutes les grandes écoles et la quasi-totalité des professions et qu'il est admis que l'on peut être mère et mener une carrière professionnelle exigeante, sont-elles encore si rares à prendre le pouvoir dans les sociétés du CAC 40 ou les grandes administrations ? Au "plafond de verre", cette limite invisible au-delà d'un certain niveau, s'ajoute le syndrome " Old Boys'Club", qui fait que les filles n'ont pas envie de jouer dans une cour où les règles sont exclusivement dictées par les garçons.
Candidate ou pas, Ségolène Royal subira d'autres affronts. C'est un chapitre sur lequel les femmes politiques ne s'expriment pas spontanément mais, une fois sollicitées, ne manquent jamais d'anecdotes. Pas seulement en France : avant de devenir la première chancelière d'Allemagne, Angela Merkel s'est vu reprocher jusqu'aux auréoles de transpiration sous les bras sur une robe du soir. A-t-on jamais osé dénoncer les chemises trempées de sueur collant à la peau de nos hommes politiques en meeting ?
Quant à Condoleezza Rice, Time Magazine louait gentiment son "esprit de synthèse" lorsqu'elle est arrivée à la Maison Blanche comme conseillère à la sécurité nationale. Elle ne génère pas d'idées par elle-même, expliquait en substance la pensée dominante à Washington en 2001, mais elle sait faire la synthèse des différentes opinions au président Bush, dont elle a l'oreille. Aujourd'hui, Condi Rice est la femme la plus puissante d'Amérique, et un livre récent envisage un duel Condoleezza Rice/Hillary Clinton à la présidentielle de 2008. C'est en Espagne, où José Luis Zapatero a imposé la parité au gouvernement non pas comme une mesure punitive mais en en vantant les bienfaits qu'il faut chercher des signes encourageants. Deux ans après, personne ne s'en plaint, les femmes avancent dans tous les domaines, et l'Espagne est devenue le premier pays à offrir l'asile politique aux victimes de discrimination sexuelle. C'est aussi en Espagne qu'on trouve la vraie Zapatera — dans une pièce de Federico Garcia Lorca. Son titre exact : La Zapatera prodigiosa ("La Savetière prodigieuse", farce violente en deux actes).
SYLVIE KAUFFMANN