a écrit :Saint-Nazaire envoyé spécial
abituées aux manifs de métallos des chantiers navals, les rues nazairiennes s'étonnent de ce défilé d'ouvriers en bleu de travail. Ils sont tous indiens, salariés d'Avco, une entreprise italo-indienne sous-traitante des Chantiers de l'Atlantique. Tous embauchés à Bombay pour monter les gaines de ventilation et de climatisation du Queen Mary II, le plus grand paquebot jamais construit. Hier matin, avant l'embauche de 7 heures, les 250 salariés indiens ont tous décidé de débrayer. Leur contrat de travail prévoit un salaire de smicard, 1 052 euros par mois. Mais dans les faits, la paie se réduit à 322 euros, l'employeur défalquant à la source les frais d'hébergement et du repas de midi, sous le libellé d'«acompte».
Tous ont été recrutés en Inde, à Bombay, avec un premier contrat de travail de deux pages en anglais. Mais juste avant de prendre l'avion, on leur a fait signer deux pages supplémentaires où il est précisé que l'hébergement et la nourriture seront soustraits sur leurs bulletins de paie. «Les salariés roumains et italiens d'Avco touchent leur complet salaire. Nous, on n'a aucun profit à rester ici», explique Rasheed dans un anglais rugueux. Si lui a débarqué à Saint-Nazaire en février 2002, le plus gros des troupes est arrivé en octobre.
Pas de commentaire. Ils sont ouvriers qualifiés, monteurs de gaines, tuyauteurs, soudeurs, électriciens, et ont déjà travaillé dans les Emirats arabes unis et sur des chantiers terrestres dans le golfe Persique. Afin d'éviter d'avoir à s'acquitter d'une prime de grand déplacement de 45,73 euros par jour, Avco a créé une entreprise avec un siège social basé à Trignac, commune voisine des chantiers navals nazairiens : Avco Marine peut ainsi avancer que ces Indiens sont venus chercher du travail et ont été embauchés sur place par une entreprise locale, qui leur a fait signer un autre contrat de travail rédigé cette fois en français, dont les ouvriers ne parlent pourtant pas un mot.
Soutenue par la CGT et la CFDT, la mobilisation «indienne» a permis, après une première discussion avec la direction, d'obtenir, lundi, la restitution des passeports des ouvriers, jusqu'ici confisqués par l'employeur à leur arrivée en France. Les Indiens se plaignent aussi de la qualité et de la quantité de nourriture servie à midi, et de l'exiguïté de leurs logements : la plupart s'entassent jusqu'à six par chambre dans un village de vacances aux alentours, ou, pour les mieux lotis, en studio.
Mobilisés et solidaires, ils revendiquent le paiement des frais de séjour qui ont été défalqués, la prime de grand déplacement, l'application de la grille de rémunération correspondant au métier qu'ils exercent et le paiement d'un aller-retour tous les six mois en Inde pour voir leur famille. Hier, la direction n'a voulu faire aucun commentaire. En tout cas pas avant la prochaine réunion de négociation prévue le 20 mars.
Pour la direction des chantiers, ces contournements de la loi ne sauraient être que très marginaux : «13 000 personnes entrent sur le site tous les matins. On ne peut pas instaurer un régime hyperpolicier. On ne saurait cautionner d'éventuels manquements au droit du travail. Si certains employeurs trichent, ils prennent le risque d'être radiés des marchés des chantiers.»
Alors que le groupe Alstom actionnaire majoritaire des Chantiers de l'Atlantique s'interroge sur le sort de ses chantiers, le site de Saint-Nazaire continue de concevoir et de fabriquer la coque des paquebots. L'équipement et l'aménagement sont, eux, systématiquement confiés à des sous-traitants qui ont souvent recours à d'autres sous-traitants en cascade, jusqu'au 4e ou 5e rang de fabrication.
Disparités. Souvent dénoncées, les disparités sociales entre les salariés des sous-traitants en fonction de leur pays d'origine ont longtemps été ignorées par la direction des chantiers. En décembre 2001, la CGT avait déjà révélé dans un document interne les «montages exotiques» dont profitaient les chantiers pour obtenir un «apport de main-d'oeuvre étrangère à faible coût». Mais la direction avait minimisé l'affaire.
Pourtant, sur les chantiers, la diversité des statuts fait désordre. Ils sont près de 15 000 salariés. Deux catégories : les 4 700 Français salariés d'Alstom Marine, concepteurs des bureaux d'études et ouvriers travaillant sur la coque. Et les 10 000 autres (dont 2 600 étrangers), salariés des 840 entreprises sous-traitantes, surtout françaises.
60 heures par semaine. La nationalité des sociétés ne reflète pas forcément celle de ses effectifs. On croise beaucoup de Polonais démarchés dans les chantiers de la Baltique, des Croates, Hongrois, Grecs, Roumains... Les Portugais font du tuyautage, des Italiens installent des cuisines. Les statuts des ouvriers relèvent d'une quinzaine de conventions collectives différentes. Avec des semaines allongées à 54 heures hebdomadaires pour les Slovènes recrutés par l'entreprise française ITI-CNA. Certains Croates effectueraient 60 heures par semaine. Invérifiable. La CGT a même découvert des Croates entassés à cinq dans de minuscules meublés HLM, ou dormant sur des lits superposés dans des chambres de 12 m2 dans une colonie de vacances.
Le conflit Avco a le mérite de mettre au jour, pour la première fois, les immenses disparités de traitement entre des milliers de salariés, pourtant employés sur un même chantier.