a écrit :Les rabat-joie du Maroc and roll
14 jeunes amateurs de hard-rock condamnés pour satanisme.
Par dizaines, les lettres ont inondé le Net. «Qui êtes-vous, ceux qui veulent nous rendre fous par tant d'injustice, nous humilier à faire la queue sur les quais du départ vers l'ailleurs ? La jeunesse crève sous l'ennui, dans le détroit [de Gibraltar], le chômage et la prison. Certains partent avec des papiers, d'autres dans des pateras (les embarcations de clandestins qui franchissent le détroit). Question de fric. Mais tout le monde veut partir, car nous sommes haïs dans notre propre pays...»
Jamais, sans doute, depuis la fin des années de plomb, la réaction de la société n'aura été aussi vive et la constitution de «comités de soutien» aussi rapide. «Le gouvernement techno condamne la musique techno» ; «les inquisiteurs vous traquent» ; «le système s'emballe», ont titré les médias privés, scandalisés par le procès de 14 amateurs de hard-rock soupçonnés de «satanisme». Sans antécédents judiciaires, âgés de 22 à 35 ans, ils ont été condamnés, le 6 mars à Casablanca, à des peines de un mois à un an de prison ferme pour «troubles à l'ordre public» et «actes pouvant ébranler la foi des musulmans». Un verdict sans lequel ce procès n'aurait été que farce grotesque et caricature d'une justice rétrograde.
Piercings discrets. Tout commence le 14 février avec l'arrestation à leur domicile des quatorze musiciens ou amateurs de hard-rock, de heavy et death metal. «Dégradation des moeurs, incitation à la débauche et actes attentatoires à la religion musulmane», tonne l'accusation en présentant les «pièces à conviction» saisies : des T-shirts noirs, un serpent en plâtre, des représentations de têtes de mort ou une guitare. Ces «preuves» auront toutefois du mal à convaincre la foule, qui se presse à l'audience, de voir des adeptes de satan dans ces accusés : look presque sage, boucles d'oreilles et piercings discrets, les prévenus ont plutôt la mine rigo larde.
Jusqu'à ce que les questions du juge, rapportées notamment par les hebdomadaires Tel quel et le Journal, les fassent basculer dans l'absurde. «Pourquoi portez-vous des T-shirts noirs ? Pourquoi des noirs avec des motifs rouges ? Pourquoi en posséder cinq quand un seul suffirait ? Pourquoi portez-vous tant de bagues ? Pourquoi délaissez-vous la langue arabe au profit de l'anglais ? Pourquoi les policiers n'ont trouvé parmi les CD de hard-rock aucune cassette de Fatna Bent Houcine ? Pourquoi allumez-vous des bougies dans votre chambre ? Fréquentez-vous un café qui ressemble à une grotte ?»
Le réquisitoire du procureur ne dépareillera pas. A ses yeux, la propagande des rites sataniques est «perpétrée par les services secrets israéliens pour déstabiliser les pays musulmans». Et hard-rock, liberté sexuelle, homosexualité et T-shirts noirs en sont les instruments. «C'est la police et la justice qu'il faut juger, pas ces musiciens», s'irritera, après l'audience, un jeune avocat cité par le Journal, tandis que le collectif d'ONG Démocratie et modernité faisait part au ministre de la Justice de «l'indignation et de la psychose engendrées par cette affaire au sein de l'opinion».
Ordre moral. Comment expliquer cette procédure kafkaïenne qui criminalise toute une classe d'âge, les jeunes, à laquelle l'Etat n'offre ni enseignement digne de ce nom, ni travail, ni avenir ? «Et qui se console comme elle peut, note l'Economiste, avec des T-shirts qu'on propose dans tous les quartiers de la ville et des CD à 30 dirhams (3 euros).» La sévérité des peines dans une affaire sans délit, sans victime, sans preuves, sans plaignant et sans contravention aux lois se comprend d'autant moins que les autorités affirment faire une priorité de la réforme de la justice.
C'est précisément dans cette justice, considérée comme l'un des bastions de l'islamo-conservatisme, et dans l'apparition d'un ordre moral généré par l'islamisme rampant, qu'il faut rechercher les raisons de l'offensive. Pour nombre d'intellectuels et de journaux marocains, tout se passe en effet comme si justice et services de sécurité surfaient sur le puritanisme et le conservatisme ambiants pour «dénigrer tout ce qui vient de l'étranger et d'ici, sous prétexte que cela véhicule des idées contraires à la religion musulmane». Et pour caresser dans le sens du poil les mouvements islamistes supposés hostiles aux modes et aux musiques «importées» d'Occident. Une situation que résume un internaute marocain : «Nous vivons une montée d'intégrisme préventif qui consiste à poursuivre et à condamner avant les intégristes tout ce que ces derniers pourraient utiliser pour mener bataille.»
Dans un long texte publié par le Journal, Fouad Abdelmoumni n'est pas moins sévère. «On ne peut imaginer que la police enquête, interpelle et accuse, que le parquet ordonne le dépôt, que la machine judiciaire s'emballe, que les stratèges de l'Etat laissent courir s'il n'y a pas un calcul ou une prétention de calcul.» Et ce militant associatif et ancien détenu politique de se demander s'il s'agit d'une volonté de l'Etat de «légitimer la répression contre les islamistes radicaux en montrant qu'il sévit aussi à l'encontre des autres "déviances", quitte à les créer de toutes pièces», ou si les services de sécurité, notamment la DST, ne cherchent pas à «redorer leur blason». A moins, remarque-t-il, qu'il s'agisse seulement d'une vacuité du pouvoir. «Nous ne serions, écrit-il, ni devant un complot ni devant un calcul politicien. Ce serait plutôt que le pouvoir n'a pas de cap, pas d'orientation, pas de rationalité politique. Nous serions donc à la merci de n'importe quel malheureux concours de circonstances pour nous retrouver en prison, accusés sans preuves ni raisons.»
Liberté provisoire. L'ampleur du scandale et de la mobilisation, et le ridicule de la situation ont, quoi qu'il en soit, visiblement ému en haut lieu. D'autant que les prétendus satanistes ressemblent aux jeunes qui déambulent le samedi dans le quartier Maârif de Casa et aux habitués des cafés branchés, à commencer par le Hard-Rock Café de Rabat ! Mardi soir, à la veille d'une manifestation prévue à Casablanca, la cour d'appel accordait la liberté provisoire à onze des quatorze condamnés, sans toutefois fixer de date pour le procès en appel. Et ils étaient plusieurs centaines à manifester, mercredi, dans la capitale économique du royaume. Dénonçant, avec bougies et instruments de musique, «l'intervention des sécuritaires dans la vie privée», tous scandaient : «Je vote, donc je chante.».