a écrit :Hugo Chavez le bolivarisme pétrolier
LE MONDE | 06.12.05
A d'autres, l'usure du pouvoir. Le charismatique Hugo Chavez aligne depuis sept ans les victoires électorales. Le 4 décembre, favorisés par le boycottage des urnes décrété par l'opposition, ses partisans ont remporté la totalité des sièges à l'Assemblée nationale. "El Presidente" caracole dans les sondages, avec 70 % d'opinions favorables.
M. Chavez se proclame désormais socialiste et vilipende la propriété privée. "Quand le président a lancé sa "révolution bolivarienne", même ses proches ont protesté, considérant que le terme était inutilement provocateur. Chavez récidive en lançant le socialisme du XXIe siècle sans véritable appui de sa base et sans que nul ne sache très bien de quoi il s'agit", souligne l'historienne Margarita Lopez. Les sondages montrent que les Vénézuéliens, y compris ceux des secteurs populaires, restent très attachés au principe de la propriété privée. A ceux que l'amitié avec Fidel Castro inquiète, Hugo Chavez réplique : "Si nous avions voulu implanter le modèle cubain, nous l'aurions fait depuis longtemps." Il en convient lui-même, le socialisme du XXIe siècle reste à inventer.
Sur l'avenue Libertador, à Caracas, la foule se presse entre les stands du grand marché. Des soldats, mitraillette à l'épaule, déchargent des camions de nourriture. Carmen Maria, 47 ans, remplit son cabas de viande, de riz et de légumes vendus à prix subventionnés. Les marchés et supérettes du programme gouvernemental "Mercal" assurent déjà plus de 20 % de la distribution au détail.
Carmen Maria voue une reconnaissance sans borne au président et à ses programmes sociaux, les "missions bolivariennes". Son fils aîné suit une formation rémunérée de fraiseur. "Il voudrait faire ingénieur pétrolier" et vise une place à l'université Bolivar. Les trois derniers, encore scolarisés, déjeunent à la cantine gratuite.
Tous consultent Lazaro, le médecin cubain du quartier, qui est "si bon et gratuit". Tous se sentent devenus des "citoyens à part entière". Selon un sondage de Latinobarometro, une ONG basée à Santiago du Chili, le Venezuela est le pays d'Amérique latine où la confiance en la démocratie a le plus progressé depuis dix ans.
Ceux qui l'entourent partagent son avis et sa flamme pour "El Commandante", comme l'appellent ses partisans. Seul le thème de la corruption met un bémol à l'enthousiasme. De l'avis général, les "chavistes", "pas tous, mais beaucoup", s'en mettent plein les poches. "Le président ne vole pas, mais il ne sait pas toujours s'entourer", admet Carmen Maria. "Il faut payer partout, pour obtenir un permis de conduire ou éviter une amende pour excès de vitesse", explose un camionneur. "La corruption fait partie de la culture politique vénézuélienne, elle vient avec le pétrole, ajoute un de ses clients. Il faudra des années pour en venir à bout." Le verdict fait l'unanimité.
Or, sans pétrole, point de "révolution bolivarienne". L'or noir compte pour 80 % des exportations et 50 % des recettes de l'Etat. Le brut vénézuélien se vendait 10 dollars le baril en 1998 ; plus de 40 dollars depuis début 2005. Avec 313 milliards de barils, le Venezuela détiendrait les plus grandes réserves mondiales du pétrole. Au rythme actuel d'extraction, il pourrait produire pendant trois cents ans.
Les détracteurs du gouvernement ne voient dans les "missions bolivariennes" qu'assistanat et détournement des fonds pétroliers à des fins électorales. Ils contestent leur impact à long terme sur le développement et s'inquiètent de voir l'Etat court-circuité par ces administrations parallèles. "L'égoïsme des riches n'a pas de bornes", s'insurge Carmen Maria. "Que veut l'opposition ?, s'interroge-t-elle. Que nous oubliions qu'elle a eu le pouvoir ? Que nous votions pour un de ces politicards qui ne se sont jamais souciés de nous ? Ils prennent les pauvres pour des cons ?" La haine de l'opposition continue de souder les "chavistes", qui ont en mémoire la tentative de coup d'Etat d'avril 2002 et la grève du secteur pétrolier, en décembre de la même année. L'opposition a joué et perdu son va-tout avec le référendum révocatoire d'août 2005, remporté par Hugo Chavez avec 59 % des voix. Abasourdis par la défaite, critiqués par leur base et divisés par leurs ambitions personnelles, les opposants n'ont ni programme ni candidat présidentiel crédible.
Le gouvernement a donc les coudées franches pour accélérer les réformes économiques. Régulation bancaire, saisie d'entreprises privées inactives, création de quelques entreprises publiques et de milliers de coopératives : la mainmise de l'Etat sur l'économie se renforce.
La loi sur les terres, dont l'approbation, en 2001, avait contribué à mettre le feu aux poudres, est finalement entrée en application. "La guerre aux latifundia", les grandes propriétés terriennes, est à l'ordre du jour. Hugo Chavez veut garantir la souveraineté alimentaire du pays. Le secteur rural ne représente que 12 % de la population active, mais le Venezuela importe plus de 70 % de ses besoins. "Notre objectif n'est pas la destruction de la propriété privée, mais la mise en valeur de toutes les terres du territoire", assure Richard Vivas, directeur de l'Institut national des terres (INTI).
L'Etat est le premier propriétaire foncier du pays, avec plus de la moitié des surfaces cultivables. A en croire les chiffres officiels, 1,7 million d'hectares de terres publiques ont été remis aux paysans. 600 000 hectares ont été "récupérés" au détriment des grands propriétaires. Dans ce pays sans cadastre, les latifundistes ont eu tendance à déplacer leurs clôtures et repousser les limites de leurs propriétés au détriment des terres appartenant à l'Etat.
"Des gens ont acheté 500 hectares et en occupent aujourd'hui 1 500. Depuis quand la terre produit-elle de la terre ?", s'interroge M. Vivas.
Sûr de son bon droit, l'INTI use parfois de méthodes expéditives. A l'occasion, les tribunaux l'ont obligé à faire marche arrière. "Dans certains cas, l'armée est nécessaire pour assurer la sécurité des fonctionnaires qui procèdent aux inspections techniques, poursuit M. Vivas. Nous n'utilisons pas la force pour déloger les gens. Mais les propriétaires terriens ont des hommes armés. La troupe est là pour éviter les affrontements entre eux et les paysans." C'est dire le climat qui règne dans certaines régions. Selon les organisations de défense des droits de l'homme, 70 paysans ont été assassinés depuis 2001.
Des coopératives ont été mises en place pour canaliser les prêts et assurer les conseils techniques indispensables au succès de la réforme agraire. Les "noyaux de développement endogène" imaginés par Hugo Chavez doivent stimuler l'économie locale. Faute de chiffres crédibles, leurs résultats sont difficiles à apprécier. "Les témoignages rendent comptent de situations très diverses, note le spécialiste Marino Alvarado. Certaines coopératives ont bien démarré, d'autres n'ont jamais vu le jour."
Le développement du secteur coopératif pourra-t-il à lui seul diminuer la dépendance pétrolière de l'économie nationale et engager durablement le pays sur les rails du développement ? Trente ans après le premier choc pétrolier, plus de 60 % des Vénézuéliens vivent en dessous du seuil de pauvreté. La réduction des inégalités sociales, raison d'être de la "révolution bolivarienne", se fait attendre. Selon certains chiffres, la situation sociale s'est même dégradée. Au classement du développement humain établi par l'ONU, le Venezuela est passé en un an du 68e au 75e rang. Mais les chiffres disponibles datent de 2003, année où la grève pétrolière entraînait le pays dans une dramatique récession économique. Selon les défenseurs des droits de l'homme de l'association Provea, "le rétablissement rapide de la croissance et les progrès accomplis en matière de santé et d'éducation ont très probablement inversé la tendance". Mais, d'après les sondages, la gestion économique du gouvernement déçoit.
Tout autour de Caracas, des bidonvilles de parpaings roses et de ciment couvrent la montagne. C'est un enchevêtrement de maisons et de ruelles, d'escaliers et de toits en désordre. La nuit, les ampoules nues font scintiller les coteaux. Pas une grue en activité, pas une HLM en construction. Le gouvernement avait promis de bâtir 150 000 logements en 2005, il aura du mal à en terminer 15 000. "Le logement va devenir la pierre d'achoppement de la révolution bolivarienne", prévoit un diplomate européen. La planification et les compétences techniques manquent à l'appel, certains hauts fonctionnaires en conviennent.
C'est Hugo Chavez en personne qui, tous les dimanches, fait et refait la "révolution bolivarienne" au gré de son inspiration pendant son émission télévisée "Allô, président !". Les ministres assistent à ce show dominical, qui peut durer des heures. Ils s'y font à l'occasion réprimander en direct. Souvent, la parole présidentielle deviendra le lundi matin nouvelle directive pour l'administration. "Nous avons reçu l'ordre d'écouter l'émission pour connaître les priorités du pays en matière de politique extérieure", s'insurge un diplomate de la vieille école. Les chefs d'entreprise et les fonctionnaires étrangers s'inquiètent du désordre grandissant dans une administration publique qui ne s'est jamais distinguée par l'efficacité. "Nous n'avons plus d'interlocuteur intermédiaire capable de prendre une décision, affirme un fonctionnaire. Tout remonte à Chavez."
La personnalisation croissante du pouvoir alimente les réticences des "ni-ni", "ni chavistes ni antichavistes", apparus dans les sondages. "Hugo Chavez a mis en œuvre une indispensable révolution sociale, estime Antonio Carquez, étudiant en sciences politiques. Mais il est incapable d'écouter les critiques. Son discours agressif contre les riches divise inutilement le pays." "Il a besoin d'un ennemi pour souder sa base", ajoute le politologue Carlos Romero. Sur la scène internationale, le président joue la provocation. Traité de "toutou de l'Empire" américain, le président mexicain, Vicente Fox, vient de rappeler son ambassadeur à Caracas. Lors du récent sommet des Amériques, à Mar del Plata (Argentine), Chavez a rejoint les 40 000 manifestants venus protester contre la présence de George W. Bush et le projet d'Accord de libre commerce des Amériques (ALCA). Face à l'hyperpuissance des Etats-Unis, "El Presidente" affirme qu'il n'est d'autre choix que l'intégration latino-américaine. Le Venezuela, 50e exportateur mondial de brut, multiplie les accords énergétiques avec les pays de la région. M. Bush reste la cible préférée d'Hugo Chavez, qui le traite, selon l'humeur, de fou ou d'assassin. Le Vénézuélien est sûr que Washington est prêt à tout pour avoir et sa peau et son pétrole.
"Nous devons nous préparer à une éventuelle guerre asymétrique en cas d'agression des Etats-Unis, martèle le général Alfredo Muller, auteur de la loi qui restructure les forces armées. La défense stratégique de la nation doit être assurée par tous les citoyens." Hommes et femmes sont donc appelés à devenir réservistes. Plus de 100 000 d'entre eux ont déjà été formés. L'armée de réserve est directement rattachée à la présidence de la République, sans passer par la hiérarchie militaire. Se voulant rassurant, le général souligne que "le modèle existe en Suisse". Mais attention, "dans un pays polarisé politiquement comme le nôtre, former les citoyens au maniement des armes peut se révéler dangereux", remarque Antonio Gonzalez, de l'ONG Provea.
La présence d'anciens militaires à des postes-clés renforce l'"alliance civico-militaire" que prône la "révolution bolivarienne". Neuf des vingt-deux gouverneurs élus en août 2005 sous l'étiquette "chaviste" sont d'anciens officiers. Quatre ministres, un juge de la Cour suprême, de nombreux hauts fonctionnaires et des dirigeants des entreprises publiques viennent également de l'armée. Ancien colonel, "Chavez fait davantage confiance aux militaires à titre individuel, selon l'analyste Ana Maria Sanjuan. Il les juge plus efficaces que les politiciens. Mais il n'y a pas instrumentalisation, ni cooptation, du pouvoir civil par l'armée".
Malgré les protestations de Washington, l'Espagne vient de signer un important contrat d'armement avec le Venezuela. Douze avions (10 de transport de troupes et 2 de surveillance) et 8 frégates seront livrés à Caracas. Le pays s'était déjà porté acquéreur de 33 hélicoptères et de 100 000 fusils d'assaut AK47 russes. C'est beaucoup pour une armée de terre de 70 000 hommes. La Colombie, qui partage 2 000 kilomètres de frontière avec le Venezuela, et qui soupçonne Hugo Chavez de prêter main-forte à la guérilla d'extrême gauche, s'inquiète. "Ce sont les Américains qui, avec le plan Colombie, ont enclenché le réarmement régional", plaide le général Muller. La Colombie est devenue le troisième pays récepteur de l'aide militaire américaine (après Israël et l'Egypte), octroyée dans le cadre de la lutte contre la drogue et les guérilleros. Les "chavistes" sont convaincus que cette aide est en fait dirigée contre eux. "Le Venezuela n'est pas en train de se doter d'armes offensives, insiste le général Muller. On n'attaque pas un pays avec des mitraillettes."
"La paranoïa de Chavez est dangereuse en ce qu'elle alimente la méfiance des Etats-Unis", estime Mme Sanjuan. Mais "elle a sa raison d'être", ajoute-t-elle, rappelant les interventions américaines à Cuba, au Nicaragua ou au Panama. Washington a qualifié Hugo Chavez de "force négative" et l'accuse de déstabiliser la région pour essayer d'exporter son modèle. Accusation fondée ? "La révolution bolivarienne n'est pas exportable, répond Mme Sanjuan. (Le président brésilien) Lula adorerait mettre des médecins dans toutes les favelas et donner des terres à ceux qui n'en ont pas. Mais il n'en a pas les moyens. Le Venezuela, lui, a une histoire particulière. Et une économie pétrolière."
Marie Delcas