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La France protège l'ex-PDG de Daewoo
Il doit sa naturalisation en 1987 à des appuis politiques.
Par Philippe GRANGEREAU
jeudi 13 mars 2003
Officiellement recherché par Interpol depuis deux ans, Kim Woo-choong, l'ancien patron du conglomérat sud-coréen Daewoo, court toujours. Alors que le groupe vient de fermer ses trois usines françaises (lire ci-dessous), c'est pourtant en France que le millionnaire coréen bénéficie en ce moment des meilleures protections. Inscrit par Interpol le 9 mars 2001 sur sa «liste rouge» des personnes les plus recherchées, l'ex-PDG est accusé par les procureurs sud-coréens d'avoir organisé l'une des plus grandes fraudes comptables du monde en surévaluant de 32 milliards de dollars la valeur de son conglomérat aujourd'hui en faillite. Les procureurs l'accusent aussi d'avoir détourné à son profit au moins 2 milliards de dollars peu avant de prendre la fuite, en septembre 1999. Aujourd'hui, il se trouve très probablement en France... siège d'Interpol, où il est paradoxalement à l'abri des poursuites.
Kim Woo-choong a obtenu, grâce à de puissants appuis politiques, la nationalité française pour lui-même, son épouse, Kim Jeong, et ses deux enfants, Seon-yong et Seon-hyeop. Les décrets de naturalisation, retrouvés par Libération, datent du 2 avril 1987 (publiés au Journal officiel le 7 avril). Ils sont signés par Philippe Seguin, alors ministre des Affaires sociales. Kim et sa famille ne parlant pas un traître mot de français et ne satisfaisant pas aux conditions très rigoureuses de la loi en la matière, leur naturalisation a été accordée au terme d'une clause légale très particulière, celle de «services exceptionnels rendus à la France». De quelle nature peut être ce «service exceptionnel» ? L'ouverture, en 1987, de la petite usine Daewoo de fours à micro-ondes de Villiers-la-Montagne (80 emplois), subventionnée à 33 % par l'Etat, est-elle une raison suffisante ? «Il faut des appuis politiques très élevés pour obtenir une naturalisation au terme de cette clause exceptionnelle, qui relève du fait du prince», commente un avocat spécialisé dans ce domaine, Alain Mikowski. Pourquoi le gouvernement de l'époque du Premier ministre Jacques Chirac a-t-il appuyé l'octroi d'une telle «faveur» ? Kim Woo-choong anticipait-il déjà qu'il aurait besoin d'un refuge ? Le fait est qu'aujourd'hui Kim n'est pas extradable, la France n'extradant pas ses citoyens.
Pots-de-vin. Mais sur le sol français, Kim ne court même pas le risque d'une arrestation. Interpol a bien transmis son ordre d'arrestation, en mars 2001, à la France comme aux autres pays membres d'Interpol. Mais le fugitif étant français, Paris a, comme le veut la procédure, sollicité auprès des autorités sud-coréennes le dossier à charge de Kim afin de l'examiner avant de faire connaître une décision. Mais depuis deux ans, explique un policier français sous couvert de l'anonymat, Séoul n'a rien transmis, et l'affaire est au point mort. A la mi-février, Libération a demandé aux autorités sud-coréennes pourquoi une procédure de routine telle que celle-ci n'avait pas été accomplie après si longtemps . Pas de réponse.
Pour expliquer l'ampleur des protections dont bénéficie Kim en Corée du Sud, les syndicats sud-coréens évoquent les nombreux pots-de-vin qu'il a distribués à la classe politique du pays. «Kim Woo-choong transportait toujours avec lui des grosses sommes d'argent qui lui servaient à faire du lobbying», racontait un ancien haut responsable de Daewoo cité par Business Week en février 2001.
Kim Woo-choong avait érigé le pot-de-vin en véritable stratégie d'implantation. En novembre 1995, il a été pris la main dans le sac et condamné à une peine de prison pour avoir versé des prébendes entre 1989 et 1993 au président sud-coréen Roh Tae-woo afin de remporter des contrats publics. Les autorités ont par la suite «suspendu» sa peine en invoquant ses «contributions à l'économie nationale». Kim a aussi soutenu la campagne électorale de Kim Dae-jung, président de la Corée du Sud jusqu'en février 2003.
L'ami Chirac. L'histoire entre la France et Kim Woo-choong commence en 1985. Premiers contacts en Lorraine, sous l'impulsion de Gérard Longuet, président du conseil régional. Ils se poursuivent avec la rencontre l'année suivante à Séoul du PDG de Daewoo et de Jacques Chirac, alors Premier ministre. Les deux hommes deviennent très proches et se rencontrent régulièrement lors des déplacements de Chirac en Asie ou de Kim en France. C'est à cette époque que Kim et sa famille sont très discrètement naturalisés français. Kim se voit octroyer par la suite d'autres marques de bienveillance. Notamment de la part du Premier ministre RPR Alain Juppé, qui l'a fait commandeur de la Légion d'honneur le 28 mai 1996. Il salue alors «le dynamisme et l'imagination» du Coréen, en omettant de mentionner qu'il est français. C'est aussi Juppé qui, à la surprise générale, retient en 1996 la candidature Lagardère-Daewoo à l'achat de Thomson Multimédia en arguant que le premier groupe français de l'électronique «vaut 1 franc symbolique». La Commission de privatisation refusera d'entériner ce choix.
Ce qui n'empêchera pas le millionnaire recherché par Interpol de continuer à entretenir d'excellentes relations avec la France. Kim a en effet obtenu le 30 janvier dernier un numéro de Sécurité sociale, retrouvé par Libération. Sans doute afin de toucher un salaire puisqu'il travaillerait désormais pour une entreprise française, semble-t-il dans l'engineering.
Dans le seul entretien accordé depuis sa fuite ( le 3 février dernier dans le magazine américain Fortune), Kim Woo-choong affirme que c'est le chef de l'Etat sud-coréen qui lui a demandé de fuir. En échange, le Président lui a assuré «directement par téléphone», affirme l'ex-patron de Daewoo, qu'il ne serait pas inquiété. Il révèle qu'il s'est tout d'abord réfugié à Francfort pendant un an, puis en Espagne et en Italie fin 2000, avant de passer six mois en 2001 au Soudan à l'invitation du président Omar al-Bashir. Il s'y trouvait lorsque les syndicalistes de Daewoo ont envoyé en France, en février 2001, un groupe d'ouvriers «rechercher» le millionnaire en fuite. En revanche, Kim n'en dit pas beaucoup sur le lieu où s'est déroulée cette interview : «Un pays d'Asie du Sud-Est.» Mais il ajoute qu'il «partage [son] temps entre l'Asie et l'Europe». Et sans doute «son» pays, la France.
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