Ni putes, ni soumises, ni comprises.
«Ni machos ni proxos», ont rétorqué les garçons d'un lycée, pas très convaincus par la marche des filles des cités, de passage à Asnières.
Par Marie-Joëlle GROS
jeudi 06 mars 2003
«Je ne veux pas être mis dans le même sac que deux ou trois connards qui foutent la merde. La banlieue n'a pas le monopole du sexisme.» Un éducateur d'Asnières a marche des filles «Ni putes ni soumises» ne laisse pas les garçons indifférents. De passage à Asnières, mardi, les marcheuses se sont heurtées à l'incompréhension de certains. Avant leur arrivée, un tract circulait dans la ville Ni machos, ni proxos. A l'origine de ce contre-slogan, un éducateur de la ville. «Ni putes ni soumises, c'est violent, dit-il. Ma réponse est ironique. On n'est pas des méchants, on ne leur veut pas de mal. Mais les problèmes qu'elles dénoncent sont des cas isolés. Je ne veux pas être mis dans le même sac que deux ou trois connards qui foutent la merde. La banlieue n'a pas le monopole du sexisme.»
Malaise. Peur de l'image qu'on donne ou refus de voir la réalité en face, la riposte des hommes exprime un malaise. Un jeune le résume à sa façon : «Ce qui ne va pas, c'est l'amalgame entre jeunes des quartiers et violeurs. Déjà qu'on a l'étiquette du délinquant, ça va quoi, on n'en peut plus !»
14 heures, lycée Renoir. Les marcheuses rencontrent une quarantaine d'élèves, en classe de terminale, toutes couleurs de peau confondues. On discute des relations entre les garçons et les filles. Loubna, une des marcheuses, explique : «On dit "ni putes", parce que les garçons pensent trop souvent : "Toutes des putes, sauf ma mère." Et "ni soumises", pour tous ceux qui croient que ce qui se passe dans les quartiers arrive parce que les filles le veulent bien.» Dans l'assistance, une élève se lève : «Vous avez raison de faire ce que vous faites, mais vous donnez une image des gars trop difficile. C'est vrai qu'on est des victimes, mais tous les mecs ne font pas ça.»
«Ça», ce sont les viols collectifs et «les filles qu'on brûle comme Sohane à Vitry», souligne Loubna en rappelant que la marche est partie de là, début février (Libération du 31 janvier). «Moi, je me sens agressé par votre slogan», dit un garçon, assis à côté de ses copains. «J'habite dans les quartiers nord d'Asnières, honnêtement, dans la cité, y a pas de tournante. On se serre la main entre garçons et filles, on est comme frères et soeurs.» Renoir n'est pas un lycée «à problèmes». Des jeunes des quartiers aisés d'Asnières y côtoient ceux des cités du nord de la ville. «Tant mieux si tout va bien dans ton quartier, mais tu ne peux pas nier que ce qu'on dit existe», répond Safia, une des marcheuses. «C'est clair, dit le gars. Mais c'est pas les cités qui ont inventé la violence. Dans les campagnes, c'est pareil, les gens se tuent à la hache ! Pourquoi on va mettre encore une étiquette de violeurs sur la cité ?» Les filles acquiescent.
Soumission. Autour des élè ves, il y a plusieurs caméras de télévision, des micros tendus. «Elles n'ont pas envie qu'on accuse leurs copains, leurs frères. C'est compréhensible», glisse une prof d'histoire-géo. Une blonde intervient : «Le plus grave, c'est qu'on s'est habituées à tout ça. Les tournantes, jamais sortir après 22 h 30, c'est rentré dans la vie. Moi, je trouve qu'il est bien votre slogan, parce qu'il choque.»
Dans les couloirs, la conversation se débride. «Les charman tes, je les respecte, dit un garçon. Ça se voit, une fille respectable.» Une marcheuse, sans se lasser : «Parce qu'elle rase les murs et baisse les yeux ? Est-ce que tu la respecterais si elle portait une jupe et se maquillait ?» Le garçon fait mine de ne pas comprendre : «Mais moi, je suis civilisé !» Elle insiste : «Tu vois très bien de quoi je parle. Ta soeur, elle fait pas des détours juste pour éviter un groupe de mecs ?» Elle évoque des attitudes quotidiennes. Comme de traiter les filles de «lopsa» (salope, en verlan) pour rien. Ou de leur glisser une main aux fesses au lieu de dire bonjour... Une marcheuse de 28 ans raconte : «Quand j'étais ado, je pouvais sortir avec un gars de ma cité sans que ça dégénère. Aujourd'hui, c'est plus possible. On parle mal les uns des autres, on dit n'importe quoi : sexe, avortement... La rumeur, ça détruit les familles.» Elles veulent que les garçons viennent manifester avec elles samedi, à Paris. «Pas avec ce slogan, explique l'un d'entre eux. Si tu mettais : "Non à l'oppression" sur ta banderole, je viendrais.»
20 heures, dans une salle communale. Les habitants d'Asnières débattent avec les marcheuses. Des lycéens rencontrés l'après-midi sont venus. Il y a aussi des femmes en boubou, en voile. Et puis des petits vieux, des petits jeunes, des élus en pagaille. La salle déborde. Beaucoup sont assis par terre. «On ne veut pas faire une guerre des sexes», dit Fadela Amara, présidente de la Fédération des maisons des potes, qui encadre le mouvement «Ni putes ni soumises». «On parle de ce qu'on connaît, ce qu'on a vécu : la régression du statut des femmes dans les quartiers. La création de ghettos permet à l'oppression de se mettre en place et les femmes en sont les premières victimes.»
«Misère sociale». Dans le fond de la salle, un homme, qui ne prend pas la peine de se présenter, lance : «L'erreur de votre marche, c'est de ghettoïser les jeunes des banlieues. Vous faites le jeu de l'intégrisme.» Ingrid, une marcheuse, lui répond : «Ce qu'on dénonce, c'est la misère sociale. Et il y a beaucoup de monde derrière nous : des hommes, des femmes...»
La salle s'enflamme. On se bouscule pour prendre la parole. Un enseignant noir s'adresse aux marcheuses : «J'aime bien le miroir que vous tendez à notre société. Ce débat montre qu'il y a des gens qui ne supportent pas de se voir dedans.» Calmement, il poursuit : «Dans ma classe, il y a des minots qui croient que l'autre leur appartient. Ils touchent les cheveux, et quand j'interviens, me répondent : "Mais m'sieur, c'est ma copine !" Le premier respect, c'est de demander à l'autre s'il est d'accord.» Une mère d'origine étrangère s'emporte : «Y en a marre qu'on caricature nos enfants. Pourquoi on parle toujours de ce qui ne va pas ?» Les marcheuses ne désarment pas : «Il faut dénoncer ce qui ne va pas. Même si ça fait mal.» Un prêtre en retraite, «célibataire et sans enfant», précise-t-il en souriant, prend le micro : «On ne peut pas dénoncer sans lucidité.»
L'auteur du tract «Ni machos ni proxos» est là. Qui s'emporte : «Je préfère que Le Pen vienne raconter des conneries dans nos quartiers plutôt que vous !» Consternation dans la salle. Il est 23 heures. Dans le hall, les discussions se poursuivent. Les marcheuses sont prises à partie. Visiblement épuisée, l'une regarde un homme droit dans les yeux : «Mais tu sais qu'on dit vrai... Il faut que les choses changent».