Disons que le débat ne se pose pas en ces termes-là. Hegel a été un auteur suffisament productif et complexe pour qu'énormément de penseurs se reconnaissent dans son oeuvre, même les personnages les plus contraires, sans pour autant qu'il soit à l'origine d'un groupe politique actuel de gauche. Il ne faut pas s'imaginer qu'un parti tient toujours de la direction d'une grande plume. Ses prescriptions politiques sont largement dépassées aujourd'hui. Dire que des "socialistes" privilégient Hegel à Marx aujourd'hui, c'est peut-être vrai mais c'est franchement l'affaire des squatters de café à Saint-Germain des Prés.
Bon la question portait sur la formation de la pensée de Marx à partir de grands auteurs. Déjà je tiens à dire que je ne sais pas si c'est la première question à se poser, mais bon, c'est évident que le marxisme est largement un système de pensée qui n'est pas apparu ex nihilo, mais qui doit beaucoup à certains courants qui l'ont précédé.
Si l'on observe ses écrits de jeunesse, on y voit plusieurs étapes assez clairement définies.
Tout d'abord, il se situe dans une discussion avec Hegel quand il fait parti d'un groupe de jeunes "hégéliens de gauche" appellé "le club des docteurs". Dans cette perspective, il est séduit par le support représenté par l'hégélianisme quand il s'agit de critiquer la religion (alors qu'on ne sait pas vraiment si Hegel était croyant ou non, c'est d'ailleurs souvent leur point d'achoppement avec les autres Hégéliens). Si on lit les copies de terminale de Marx, on note déjà qu'il est rationaliste et antireligieux, ce que ses études à Bonn et Berlin ont largement confirmé. La fréquentation du club correspond à ses dernières années d'étude (doctorat en 1841).
En 1843 apparait une rupture lorsqu'il critique la conception du droit de Hegel. Il devient un critique politique. En 1844 le manuscrit économico-politique témoigne de ce champ d'intérêt élargi où il en vient à l'économie politique (1844).
Il travaille pour la première fois avec Engels en 1844, et son travail s'oriente dès lors vers son interprétation de l'histoire en même temps qu'il s'attache au matérialisme. Il lit Feuerbach avec le plus grand intérêt et va encore plus loin dans ses conclusions. C'est au fil de ces années qu'il adopte l'étiquette rouge, jusqu'à rédiger finalement le Manifeste en 1848.
Faut tout de même signaler qu'il existe des débats entre grands exégètes quant à la périodisation de la formation du marxisme. Althusser prétend que la rupture avec l'Hégélianisme est consumée en 1845. La majorité dira qu'il en reste des traces trop profondes pour qu'on le présente ainsi.
Perso' ce que je retiens, c'est que cette discussion n'a pas grande importance. Vi c'est pas sérieux, je sais.
Marx a plusieurs fois prétendu que sa conception de l'histoire était achevée en 1848. C'est légitime tant il s'est concentré par la suite à disséquer les mécanismes du mode de production capitaliste, et l'homme politique ne se situait dès lors plus dans un débat avec les philosophes qui se refusent à transformer le monde. Comme d'hab', le texte le plus limpide que l'on propose de lire pour comprendre les fondements du matérialisme historique, c'est la préface à la Contribution à la critique de l'économie politique de 1859. C'est incomplet mais déjà très clair (pour comprendre le matérialisme historique Crockette, la brochure de Plekhanov est excellente ; elle revient sur la place de la dialectique dans cette conception de l'histoire, elle l'explique, et elle souligne la base matérialiste du marxisme en opposition à la philosophie idéaliste).
( préface de Critique de l'économie politique a écrit : Le résultat général auquel j'arrivai et qui, une fois acquis, servit de fil conducteur à mes études, peut brièvement se formuler ainsi : dans la production sociale de leur existence, les hommes entrent en des rapports déterminés, nécessaires, indépendants de leur volonté, rapports de production qui correspondent à un degré de développement déterminé de leurs forces productives matérielles. L'ensemble de ces rapports de production constitue la structure économique de la société, la base concrète sur laquelle s'élève une superstructure juridique et politique et à laquelle correspondent des formes de conscience sociales déterminées. Le mode de production de la vie matérielle conditionne le processus de vie social, politique et intellectuel en général. Ce n'est pas la conscience des hommes qui détermine leur être; c'est inversement leur être social qui détermine leur conscience. À un certain stade de leur développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants, ou, ce qui n'en est que l'expression juridique, avec les rapports de propriété au sein desquels elles s'étaient mues jusqu'alors. De formes de développement des forces productives qu'ils étaient ces rapports en deviennent des entraves. Alors s'ouvre une époque de révolution sociale. Le changement dans la base économique bouleverse plus ou moins rapidement toute l'énorme superstructure. Lorsqu'on considère de tels bouleversements, il faut toujours distinguer entre le bouleversement matériel - qu'on peut constater d'une manière scientifiquement rigoureuse - des conditions de production économiques et les formes juridiques, politiques, religieuses, artistiques ou philosophiques, bref, les formes idéologiques sous lesquelles les hommes prennent conscience de ce conflit et le mènent jusqu'au bout. Pas plus qu'on ne juge un individu sur l'idée qu'il se fait de lui-même, on ne saurait juger une telle époque de bouleversement sur sa conscience de soi; il faut, au contraire, expliquer cette conscience par les contradictions de la vie matérielle, par le conflit qui existe entre les forces productives sociales et les rapports de production. Une formation sociale ne disparaît jamais avant que soient développées toutes les forces productives qu'elle est assez large pour contenir, jamais des rapports de production nouveaux et supérieurs ne s'y substituent avant que les conditions d'existence matérielles de ces rapports soient écloses dans le sein même de la vieille société. C'est pourquoi l'humanité ne se pose jamais que des problèmes qu'elle peut résoudre, car, à y regarder de plus près, il se trouvera toujours, que le problème lui-même ne surgit que là où les conditions matérielles pour le résoudre existent déjà ou du moins sont en voie de devenir. À grands traits, les modes de production asiatique, antique, féodal et bourgeois moderne peuvent être qualifiés d'époques progressives de la formation sociale économique. Les rapports de production bourgeois sont la dernière forme contradictoire du processus de production sociale, contradictoire non pas dans le sens d'une contradiction individuelle, mais d'une contradiction qui naît des conditions d'existence sociale des individus; cependant les forces productives qui se développent au sein de la société bourgeoise créent en même temps les conditions matérielles pour résoudre cette contradiction. Avec cette formation sociale s'achève donc la préhistoire de la société humaine.
Cette forme dite achevée de la philosophie de Marx, elle est le résultat avant toute chose de l'expérience de Marx et de son cheminement intellectuel à travers des sympathies pour les philosophes les plus radicaux qui l'ont précédé, balayant les obscurantismes. Il ira jusqu'au bout de ce destin en écartant toute trace d'idéalisme du socialisme qu'il défend, celui dit "scientifique" en raison du fondement matérialiste de son analyse de la société, des rapports de l'homme avec l'organisation de son économie.
Pour comprendre les relations entre Hegel, Feuerbach et Marx, autant aller directement à la source (Critique de la philosophie du droit de Hegel -1843-, Thèses sur Feuerbach -1844-, Idéologie allemande -1846-) ou sinon y'a le bouquin de Aron qui l'explique avec clarté dans la première partie (Le marxisme de Marx). Bon, Aron a produit ce cours à une époque particulière où il se voulait être le plus juste critique démocrate du marxisme, mais son travail est particulièrement honnête. La retranscription de son boulot est pas mal du tout, alors je le conseille. Sinon il y a le bouquin de Max Rubel, Karl Marx. Essai de biographie intellectuelle, qui là par contre est de la plume d'un marxiste.
Ce qu'il faut retenir (en résumant à coup de hache), c'est que Hegel a été l'objet d'étude principal du très jeune Marx, qu'en polémiquant avec lui il a donné une importante toute particulière à la dialectique qu'il appliquera sur des sujets tout autres que Hegel (en en précisant la signification). Puis, il en arrive naturellement à la critique du réel puisque la critique de la religion est une critique de la réalité qui la fait naître. Ses premières joutes politiques en découlent logiquement et Marx en arrive rapidement à défendre des positions particulièrement radicales (1843). Le matérialisme scientifique le convainc, là aussi à travers la critique de la religion. Il admire Feuerbach, le dépasse (1846) et entame ici sa conception de l'histoire telle qu'on la connait aujourd'hui. Le reste de sa vie est dès lors consacré à décrire méthodiquement les mécanismes d'une société qui dégoute l'homme politique communiste qu'il devient depuis quelques années déjà.