http://www.lexpress.fr/info/societe/dossie....asp?ida=430882
a écrit :Religion
Musulmans mais laïques
par Claire Chartier
Face aux fondamentalistes qui monoplisent le débat, contre l'ingérence du religieux dans le politique, une série de mouvements militent pour un islam libéral, républicain. Un combat difficile
L'immeuble ne paie pas de mine, fiché dans une petite rue d'un quartier populaire de Grenoble. «Nous en avons assez que l'on parle tout le temps des islamistes, et jamais des musulmans citoyens», peste Aziz Sahiri, président et membre fondateur du Mouvement des musulmans laïques de France (MMLF). Cet éducateur spécialisé dans la prévention de la délinquance s'emporte, comme beaucoup de ses coreligionnaires, contre les islamistes qui bafouent l'image de l'islam. Contre ces «barbus» qui honnissent tous ceux qui osent, comme lui, prôner une vision modérée de la religion de Mahomet. Dans son salon encombré de livres et de papiers, il répète, intarissable, que «l'islam est parfaitement compatible avec les lois de la République pour peu qu'on accepte d'adapter sa lecture du Coran au contexte».
«L'islam est parfaitement compatible avec les lois de la République»
En mai 2003, cet ancien maire adjoint de Grenoble a lancé un manifeste, rédigé sur un coin de table, avec l'écrivain Malek Chebel et l'ex-députée européenne Djida Tazdait. A ce jour, 450 personnalités - dont le mufti de Marseille, Soheib Bencheikh, la sociologue Leïla Babès ou le journaliste algérien Mohamed Sifaoui - ont signé cet appel adressé à «tous les citoyens musulmans de France épris de paix, de justice, de liberté et de laïcité». «Il arrive un moment où il faut dire clairement qui l'on est face aux ultraorthodoxes comme les gens de l'Union des organisations islamiques de France (UOIF), explique Aziz Sahiri, né d'un père algérien musulman et d'une mère française chrétienne, tous deux pratiquants. Nous sommes pour un islam des Lumières et non pas pour l'islam des "blédards", importé des pays étrangers, qui s'arrête à une lecture littérale du Coran.»
Printemps 2003. Les attentats islamistes du 11 septembre sont encore proches. La peur du «péril vert» embrase la planète, avec son lot d'amalgames faciles entre musulmans et terroristes. En France, les fondamentalistes de l'UOIF viennent de remporter les premières élections du Conseil français du culte musulman (CFCM). Au lendemain du scrutin, de nombreux croyants se désolidarisent d'un CFCM qui érige l'UOIF en porte-parole de l'islam de France, alors que l'immense majorité des musulmans de l'Hexagone - 90% d'après les chiffres du ministère de l'Intérieur - ne sont pas pratiquants.
Cette majorité silencieuse doit-elle le rester? Non, répondent certains musulmans qui décident de s'engager contre le communautarisme et pour un islam libéral, adapté à l'environnement français. «La laïcité, c'est la garantie de la libre expression religieuse et de la liberté des cultes, souligne le mufti Soheib Bencheikh. En tant que croyants, nous avons besoin de la spiritualité pour donner un sens à notre existence, mais nous vivons dans notre siècle.» Garde-fou contre l'ingérence du religieux dans le politique, la défense du dogme laïque devient donc le label de ces militants d'un islam sécularisé. En sus du MMLF, d'autres collectifs apparaissent: le Conseil français des musulmans laïques (CFML) - fondé par Amo Ferhati, le conseiller de Tokia Saïfi, ex-secrétaire d'Etat au Développement durable - le Mouvement des Maghrébins laïques de France, créé par Kébir Jbil, un professeur de mathématiques, ou encore la Convention laïque pour l'égalité des droits et la participation des musulmans de France (CLE), pilotée par Yazid Sabeg, président de la société Communication & Systèmes. Bien qu'il ne s'autoproclame pas «laïque», le Conseil des démocrates musulmans de France (CDMF) lancé à la fin de 2003 par un conseiller principal d'éducation, Abderrahmane Dahmane, s'insère également dans cette mouvance républicaine où se côtoient croyants - parfois pratiquants - et citoyens d'origine musulmane.
Qui sont ces «libéraux»? Des intellectuels, d'anciens participants à la Marche des beurs de 1983, des militants de longue date de l'intégration républicaine ou encore des responsables de droite: Rachid Kaci, membre du MMLF et de l'UMP, Abderrahmane Dahmane, lui aussi encarté UMP, ou Sabrina Belkhiri Fadel, présidente du mouvement d'Amo Ferhati et déléguée au conseil national du parti de Jacques Chirac. Sans oublier d'autres cercles militants, telle l'Association d'ici et d'ailleurs, elle aussi très attachée à la formation d'une coalition laïque.
«Les jeunes ne doivent pas attendre qu'on leur serve un boulot au pied de leur HLM!»
«Pour les jeunes des quartiers, nous sommes des hérétiques, déplore Aziz Sahiri. Ils nous disent: "On est musulman, point barre!"» L'enfermement identitaire dans le religieux fait bondir ces champions d'un islam républicain. Tout comme la posture de victime dans laquelle se complaisent, à leurs yeux, certains musulmans. «C'est vrai qu'il existe un phénomène de rejet face aux populations issues de l'immigration, convient Sabrina Belkhiri Fadel. Mais, à force de batailles, on parvient à s'imposer. Moi, je suis arrivée en France en 1963, j'ai vécu dans un camp de transit, ce qui ne m'a pas empêchée de faire mon chemin. Ces jeunes ne doivent pas attendre qu'on leur serve un boulot au pied de leur HLM!» Le terrain social, ces musulmans «laïques», divisés sur la question de la discrimination positive, aimeraient bien l'occuper. Mais ce champ-là est déjà largement labouré. Le terrain politique, lui, semble plus propice. Les musulmans «laïques» escomptent pouvoir faire pression auprès des partis pour les contraindre à inscrire des Français d'origine musulmane en position éligible sur leurs listes électorales.
Les intentions sont louables, mais les difficultés, multiples. Difficulté numérique, d'abord: ces mouvements demeurent très embryonnaires - entre 500 et 2 000 sympathisants chacun. Certains n'ont même pas de site Internet. Leur capacité de mobilisation se limite, pour l'heure, à des colloques dont les «musulmans de base» ont rarement connaissance. Difficulté sémantique, ensuite: en accolant le terme «laïque» à celui de «musulman», ces hérauts de l'intégration passent pour des donneurs de leçons. «Je n'ai pas à revendiquer le fait d'être ''laïque'', c'est une évidence pour moi, se rebiffe Dora Mabrouk, rédactrice en chef d'un magazine sur la civilisation arabo-musulmane, Hawwa. Les jeunes de ma génération sont nés en France, ils sont allés à l'école française, ils ont regardé Candy et Goldorak à la télé. Ils n'ont pas à montrer patte blanche pour prouver qu'ils sont plus français que les Français!»
La critique ne s'arrête pas là. En mettant sur le même plan deux termes qui relèvent, l'un du religieux, l'autre du politique, ces mouvements se voient reprocher par leur propre communauté d'entretenir une confusion conceptuelle, celle-là même qu'ils dénoncent chez les fondamentalistes. Pis, de favoriser l'émergence d'un nouveau communautarisme. Sur un registre idéologique, ils essuient aussi, pour certains d'entre eux, les tirs nourris du Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples (Mrap), qui leur reproche de nourrir l'islamophobie en s'opposant ostensiblement au port du voile ou en soutenant la loi contre les signes religieux à l'école. Un Mrap, il est vrai lui-même très divisé en interne, certains dirigeants contestant le fait que leur association, sous couvert de lutter contre le racisme, se livre aujourd'hui à la défense d'une religion...
Face à ces écueils, une nouvelle tendance se fait jour, dans laquelle la laïcité, tout en demeurant une valeur centrale, n'apparaît plus comme la porte d'entrée privilégiée du débat. Publié en février 2004, le Manifeste des libertés met en avant l'égalité des droits entre hommes et femmes. Fort de 1 500 signataires - enseignants et intellectuels en majorité, comme le psychanalyste Fethi Benslama ou l'historien Mohammed Harbi - ce mouvement cherche à devenir «un vrai lieu de réflexion autour de l'islam, perçu comme un ensemble géopolitique et culturel autant que religieux», explique son coordinateur, le syndicaliste Tewfik Allal. Il cherche aussi à jeter des ponts avec les réformateurs du monde arabo-musulman. C'est également la position de Malek Chebel. Après s'être investi avec passion dans la création du MMLF, l'auteur du Dictionnaire amoureux de l'islam préfère désormais insister sur «la notion de modernité de l'islam, qui comprend la liberté d'interprétation des textes, l'équité face à la loi, l'harmonie entre les sexes, la paix, etc.».
Tous ces musulmans peuvent-ils s'unir? Entre ceux qui privilégient la lutte contre l'islamisme, ceux qui veulent élargir la discussion et ceux que les musulmans eux-mêmes soupçonnent de visées électoralistes, la synthèse semble difficile. Dominique de Villepin le souhaiterait-il, le ministre de l'Intérieur est actuellement bien trop occupé à la mise en place d'une fondation clarifiant le financement de l'islam pour encourager un quelconque rapprochement. N'empêche: la voie est tracée.