a écrit :L'Express du 26/01/2004
sourceBlandine Kriegel
«L'intégration par les femmes»
propos recueillis par Boris Thiolay
Le 26 janvier, le Haut Conseil à l'intégration (HCI) remet au Premier ministre, Jean-Pierre Raffarin, son rapport sur «Le contrat et l'intégration» réaffirmant les droits individuels des personnes issues de l'immigration. Blandine Kriegel, présidente du HCI, expose son point de vue à L'Express
L'intégration à la française connaît des ratés. Pour quelles raisons?Le phénomène le plus évident est que les jeunes issus de l'immigration subissent trois fois plus le chômage que les autres personnes de leur classe d'âge. Mais il faut sortir de la logique de la culpabilité. Ni les immigrés ni la société française ne sont responsables du retard accumulé dans la compréhension de l'immigration. Pendant des décennies, la société et les responsables politiques ont pensé que les immigrés étaient ici seulement pour travailler et qu'une fois leur temps accompli ils repartiraient chez eux. La politique d'accueil se résumait à un accompagnement social des travailleurs immigrés et de leur famille. On a pris tardivement conscience que ces familles restaient, faisaient souche et que le problème était non seulement le travail, mais leur place dans la cité. Dès lors, des logiques antagonistes se sont succédé. La première, spontanée, a été celle de l'assimilation: «Ces gens doivent, comme les vagues d'immigration précédentes - Espagnols, Italiens, Portugais - s'assimiler, devenir comme nous.» Et on a mis en accusation les immigrés: «S'ils ne s'assimilent pas, ce sont eux les coupables.» La deuxième logique, que l'on doit en particulier à Martine Aubry, a renversé l'incrimination: c'est la société française qui est coupable, parce qu'elle pratique des discriminations. Au terme d'intégration, on a dès lors préféré celui de lutte contre les discriminations - par ailleurs réelles - au logement, à l'embauche, etc.
Et vous, que suggérez-vous?Une refondation de la politique d'intégration qui se caractérise par trois points essentiels. 1. Mettre en place une politique contractuelle, proposée par François Fillon, une politique qui équilibre la générosité et la fermeté: l'Etat s'engage à offrir aux immigrants des formations linguistiques, civiques - c'est une nouveauté - et un suivi social. En retour, les immigrés doivent s'engager à respecter les lois de la République. C'est un contrat réciproque qui doit permettre de sortir de la logique d'incrimination perpétuelle. 2. Le HCI a proposé d'emblée une politique positive. Il y a une importante classe moyenne issue de l'immigration qui a réussi, mais elle n'est pas suffisamment visible ni soutenue. Le principe que nous retenons est celui d'une promotion positive, reposant sur le mérite individuel: l'Etat doit montrer l'exemple en promouvant des gens selon leurs compétences. 3. Il faut appliquer une politique plus sensible au droit individuel de la personne (essentiel pour les femmes), intégrer et assurer la promotion sociale de ces nouveaux citoyens, un par un et non par groupes ethniques ou religieux.
Le voile est-il un frein à l'intégration?Le voile peut représenter l'expression d'une liberté de croyance, mais il est aussi le symbole de l'inégalité entre hommes et femmes. C'est l'arbre qui cache la forêt de l'ensemble des problèmes que peuvent vivre les femmes issues de l'immigration. Mais également un véritable problème de santé publique. Lorsqu'un médecin homme ne peut plus approcher une femme ou une élève, c'est toute la santé publique qui est déstabilisée, car ses règles s'appliquent à tous ou à personne. Pendant des années, on a passé sous silence des faits intolérables. Je ne pouvais pas imaginer qu'il y ait
35 000 excisions par an en France, que 70 000 jeunes filles soient concernées par les mariages forcés. Lorsqu'il s'agit de mineures, voire de jeunes filles de 12 ans, le mariage forcé peut s'apparenter à un viol... Ayons le courage de regarder en face ces drames indignes d'une société républicaine et démocratique.
Que préconisez-vous pour défendre les droits des femmes?Il faut cesser de les considérer seulement comme des épouses ou des membres de la famille. Elles sont aussi des individus. Dès leur arrivée en France, on doit les avertir de leurs droits, leur fournir une formation civique rappelant l'égalité entre les sexes. Il est primordial que le contrat d'accueil et d'intégration, symbole de l'adhésion des arrivants aux lois républicaines, soit remis personnellement aux femmes, sans passer par leur mari. Même chose pour le titre de séjour. Le contrat d'intégration est une grande opération d'intervention républicaine. Auparavant, on expliquait aux arrivants le fonctionnement de l'ANPE et des Assedic... mais rien de ce qui concerne la loi républicaine ou la culture française. Dorénavant, on leur offre la possibilité d'apprendre à parler notre langue, de comprendre les lois et la Constitution française. C'est un moyen de prévenir la tentation du communautarisme.
Mais la France a passé des conventions avec des pays qui traitent les femmes en inférieures...Le Haut Conseil a demandé que ces conventions bilatérales soient dénoncées lorsqu'elles bafouent le principe constitutionnel d'égalité. Dans certains pays, le Code de la famille est très défavorable aux femmes, considérées comme mineures sur le plan civil. Leur témoignage vaut la moitié de celui d'un homme, un mari peut répudier son épouse, mais celle-ci ne peut divorcer, une femme ne peut pas obtenir l'autorité parentale en cas de séparation... Tout cela est absolument contraire à la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen et aux textes adoptés par l'Union européenne. Enfin, pour éviter aux femmes ayant la double nationalité l'application du statut défavorable en vigueur dans le pays d'origine, nous avons demandé que l'on fasse prévaloir la loi française. Nous avons été suivis par le ministère des Affaires étrangères.
Lorsqu'une femme se marie dans le pays d'origine de son époux, les consuls français demandent à voir les épouses pour vérifier qu'il ne s'agit pas de mariages forcés: on doit pouvoir l'annuler. Aux yeux du HCI, la vigilance doit être renforcée. Le sort des femmes est aussi la pierre de touche de l'intégration.