a écrit :Derrière les morts du Mediator, des soupçons de collusion
LEMONDE.FR | 16.11.10 | 20h10 • Mis à jour le 18.11.10 | 09h06
Le Mediator, un médicament pour diabétiques en surpoids produit par les laboratoires Servier et interdit depuis novembre 2009, aurait causé entre 500 et 1 000 morts, selon l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (Afssaps). Mardi après-midi, Xavier Bertrand, le nouveau ministre de la santé, a appelé "tous ceux qui ont pris du Mediator" à consulter un médecin. L'avocat de plusieurs victimes évoque un "scandale sanitaire", alors que des connaisseurs du dossier dénoncent une interdiction trop tardive du médicament et le rôle joué par l'Afssaps elle-même.
Qu'est-ce que le Mediator ?
Le Mediator est un médicament réservé à l'origine aux diabétiques en surpoids. Son effet coupe-faim en a peu à peu fait l'un des médicaments les plus prescrits aux patients souhaitant maigrir. La molécule benfluorex, qui fait partie de la famille des fenfluramines et rentre dans la composition du Mediator, appartient à une famille cousine des amphétamines.
Le médicament est commercialisé depuis 1976 par le groupe Servier — deuxième groupe pharmaceutique français après Sanofi-Aventis. Il a longtemps été l'un des produits phare du laboratoire : 88 % des ventes mondiales ont été réalisées en France (en 2007, il était le 44e médicament le plus vendu dans l'Hexagone) ; deux millions de patients français en ont pris entre 1976 et 2009, selon les chiffres du député socialiste Gérard Bapt, qui a travaillé sur le sujet ; 7 millions de boîtes étaient encore vendues en 2009 et remboursées par l'assurance-maladie à hauteur de 65 %. Selon les estimations de M. Bapt, qui a travaillé sur le sujet, ce médicament aura généré un chiffre d'affaires de 1 milliard d'euros pour le groupe Servier.
Quels effets néfastes sur la santé ont été observés ?
En un peu plus de trente ans, entre 500 et 1 000 personnes seraient mortes des pathologies liées à la prise du médicament : ces données proviennent d'une estimation de la Caisse nationale d'assurance maladie (CNAM) et ont été relayées par l'Afssaps. Selon la même source, les effets secondaires du Mediator sont graves — maladies des valves cardiaques ainsi que des cas rares d'hypertension pulmonaire. Ils perdurent au-delà de la période de prise du médicament et entre 150 et 250 hospitalisations seraient directement liées à une toxicité du Mediator chaque année en France. Pour l'avocat Charles Joseph-Oudin, qui représente douze victimes qui ont décidé d'attaquer le laboratoire Servier, ces chiffres confirment l'existence d'un "scandale sanitaire majeur".
Quand a-t-on découvert le danger ?
En 1997, le New England Journal of Medicine publie un article détaillant les effets nocifs du dexfenfluramine sur les valves cardiaques. La même année, les fenfluramines — dont le célèbre coupe-faim Isoméride, également vendu par Servier — sont interdites aux Etats-Unis et en Europe. Le Mediator, qui n'est commercialisé qu'en Europe, échappe à l'interdiction, alors même que sa parenté avec les coupe-faim interdits est connue.
Le médicament est finalement retiré du marché français le 30 novembre 2009 par l'Afssaps, et la décision définitive d'interdiction prise le 14 juin 2010 par l'Agence européenne du médicament. L'interdiction fait notamment suite aux travaux menés à partir de 2006 par le docteur Irène Frachon qui mettent en évidence le rôle du Mediator dans les valvulopathies diagnostiquées chez les patients utilisant le médicament. Cette pneumologue au CHRU de Brest a raconté dans un livre — Mediator 150 mg (Editions-dialogues.fr) présenté dans Le Monde en juillet 2010 — l'inertie des autorités sanitaires et la façon dont le laboratoire Servier s'est employé à repousser l'interdiction. Lequel laboratoire obtiendra de la justice, en juin, le retrait du sous-titre du livre au motif qu'il causerait des dommages aux laboratoires Servier… si le médicament était remis en vente.
Pourquoi a-t-on autant attendu ?
C'est la question que pose sans relâche le député Gérard Bapt, par ailleurs médecin cardiologue. "Pourquoi le Mediator échappe-t-il [en 1997] à la proscription générale des fenfluramines ? Son appartenance à cette famille était pourtant anciennement connue !, écrivait-il en août 2010 dans une tribune au Monde. Le premier cas de valvulopathie sous Mediator est décrit en France en 1999, sans qu'une suite soit donnée. Le premier cas espagnol décrit en 2003 amène son interdiction dès 2005. Deux ans plus tard, Servier ne demandera pas le renouvellement de l'AMM [autorisation de mise sur le marché délivrée par l'Afssaps] en Italie. En France, (…) il est seulement demandé de nouvelles études."
Directement mise en cause, l'Afssaps se défend. Selon Fabienne Bartoli, l'adjointe du directeur général, "l'établissement a mis le médicament sous surveillance dès 1997, mais a concentré ses recherches sur les cas d'hypertension artérielle-pulmonaire, et non sur les pathologies des valves cardiaques", celles que provoque majoritairement le Mediator. Mais pour l'avocat Charles Joseph-Oudin, l'Afssaps a surtout joué le jeu du laboratoire Servier, contestant toutes les études qui auraient pu mener à une interdiction plus rapide.
Un avis que le député Bapt partage, évoquant une "insensibilité française au risque" : "Nous avons été le dernier pays au monde à interdire le Distilbène." Dans le cas du Mediator, "l'Afssaps prétend n'avoir pas trouvé de raisons d'interdire le médicament. Mais si on ne cherche pas, on ne trouve pas : jamais l'Afssaps n'a fait part aux médecins de ses doutes, alors que ce sont eux qui, par leur nombre et leur proximité avec le patient, peuvent fournir les informations qui permettent d'évaluer la nocivité d'un médicament. Que Servier diffuse des contre-vérités, c'est une chose, mais que l'Afssaps lui serve de relais…"
L'Afssaps est-elle la mieux placée pour délivrer les autorités de mise sur le marché ?
Cette mission est au cœur du travail de cet établissement public, mais de plus en plus de voix s'élèvent pour dénoncer son fonctionnement, estimant que celui-ci ne garantit pas une prise de décision indépendante. C'est notamment le cas d'Irène Frachon, qui a dû mener de son propre chef les études ayant amené à l'interdiction du Mediator puis batailler pour se faire entendre pendant de longs mois : "Les raisons de ce retard sont multiples, mais reposent essentiellement sur une gestion qui n'est pas satisfaisante des conflits d'intérêts au sens large et des pressions" au sein de l'Afssaps, explique-t-elle dans un chat au Monde.fr.
En cause dans ces "pressions" évoquées par la praticienne, le financement de l'organisme. En 2005, une commission d'enquête du Sénat avait dénoncé le désengagement de l'Etat dans cette structure censée pourtant être indépendante : "En 2003, les ressources de l'Afssaps provenaient pour 83 % de l'industrie pharmaceutique et pour seulement 6,4 % de l'Etat" écrivait la commission d'enquête. Conclusion des sénateurs : "N'étant plus soutenue financièrement par l'Etat, l'Afssaps n'ose plus prendre de décisions contrariant un tant soit peu les intérêts immédiats des firmes. (…) La préservation de la santé de l'industrie pharmaceutique semble ainsi passer avant celle des patients." Aujourd'hui, l'Afssaps dépend à 100 % des laboratoires pour vivre, même si, rappelle Fabienne Bartoli, cet argent est récolté par l'Etat via une taxe puis attribué à l'établissement, "exactement comme l'impôt".
Gérard Bapt critique quant à lui à le climat d'"opacité" dans lequel les décisions de l'agence sont prises, et leur caractère "anonyme". Il dénonce surtout la "collusion" existant entre les laboratoires pharmaceutiques et les organismes de contrôle : "Le trésorier de la société française de pharmacologie, qui a plus que son mot à dire dans les interdictions, est le directeur scientifique de Servier ; M. Servier lui-même a été fait grand-croix de la Légion d'honneur par Sarkozy…"
Autre exemple apporté par M. Bapt et développé dans ce courrier adressé en août au directeur général de l'Afssaps, Jean Marimbert : Gérard Bapt y fait part de sa "stupeur" d'avoir découvert que des courriels échangés entre deux membres de la commission d'autorisation de mise sur le marché au sujet du Mediator et des travaux d'Irène Frachon étaient également adressés "aux représentants du laboratoire Servier". Des mails envoyés "sous le coup de la colère d'avoir été traînés dans la boue", justifie Fabienne Bartoli, colère que les deux membres voulaient partager avec leurs "pairs" du groupe pharmaceutique.
Me Charles Joseph-Oudin, qui estime que "la question de la collusion se pose dans cette affaire", dit de son côté "envisageable" de poursuivre l'Afssaps dans ce dossier où le groupe Servier est déjà poursuivi au civil.
Benoît Vitkine
Les Inrockuptibles du 17 novembre 2010 :
a écrit :
Quand Sarkozy encensait Jacques Servier, fabricant du Mediator
17/11/2010 | 17H35
Crédits photo: Nicolas Sarkozy élève Jacques Servier au rang de Grand Croix de la Légion d'Honneur en 2009 (Elysée).
Effets imprévisibles ou négligence? Le médicament qui aurait causé la mort d’au moins 500 personnes n'a été retiré du marché qu'en 2009. L'année où son patron a été fait Grand-Croix de la Légion d'Honneur par le chef de l'Etat.
Au moins 500 morts à cause d’un médicament contre le diabète, largement utilisé comme coupe-faim. C’est quatre fois plus que les décès officiellement attribués à l’hormone de croissance, objet d’un retentissant procès. Responsabilité du fabricant, des autorités sanitaires alors que le médicament avait été retiré du marché aux Etats-Unis en 1997, en Italie et en Espagne en 2005? Après son retrait en France en 2009, le bilan du Mediator reste à établir.
"En tant qu’entrepreneur, vous avez été souvent sévère à l’endroit de l’administration française. Vous critiquez l’empilement des mesures, des normes, des structures et vous avez raison", disait Nicolas Sarkozy de Jacques Servier, patron des laboratoires du même nom, en l'élevant au rang de Grand Croix de la Légion d'Honneur en 2009. Des "mesures", des "normes" qui auraient peut-être gagnées à être renforcées dans le cas du Mediator.
Deux études récentes de la Caisse d’assurance maladie concluent à la dangerosité du médicament. Selon la première, les diabétiques traités par le Médiator ont eu trois fois plus de risques de souffrir de cardiopathies vasculaires et quatre fois plus de risques d'avoir une chirurgie valvulaire que ceux suivant un autre traitement.
L’autre, à paraître dans les prochaines semaines et déjà citée par Le Figaro, se risque même à avancer le chiffre de 500 à 1000 décès sur toute la période de circulation du médicament, entre 1976 et l’an dernier. Environ une personne exposée sur mille serait victime de graves atteintes cardiaques.
Le député socialiste Gérard Bapt a demandé le 17 novembre la démission de Nora Berra, secrétaire d'Etat à la santé. Elle avait déclaré : "il faudra voir la relation d'imputabilité entre le médicament et ses effets". Le 16 pourtant, Xavier Bertrand, nouveau ministre de la santé, avait appelé "tous ceux qui ont pris du Mediator" à consulter un médecin. Il était interrogé sur le sujet à l’Assemblée nationale.
Depuis plusieurs années, la pneumologue Irène Frachon tentait d’alerter les autorités sanitaires sur les dangers du Mediator. Son livre Mediator, combien de morts? - le sous-titre a été censuré à la suite d’une procédure judiciaire intentée par le fabricant - synthétise ses travaux sur le sujet. La pneumologue souligne les risques que le médicament fait courir en terme de santé publique.
Reprochant aux autorités françaises leur inertie sur le Mediator, la chercheuse souligne également la responsabilité du fabricant :
“Très clairement, il y a un très gros problème de transparence du côté du laboratoire, notamment au niveau de l'information qu'il a donnée sur ce médicament. Il n'y avait pas assez d'informations sur la nature du médicament à la disposition des prescripteurs et des consommateurs."
Elle accuse même Servier d’avoir donné “des informations qui ne correspondent pas, je pense, à la réalité scientifique”. Ce n’est pas la première fois qu’un médicament coupe-faim se révèle nuisible: l’Isoméride, à la composition proche du Mediator, retiré du marché en 1997. Et élaboré par le même laboratoire : Servier.
Un labo dont le patron, Jacques Servier, a été distingué par le président de la République, qui l’élève au grade de Grand-Croix de la Légion d’honneur en 2009. Sans doute fier de sa breloque, le patron exhibe sur le site de son laboratoire l’allocution présidentielle débitée à cette occasion.
Nicolas Sarkozy a l’air content : après avoir vanté “un personnage hors du commun” avec “une conception profondément humaine” de son métier, le Président se lâche :
“Vous vous êtes battu toute votre vie pour soulager et pour guérir, pour proposer aux médecins et à leurs patients des médicaments efficaces. [...]
Vous n’avez eu de cesse de prendre des risques. Je sais bien que passer d’Orléans à Neuilly, c’était déjà, pour reprendre vos mots, se développer à l’international. [...]
La Nation vous est reconnaissante de ce que vous faites. Vous êtes une publicité vivante pour les médicaments SERVIER parce que, franchement, l’âge n’a absolument aucune prise sur vous.”
L’âge non, la justice peut-être : des patients traités par Mediator ont déposé plainte contre le groupe Servier.
«Le Monde» du 21 novembre 2010 :
a écrit :Jacques Servier rompt le silence sur le Mediator
Mediator : "C'est à se demander si cette affaire est une fabrication"
Agé de 88 ans, Jacques Servier, fondateur du groupe pharmaceutique du même nom, est toujours à la tête de l'entreprise qu'il a créée en 1948. Non coté en Bourse, son groupe a affiché un chiffre d'affaires de 3,6 milliards d'euros en 2008-2009. Violemment mis en cause par l'affaire du Mediator, un médicament destiné aux diabétiques en surpoids, mais dont l'usage était détourné par des femmes souffrant d'obésité, M. Servier a accepté de répondre aux questions du Monde, assisté par un cadre.
Le Mediator est à l'origine d'au moins 500 décès, selon les autorités sanitaires. Quelle est votre position ?
Je pèse mes mots : nous sommes sidérés, stupéfaits ! C'est à se demander si cette affaire est une fabrication. Le Mediator a été retiré par nous-mêmes en accord avec l'Agence (l'Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé - Afssaps) après réévaluation du bénéfice/risque.
Une fabrication ? Dans quel but ?
Je ne sais pas. Il y a peut-être l'idée d'embêter le gouvernement. Nous, cette affaire nous choque !
Avez-vous été surpris par les résultats de cette étude ?
En trente-quatre ans, ce produit n'a pas suscité la moindre plainte. Il y a un mystère. En 2008, l'Afssaps autorisait deux de nos concurrents à produire un générique du Mediator. Puis, il y a un an, le produit a été retiré du marché, les médecins et les patients ont été informés et personne n'a évoqué le moindre décès. Il n'y en avait pas. Tout à coup, le bruit médiatique surgit, disproportionné.
Contestez vous le chiffre des 500 morts ?
Nous voudrions comprendre où ils sont. Qui a intérêt à tuer ses patients ? Ces statistiques sont basées sur des présomptions. Nous avons le souci d'élucider le chiffre de 500 morts avec le ministère de la santé, l'Afssaps, Mme Frachon (le médecin qui a révélé l'affaire) et la CNAM...
Le Mediator appartient-il à la famille des fenfluramines qui avaient provoqué le retrait du marché de l'Isoméride ?
Dans les articles, on confond l'Isoméride et le Mediator. C'est la même famille, mais deux molécules différentes. Pour donner un exemple, il y a plus de différences entre le Mediator et l'Isoméride qu'entre la testostérone et les oestrogènes, et pourtant, dans ce dernier cas, il s'agit de la différence entre un homme et une femme.
Le Mediator n'a-t-il pas un effet similaire à l'Isoméride ?
Non. Il y a un métabolite commun, en effet. Mais il est présent à 40 % dans l'Isoméride, et à 2 % dans le Mediator.
Reconnaissez-vous un lien entre Mediator et valvulopathie ?
Il faut étudier cette question. Les études qui ont posé le lien sont très récentes. Jusqu'à 2008, aucun cas de décès par valvulopathie avec le Mediator n'était signalé.
Le Mediator n'a-t-il pas été retiré en Espagne sur le soupçon d'un cas de valvulopathie ?
Non, c'est faux. C'est nous qui n'avons pas demandé le renouvellement de l'autorisation fin 2003 en Espagne et en janvier 2004 en Italie, en raison de problèmes logistiques et de rentabilité.
Le Mediator est-il un coupe-faim ?
Il n'est pas un coupe-faim et cette indication n'a jamais été demandée. Mais on estime qu'il a été utilisé dans 20 % des cas comme tel.
Vos visiteurs médicaux ne l'ont jamais recommandé dans cette indication aux médecins ?
Jamais ! Nos visiteurs médicaux tiennent à être reçus correctement par les médecins. Ils tiennent à leur réputation. Nous ne sommes pas une maison financière. Je vous rappelle que le Mediator ne représentait que 0,7 % de notre chiffre d'affaires. Prendre des risques pour un produit mineur en termes de chiffres d'affaires n'a pas de sens.
L'Afssaps est accusée d'être sous votre influence pour avoir tardé à interdire le Mediator. Qu'en pensez-vous ?
L'idée d'une collusion avec l'Agence nous fait sourire.
Yves Mamou et Marie-Pierre Subtil
Article paru dans l'édition du 21.11.10