Pour info, un article intéressant (critique de 6 ouvrages) de Jean-Jacques Marie
dans la dernière "Quinzaine littéraire" (c'est scanné, pardon pour les coquilles)
a écrit :
LA REVOLUTION ECRASEE DES CONSEILS OUVRIERS
Les révolutions sont très souvent trahies et salies par leurs héritiers et par ceux qui les commémorent. Les représentants des états anglais et français ont ainsi célébré la révolution hongroise... alors qu'en 1956 leurs gouvernements, assistés de l'armée israélienne, ont aidé le Kremlin à écraser les ouvriers, les étudiants et les paysans hongrois en attaquant l'Egypte, coupable d'avoir nationalisé le canal de Suez creusé sur son propre territoire.
JEAN-JACQUES MARIE
PHIL CASOAR, ESZTER BALASZ
LES HÉROS DE BUDAPEST
Les Arènes éd., 252 p., 49 €
ANDRÉ FARKAS
BUDAPEST 1956, LA TRAGÉDIE TELLE QUE JE L'AI VUE ET VÉCUE
Tallandier éd., 288p., 21 €
HENRI-CHRISTIAN GIRAUD
LE PRINTEMPS EN OCTOBRE, UNE HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION HONGROISE
Rocher éd., 812 p., 24 €
PAUL LENDVAI
LES HONGROIS, MILLE ANS D'HISTOIRE
trad. de l'allemand et du hongrois par Georges Kassai et Gilles Bellamy Noir sur blanc éd., 672 p., 28 €
JULIEN PAPP
LA HONGRIE LIBÉRÉE
État, pouvoirs et société après la défaite du
nazisme (septembre 1944-septembre 1947)
Presses Universitaires de Rennes éd., 366 p., 20 €
VICTOR SEBASTYEN
BUDAPEST 56
Les 12 jours qui ébranlèrent l'empire soviétique
trad. de l'anglais par Johan-Frédérik Hel Guedj Calmann-Lévy éd., 444 p., 23,90 €
Eisenhower respecte alors le partage du monde décidé à Yalta entre Staline, Roosevelt et Churchill. L'Union européenne, conseil exécutif des multinationales, acharnée à détruire les services publics, à tout privatiser et démanteler à leur profit, a célébré cet anniver¬saire en alertant les peuples européens contre « le communisme », en réalité contre la lutte des classes. Or, comme le rappelle Alexandra Laignel-Lavastine dans son article (Le Monde du 27 octobre), sur la révolution de Budapest-1956 « sa double dimension, à la fois antistali¬nienne et anticapitaliste., lui confrère une portée universelle »
Or, comme le rappelle Henri-Christian Giraud, l'ancien président du Parti des petits propriétaires, Bêla Kovacs, interné sous Staline et Rakosi, définissait la révolution hongroise comme « une révolution, venue de l'intérieur, dirigée par les communistes. Il n'y a pas l'omb¬re d'un doute à ce sujet. Des communistes
outrés par les actes de leur propre parti, ont préparé le terrain pour cette insurrection et y ont participé dès les premier s jour s. C'est ce qui nous permit à nous anciens leaders des partis non communistes de revenir sur scène et récla¬mer notre part dans l'avenir de la Hongrie ».
« Ce sont les soviets qui se préparent... »
André Farkas cite un exemple caractéris¬tique, celui de Rudolf Fôldvari, apprenti serru¬rier, communiste, propulsé au Conseil central des syndicats, puis au Bureau politique du parti communiste, d'où Rakosi le limoge et le relè¬gue à Miskolc, grand centre ouvrier métallur¬gique : le 25 octobre Fôldvari est élu au conseil ouvrier de la ville, qu'il organise. Condamné à la perpétuité après l'écrasement de l'insurrec¬tion, gracié plus tard, il reprendra son travail de serrurier en usine...
Évoquant la propagande du Kremlin sur le prétendu retour des émigrés fascistes de 1945, Kovacs ajoutait : « Personne en Hongrie ne se soucie de ceux qui ont fui vers l'ouest après la chute de leur régime de terreur et de corruption - et qui ont vécu ensuite de l'aide matérielle occidentale. S'ils avaient fait le moindre geste pour reprendre le pouvoir toute la nation se serait dressée instantanément. »
Yochka' Szilagyi, cité encore par Giraud, dit en gros la même chose : « Ce sont les soviets qui se préparent, les vrais soviets, ceux-là mêmes qui dans la Russie de 1917 n'ont pas trouvé les moyens de survivre ! Notre nation saigne et saignera peut-être encore, mais tout porte à croire que, de ce bain, de sang, sortira le premier et unique Etat socialiste démocra¬tique du monde ! » Le Kremlin, avec l'aide politique du « monde libre », fera tout pour que cet État ne voie pas le jour.
La vérité sautait aux yeux des observateurs étrangers eux-mêmes. Ainsi Giraud cite le document dans lequel le directeur de l'Institut culturel français explique à ses supérieurs le sens de l'insurrection : « désir de conserver certaines acquisitions démocratiques et socia¬listes dues à l'intervention soviétique et à l'ac¬tion communiste(réforme agraire, avec sociali¬sation lente et volontaire de l'agriculture, socialisation des secteurs économique, indus¬triel et commercial, à l'exclusion de l'artisanat, et en s'inspirant, du système titiste de gestion ouvrière ; réforme de l'enseignement ; sépara¬tion de l'Église et de l'État. »
André Farkas et Henri-Christian Giraud citent de nombreux cas de fraternisation entre soldats soviétiques stationnés en Hongrie et insurgés hongrois les premiers jours de la révo¬lution. Déjà, lors de l'écrasement de la grève générale des ouvriers de Berlin-Est et de RDA en juin 1953, 42 soldats et officiers soviétiques avaient été fusillés pour refus de tirer sur les manifestants. L'état-major russe fit donc venir pour la seconde intervention commencée le 4 novembre des troupes d'Asie centrale (Ouzbékistan, Kazakhstan) que Henri-Christian Giraud qualifie bizarrement de « soldats mongols ».
André Farkas et Victor Sebastyen donnent, eux aussi, un récit précis et vivant des événe¬ments d'octobre-novembre. Le récit de Farkas. le meilleur des quatre, a la saveur d'un témoi¬gnage vécu que son auteur, alors jeune journa¬liste de Budapest, renforce par des extraits, rarement utilisés, de témoignages contempo¬rains.
Ces ouvrages si diserts sur les journées du 23 octobre au 9 novembre, jour où l'insurrec¬tion fléchit sous la mitraille et les obus du Kremlin, sont en revanche, sauf celui d'André Farkas, laconiques (surtout celui de Victor Sebastyen), sur ce que le bulletin Est-Ouest de Boris Souvarine lui-même appelait « La République des conseils » : le long mois pendant lequel les conseils ouvriers, dont le Conseil Ouvrier central du Grand-Budapest, ont organisé la classe ouvrière et son combat face au gouvernement fantoche de Kadar et aux divisions blindées russes.
André Farkas en souligne l'importance dans un chapitre intitulé « La classe ouvrière si chère à Marx en première ligne » où il évoque la formation du conseil de Miskolc dès le 23 octobre, et plus encore lorsqu'il décrit la situa¬tion au lendemain de l'écrasement militaire de l'insurrection dans un, chapitre intitulé « Le pied de nez des ouvriers au parti communiste. » « Plus on s'éloigne du sommet impuissant de la pyramide, plus on descend vers le bas, vers les strates inférieures, plus près de la terre, plus la révolution, continue à porter ses fruits (...) le pouvoir ouvrier, le pouvoir de base se renforce et joue un rôle de plus en plus déterminant. En effet ,les conseils ouvriers sont toujours là. Il y en a dans toutes les entreprises. » II ajoute : « Ces conseils ressemblent curieusement aux d'ouvriers russes de la grande époque. » II faudra cinq semaines au Kremlin pour les disloquer, en utilisant leur isolement international. Aucune force déterminante dans le monde - ni Thorez, ni Mollet, ni leurs pairs étrangers - ne veut en effet entendre parler de ces conseils ouvriers trop contagieux !
Plus encore que celui de Giraud, le livre de Victor Sebastyen souffre d'une faiblesse histo¬rique : il réduit les années 1944-47 à deux aspects ; les viols des soldats de l'Armée rouge et les manipulations du PC hongrois. Les viols sont une triste et fâcheuse habitude des armées en campagne : combien de femmes d'Ukraine avaient été violées par les soldats hongrois qui combattaient aux côtés de la Wehrmacht ! Plus à l'Ouest de nombreuses femmes de Basse-Normandie ont dû subir pendant l'été 1944 l'ar¬deur virile des soldats américains. Nul ne pense pourtant à en faire un aspect essentiel de la Libération.
L'ouvrage de Julien Papp : la Hongrie libé¬rée, par son tableau minutieux de la situation du pays au lendemain de la guerre, permet de comprendre ce qui s'est passé pendant les trois années cruciales de 1944 à 1947.
La Hongrie fascisante et antisémite du contre-amiral Horthy - qui avait en 1925 signé avec les États-Unis un traité accordant à ce dernier pays le statut de « nation la plus favorisée surtout dans l'industrie pétrolière » (Papp) — s'était jointe à Hitler dans l'attaque de l'URSS. En 1944, les victoires de l'Armée rouge poussent Horthy à tenter de se dégager. Les nazis le capturent et lui substituent le nazi hongrois Szalasi et ses Croix Fléchées.
Au lendemain de leur défaite la Hongrie est le lieu d'une intense lutte de classes sur les débris de l'état féodalo-bourgeois en ruines. Le gouvernement provisoire et son ministre de l'agriculture Imre Nagy, que Radar fera pendre en 1958 pour son rôle dans la révolution de 1956 - donnent la terre aux paysans... y compris des terres de l'Église catholique, le premier propriétaire terrien du pays dont il suscite ainsi la fureur spirituelle. Le Vatican, alors occupé à transférer vers l'Amérique latine le maximum possible de collaborateurs des nazis, refuse donc de reconnaître ce gouvernement et cette déci¬sion. Les ouvriers tentent de mettre la main sur les usines dont, souvent, les patrons, fascistes ou pro-fascistes, ont fui vers un Ouest très accueillant. C'est l'époque où l'un des slogans favoris de la réaction cléricale dans les campa¬gnes est « Ne coupez pas les arbres, sinon où allons-nous pendre les communistes ? » c'est-à-dire les ouvriers qui s'emparent des usines et les paysans qui prennent la terre, qu'ils soient ou non, d'ailleurs, communistes et socialistes.
Staline, hostile à ce mouvement venu des masses elles-mêmes qu'il craignait comme la peste, voulait un gouvernement d'union natio¬nale. Il déclare ainsi : « Nous aurions accepté Horthy, mais il a été emmené par les Allemands ». Cela donne une saveur particuliè¬re aux déclarations des staliniens soviétiques ou français qui feront des révolutionnaires de 1956 des héritiers de Horthy...
Ces trois années de luttes sociales et poli¬tiques violentes déboucheront finalement sur la confiscation du pouvoir par le parti communis¬te stalinisé dont la direction devra soumettre ses rangs à une épuration et à une répression permanentes.
Le tableau dessiné par Julien Papp permet de saisir les ressorts de la révolution de 1956 mieux que les imprécations sur le « monstre » Rakosi et la « tactique du salamis » mise en œuvre par ce dernier qui réduit les violents heurts de classe de 1944 à 1947 à une savante tactique bureaucratique élaborée après coup, par un Machiavel de sous-préfecture...
Le cinquantième anniversaire de la révolu¬tion hongroise écrasée suscite autant d'ouvra¬ges et de commémorations que celui de la révo¬lution polonaise est entouré d'un voile discret. Pourtant l'expression « le printemps en octo¬bre » a été élaborée par les Polonais le 22 octo¬bre 1956 pour définir leur mouvement qui a donné l'impulsion à l'Octobre hongrois. Paul Lendvai le rappelle : « ce fut l'effervescence régnant en Pologne et les menaces soviétiques contre le retour de Gomulka au pouvoir qui déclenchèrent l'explosion en Hongrie ». L'histoire est souvent ingrate. En tous cas ceux qui l'écrivent.
On ne saurait faire ce reproche à Phil Casoar et Eszter Balazs, auteurs d'une enquête minu¬tieuse et passionnante dans un ouvrage illustré d'une splendide iconographie, sur le destin, jusqu'à eux inconnu, des « héros (anonymes) de Budapest » : l'adolescent au chapeau, abattu une semaine plus tard et la jeune fille au béret, qui émigrera en Australie. Ces deux personna¬ges symbolisent toute une jeunesse dressée contre la dictature bureaucratique qui les quali¬fiera de hooligans et de voyous avant d'en pendre certains aux côtés des dirigeants de la révolution : Imre Nagy, Pal Maleter, Jozef Szilagyi ou Miklos Gimes.