par Cyrano » 12 Déc 2004, 17:02
Et pour ceux qui n'ont pas une semaine (!!!) pour lire Bilan et Perspectives, un extrait, mais à lire, relire:
« Il n'y a pas de doute que le nombre, la concentration, la culture et l'importance politique des ouvriers industriels dépendent du degré de développement de l'industrie capitaliste. Mais cette dépendance n'est pas directe. Entre les forces productives d'un pays et la puissance politique de ses classes viennent interférer à n'importe quel moment divers facteurs politiques et sociaux d'un caractère national ou international, qui modifient, ou même parfois altèrent complètement l'expression politique des rapports économiques. Bien que les forces productives des États-Unis soient dix fois supérieures à celles de la Russie, le rôle politique du prolétariat russe, son influence sur la politique de son pays et la possibilité pour lui d'influer sur la politique mondiale dans un proche avenir sont incomparablement plus grands que ce n'est le cas pour le prolétariat des États-Unis.
Dans un récent ouvrage sur le prolétariat américain, Kautsky souligne qu'il n'y a pas de rapport direct immédiat entre le pouvoir politique du prolétariat ou de la bourgeoisie, d'une part, et le niveau de développement du capitalisme, de l'autre :
« Il existe deux États – écrit-il – qui sont en contraste absolu l'un avec l'autre. Dans le premier, l'un des éléments du mode de production capitaliste s'est développé démesurément par rapport au développement d'ensemble de ce mode de production : dans le second, un autre élément s'est ainsi développé démesurément. En Amérique, cet élément est la classe capitaliste, en Russie, c'est le prolétariat. Il n'y a pas de pays où l'on soit plus fondé à parler d'une dictature du capital que l'Amérique; cependant, le prolétariat n'a nulle part acquis autant d'importance qu'en Russie. »
[...]
Quel est le niveau que doit avoir atteint la différenciation sociale pour que puisse être réalisée la deuxième prémisse du socialisme ? En d'autres termes, quel doit être le poids numérique relatif du prolétariat ? Doit-il constituer la moitié, les deux tiers, ou les neuf dixièmes de la population ? Ce serait une entreprise totalement désespérée que de tenter de définir, de manière purement arithmétique, les limites de cette deuxième prémisse du socialisme. Pour tenter une telle schématisation, il faudrait, en premier lieu, savoir exactement qui il faut inclure dans la catégorie du "prolétariat". Faut-il y inclure la vaste classe des semi-prolétaires, semi-paysans ? Faut-il y inclure les masses de réserve du prolétariat industriel, qui, d'un côté, se fondent dans le prolétariat parasitaire des mendiants et des voleurs, de l'autre remplissent les rues des villes comme petits commerçants, jouant, à l'égard du système économique pris dans son ensemble, un rôle de parasites ? Voilà un problème qui n'est pas simple du tout.
L'importance du prolétariat dépend entièrement du rôle qu'il joue dans la production à grande échelle. Dans sa lutte pour la domination politique, la bourgeoisie s'appuie sur sa puissance économique. Avant de parvenir à s'assurer le pouvoir politique, elle concentre les moyens de production entre ses mains. C'est là ce qui détermine son poids spécifique dans la société. Le prolétariat, lui, en dépit de toutes les fantasmagories des coopérateurs, restera dépourvu des moyens de production tant que la révolution socialiste ne sera pas devenue une réalité. Les moyens de production appartiennent à la bourgeoisie, mais il est seul à pouvoir les mettre en mouvement : de là résulte sa puissance sociale. Du point de vue de la bourgeoisie, le prolétariat est aussi l'un de ces moyens de production qui, tout ensemble, ne constituent qu'un seul mécanisme unifié. Mais le prolétariat est la seule partie de ce mécanisme à ne pas être automatique, et, en dépit de tous les efforts, il ne peut être réduit à la condition d'automate. Sa situation donne au prolétariat le pouvoir de suspendre à volonté, partiellement ou totalement, le fonctionnement même de l'économie de la société, par des grèves partielles ou la grève générale. Il s'ensuit que l'importance du prolétariat – supposée numériquement inchangée – croît en proportion de l'importance des forces productives qu'il met en mouvement; c'est-à-dire qu'un prolétaire d'une grande usine est, toutes choses égales d'ailleurs, une grandeur sociale plus élevée qu'un ouvrier artisanal, et un ouvrier de la ville une grandeur plus élevée qu'un ouvrier de la campagne. Autrement dit, le rôle politique du prolétariat est d'autant plus important que la production à grande échelle domine la petite production, que l'industrie domine l'agriculture, et que la ville domine la campagne. [...]
C'est donc en vain – cela doit maintenant être clair que l'on s'efforcerait de définir à l'avance quelle proportion de la population totale doit appartenir au prolétariat au moment de la conquête du pouvoir politique. »
Léon Trotsky. "Bilan et Perspectives". (1906).