Une institutrice française dans la révolution russe

Marxisme et mouvement ouvrier.

Message par Cyrano » 31 Oct 2007, 23:30

J'ai dis que j'avais trouvé, en zonant sur une brocante, un bouquin:
"Journal d'une institutrice française en Russie pendant la révolution 1917-1919",
Louise Patin, éd. La Table Ronde (1987).

Louise Patin était intitutrice et préceptrice d'enfants de la noblesse impériale. Elle se fait l'écho de toutes les rumeurs possibles, dans son petit milieu.

Dans l'année 1900, Louise Patin est une institutrice; elle a 33 ans, elle est célibataire intégriste et catholique fervente. Elle apprend que plusieurs familles de la cour impériale de Russie recherchaient pour leurs progénitures des professeurs de français (exerçant aussi plus ou moins un rôle de préceptreurs). A partir du début du XXe siècle, la Louise va alors exercer en Russie, dans le milieu douillet de l'entourage du Tsar Nicolas II (elle sera institutrice pour les enfants du grand-duc Paul, oncle du Tsar, etc.).

Lorsque la révolution russe éclate, elle va tenir un journal (elle a 50 ans). Ce journal est daté jusqu'en 1919 à la mode russe (13 jours en avance sur notre calendrier).

J'en ai scanné quelques petits bouts...
Mais je ne résiste pas au plaisir de livrer juste le premier extrait... Ça renvoie une image si positive de la douce France...
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 31 Oct 2007, 23:31

En 1917, elle est a Tzarskoïe Selo (ou Tsarskoe Selo), à une trentaine de km de Pétrograd. C'est une ville de résidence de la cour impériale, avec de beaux palais...

Tzarskoïe Selo, 25 février 1917
[...]
Hier, je me suis rendue au consulat de France où se faisait la distribution des cartes donnant le droit aux sujets français de recevoir du vin. C'est un privilège que nous accorde le gouvernement russe depuis la suppression de l'alcool. Ce qui est étrange, c'est que de tous les sujets alliés résidant en Russie, nous seuls Français jouissions de cet avantage. Il y a toujours une énorme affluence pour recevoir ces cartes qui font de nous un objet d'envie pour tous les malheureux réduits à boire de l'eau; nous devions faire la queue devant le consulat; en face stationnait une autre queue de Russes attendant du pain à la porte d'une boulangerie; plusieurs de ces derniers murmuraient contre ces étrangers «bien habillés» qui, eux, «avaient droit au vin».
Cyrano
 
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Message par gerard_wegan » 01 Nov 2007, 02:48

J'ai hâte de lire la suite... :hinhin: :drink: :155:
gerard_wegan
 
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Message par Cyrano » 01 Nov 2007, 08:23

Après le pinard réservé aux français, en échange on a une chanson, un vrai tube qui n'est pas réservé aux français: la Marseillaise, utilisée comme chant révolutionnaire.
On est toujours à Tzarskoïe Selo, dans les palais résidentiels de la cour impériale, à même pas 30 verstes de Pétrograd (une verste vaut 1 km, grosso-modo). Ça ne semble pas beaucoup s'agiter.

Dimanche, 19 mars 1917
[...]
Hier, les régiments, drapeaux rouges en tête et jouant la Marseillaise, ont parcouru la ville et, naturellement, ils ont passé et repassé devant le palais. [...]
Jeudi dernier a eu lieu une manifestation des élèves des collèges de filles et de garçons. Tous défilaient par les rues au son de la Marseillaise, des drapeaux rouges avec des inscriptions blanches «Vive la liberté», «Le travail aux champs», «Egalité, fraternité», etc. Les manifestants, s'ils avaient les yeux levés vers la liberté, avaient les pieds dans une épaisse couche de neige fondue. [...]

Vendredi saint 31 mars 1917
On a célébré hier à Tzarskoïe les obsèques des victimes de la révolution; quelles victimes? se demande-t-on tout bas avec étonnement. En effet si à Petrograd il y a eu de véritables batailles dans les rues, ici il y a eu bien peu de résistance, quelques rixes entre soldats, des pillards brûlés dans une maison où d'autres pillards ivres avaient mis le feu; je crois que c'est à peu près tout. Néanmoins l'enterrement a eu lieu et cela a été un prétexte pour déployer la force de l'armée révolutionnaire de notre petite ville. Pendant une heure, les régiments ont défilé en bon ordre, dans les rues; les orchestres jouaient la Marseillaise. Des centaines de banderoles rouges étalaient leurs inscriptions variées: «Liberté», «République démocratique», «La guerre jusqu'à la victoire», «Soldats aux tranchées, ouvriers au travail». [sic! heureusement que ce sont des mots d'ordre révolutionnaires?! on n'ose imaginer alors les mots d'ordre contre-révolutionnaires.]
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 01 Nov 2007, 08:27

Notre brave institutrice est une brave parmi les braves...

Tzarskoïe Selo, lundi 13 mars 1917
[...]
Je me demande si l'abolition de la peine de mort en temps de guerre, n'est pas un ferment de démoralisation dans l'armée; de même que l'importance que l'on donne aux soldats en leur accordant le droit de discuter dans des Conseils les ordres de leurs chefs. Kerensky agit-il bien ainsi dans l'intérêt de la victoire? Car il ne faut pas oublier que nous sommes en guerre, que le peuple russe est absolument incapable de se diriger lui-même et que l'Allemagne veille. [...]

Mardi 11 avril 1917
On continue à redouter l'arrivée des Allemands. Honte aux lâches déserteurs qui leur laissent la route libre! Une révolution en pleine guerre et avec un pareil peuple. C'était une folie; les événements le prouvent chaque jour. J'ai vu aujourd'hui les soldats chargés de garder l'hôtel de ville de Tzarskoïe; ils étaient assis sur l'appui du balcon du premier étage, les jambes pendantes et crachant sur les passants les épluchures de graines de tournesol.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 01 Nov 2007, 08:27

L'ambiance générale se gâte. Les premières rumeurs se colportent.

Mardi 4 avril 1917
La démoralisation est dans l'armée; des milliers de soldats désertent le front; les autres refusent d'obéir aux officiers qui leur commandent l'attaque; la position des chefs est affreuse; que peuvent-ils faire avec des troupes révoltées?
Hier, chez l'amiral V., j'ai entendu raconter des choses affreuses; les traitements que les matelots de Cronstadt ont infligés à leurs officiers dépassent tout ce qu'on peut imaginer en horreur.
Je commence à redouter d'aller à la campagne; les paysans s'agitent à leur tour; ils s'emparent des champs des propriétaires et les ensemencent à leur gré; on peut s'attendre à plus encore; et la vie chez les maîtres d'un grand domaine ne promet pas d'être très sûre.

Jeudi 25 mai
[...]
Ce sont maintenant les socialistes et même les anarchistes qui nous mènent. Les marins de Cronstadt se constituent en république dans leur île; ils ont emprisonné leurs officiers et leur font subir des traitements épouvantables, se faisant servir par eux et leur imposant les travaux les plus vils et les corvées les plus humiliantes; ils les considèrent comme leurs otages et menacent de les tuer si on s'attaque à leur organisation.
Beaucoup de fabriques ferment leurs ateliers, ne pouvant satisfaire aux exigences des ouvriers.
Cyrano
 
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Message par Cyrano » 01 Nov 2007, 08:57

Un écho des journées de juillet, la-bas, la-bas à Petrograd, à 30 kms. La vie continue, à peu près tranquille, dans les palais de la cour impériale. Tout ça, c'est de la faute aux bolcheviks.

Mardi 4 juillet 1917
Je viens de rencontrer le prince Scherbatoff qui arrive de Petrograd; la guerre civile vient de s'y rallumer. Le prince a vu des régiments entiers hurlant dans les rues, des masses compactes formées d'ouvriers, de soldats, de matelots, criant et brandissant des drapeaux rouges; les cris «A bas le gouvernement provisoire», «A bas la guerre», «A bas les capitalistes» dominent le tumulte. Les cosaques sont avec le gouvernement provisoire et aussi le Comité des soldats et ouvriers. On se bat dans les rues, les révoltés ont beaucoup de mitrailleuses; les tramways sont arrêtés, les banques et les magasins fermés. [...] Les extrémistes (bolcheviks) veulent s'emparer du gouvernement; c'est la cause des batailles d'aujourd'hui. Notre Tzarskoïe est calme; dans les jardins le soleil d'été fait fleurir les tilleuls, l'air est embaumé de leur parfum. [...]

Vendredi 7 juillet 1917
II y a eu deux jours de batailles acharnées à Petrograd. Les journaux parlent d'un millier de victimes; mais la victoire est restée au gouvernement provisoire; la majorité de l'armée s'est déclarée pour lui. Trois régiments étaient avec les bolcheviks et treize soutenaient le gouvernement provisoire, aussi ce dernier est-il resté maître de la situation. Les bolcheviks ont fait néanmoins beaucoup de mal; ils ont pillé beaucoup de magasins et de maisons particulières et tué une foule d'innocentes victimes; cette émeute a été plus sanglante que les journées de révolution en février dernier.
Les matelots révoltés de Cronstadt étaient venus en masse soutenir les bolcheviks; beaucoup de cosaques qui étaient contre eux ont été massacrés. [...]
Enfin les bolcheviks ont été repoussés. Le gouvernement provisoire a forcé une bande de ces derniers à évacuer le palais de la danseuse Ksichinska et celui du comte Dournanov qu'ils occupaient depuis la révolution; le gouvernement a reconnu, un peu tard il me semble, qu'il s'était montré trop faible à l'égard des perturbateurs.
On raconte que Lénine, le chef des bolcheviks, s'était déguisé en matelot et s'apprêtait à se réfugier à Cronstadt quand il a été arrêté. (Mais ce n'est qu'un bruit qui court.)
Avant-hier, les bolcheviks ont pillé les magasins, surtout les pharmacies et les parfumeries, et ils se sont enivrés d'eau de Cologne et d'alcool pur. Ils ont aussi mis à sac les magasins de tabac et on les rencontrait fumant des londrès et des cigarettes turques.
[...] Des scènes révoltantes se sont passées sur la Nevsky, des matelots bolcheviks dépouillaient les morts, vidaient leurs poches et s'emparaient de leurs bottes.
Cette émeute était payée par les agents de l'Allemagne, car on a trouvé de l'or allemand sur les bolcheviks arrêtés. J'espère que le gouvernement agira avec énergie pour éviter le retour de semblables horreurs.
Notre petite ville a été très calme; les troupes de la garnison sont restées fermes. Aucune mutinerie parmi elles, au grand soulagement des habitants qui craignaient la répétition des scènes de Petrograd.
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Message par gerard_wegan » 01 Nov 2007, 18:11

(Cyrano @ jeudi 1 novembre 2007 à 08:23 a écrit :Tous défilaient par les rues au son de la Marseillaise, des drapeaux rouges avec des inscriptions blanches [...] «Le travail aux champs» [...]
:33:

(Cyrano @ jeudi 1 novembre 2007 à 08:23 a écrit :Des centaines de banderoles rouges étalaient leurs inscriptions variées: «Liberté», «République démocratique», «La guerre jusqu'à la victoire», «Soldats aux tranchées, ouvriers au travail». [sic! heureusement que ce sont des mots d'ordre révolutionnaires?! on n'ose imaginer alors les mots d'ordre contre-révolutionnaires.]
... Le "sic !" est de l'auteur ?

(Cyrano @ jeudi 1 novembre 2007 à 08:27 a écrit :Les marins de Cronstadt se constituent en république dans leur île; ils ont emprisonné leurs officiers et leur font subir des traitements épouvantables, se faisant servir par eux et leur imposant les travaux les plus vils et les corvées les plus humiliantes; ils les considèrent comme leurs otages et menacent de les tuer si on s'attaque à leur organisation.

=D>
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