« Le maillon faible de la chaîne impérialiste se situe à l’endroit où
la classe ouvrière est au plus fort de sa résistance. »
Mario Tronti, Lenin in England, 1964.
L’aspect biopolitique du Léninisme. Parler de Lénine, c’est parler de la conquête du pouvoir. Que l’on loue ou critique son œuvre et ses actions n’aurait aucun sens si l’on n’en revenait point à cette question centrale. La conquête du pouvoir est le seul et unique « thème » léniniste. La science politique occidentale a pris l’habitude de rendre hommage à Lénine, insistant, élogieuse, sur sa « sombre grandeur »… Ne pourrait-on aller jusqu’à dire que même Mussolini et Hitler rêvèrent d’être Lénine ? Incontestablement, à ce stade terminal des guerres civiles qui ont scandé le XXe siècle, la science politique bourgeoise a quand même fini par reconnaître l’importance de Lénine, le vainqueur d’Octobre 17, l’homme des décisions impromptues et d’une détermination inébranlable.
Une reconnaissance, de fait, bien écœurante. En quoi consiste vraiment la « prise du pouvoir » dans le discours du Marxisme révolutionnaire ? Que cela s’exprime dans le mouvement ouvrier du XIXe et du XXe siècle ou bien dans le mouvement communiste, lui-même, il n’est pas une « prise de pouvoir » qui n’ait été plus ou moins en lien avec la notion même « d’abolition de l’Etat »1. Lénine n’a pas fait exception à cette volonté. Il nous suffit de considérer sa propre et extraordinaire aventure qui se rattachait à une telle proposition ; constat qui serait déjà largement suffisant pour décaler de quelques années-lumière l’appréciation élogieuse et ambiguë par la science politique bourgeoise du véritable projet de Lénine. Indubitablement, Lénine n’y est parvenu qu’à moitié : après avoir réussi la conquête du pouvoir, il a raté l’abolition de l’Etat. Indubitablement encore, cet Etat qui aurait du peu à peu se déliter, s’est montré de plus en plus fort, féroce, oblitérant, pour des générations entières à venir de militants communistes, l’espoir de penser une possible prise du pouvoir conjointement avec l’abolition de l’Etat. Cette question demeure pleinement d’actualité.
Revenir à la question de Lénine nous oblige à nous interroger une fois de plus sur la possibilité de reprendre le chemin, celui-là même qui peut immédiatement mener à la subversion de l’ordre des choses, à l’invention d’un nouveau monde de liberté et d’égalité, enfin nous permettre d’atteindre la capacité à détruire l’arché métaphysique occidental2 – en tant que principe d’autorité et outil d’exploitation sociale – en même temps que la hiérarchie politique et le système de contrôle des forces de production qui se maintiennent avec lui.
En posant notre interrogation ainsi, il nous faut inclure ici une sorte d’addendum du fait même que le pouvoir capitaliste se compose de deux pôles indissociables : le contrôle de l’Etat et une structure sociale d’exploitation ; et c’est l’objectif de la révolution – quand elle est communiste – d’attaquer et de détruire les deux à la fois. Ce qui implique nécessairement pour Lénine (comme pour le Marxisme révolutionnaire, de façon générale) que le combat communiste soit biopolitique3. Non seulement parce que chaque aspect de notre vie est concerné par cette proposition, mais aussi parce que la volonté politique révolutionnaire des communistes s’attache à opérer au sein du bios, en le critiquant, en le construisant et en le transformant.
A cet effet, Lénine a fait décoller la science politique de toute simplification idéaliste aussi bien que de la notion de « raison d’Etat », comme il le fait aussi en s’écartant de l’illusion que le politique peut se définir en termes de bureaucratie ou de capacité à prendre des décisions rapides. De manière encore plus radicale, il refuse toute séparation du politique avec les sphères du social et de l’humain. En ce qui concerne sa propre pensée politique, Lénine libère son analyse de l’appréhension théorique des méthodes de gouvernement (antique, radoteuse, et invariablement mystificatrice) ; par la suite, il proposera une analyse de la sphère politique dépassant l’hypothèse naïve et séduisante de la raison purement économique. Il accomplira cette démarche en se libérant tout autant des pulsions millénaristes que des visions utopistes laïques qui, en termes d’une théorie de la révolution, peuvent empêtrer notre perception du monde. Bien au contraire, Lénine mélange, greffe, secoue et révolutionne ces deux approches théoriques : ce qui doit pleinement l’emporter demeure la volonté politique du prolétariat pour lequel le corps et la raison, la vie et les passions, la révolte et le dessein vont se constituer sous forme d’un sujet biopolitique. Et ce sujet est la « classe ouvrière », alors que son « avant-garde » représente l’âme et l’esprit du « corps » de ce même prolétariat.
Rosa Luxembourg, bien que très dissemblable de Lénine sur de nombreux points, se rapproche de lui en ce qui concerne l’aspect biopolitique du projet communiste. Empruntant des trajectoires différentes, le virage pris par Rosa Luxembourg croise la ligne droite de Lénine ; en regard, notamment, de la vie des masses et de l’ensemble de l’articulation de leurs besoins en tant que potentiel physique, corporel qui, seul, peut donner terrain et consistance à la violence abstraite de l’intellectualité révolutionnaire. Un tel progrès rencontré dans l’ontologie du communisme4 apparaît sans aucun doute mystérieux bien que néanmoins réel : il démontre, au travers de son aspect biopolitique, l’extraordinaire modernité de la pensée communiste, en particulier quand cet aspect traduit la pleine corporalité de la liberté et les désirs à produire. Et c’est ici que nous retrouvons l’authentique Lénine, dans ce matérialisme des corps qui s’efforce de se libérer ainsi que dans la matérialité de la vie dont la notion de révolution (et elle seulement) permet la rénovation.
Lénine par-delà Lénine
Mais la notion d’exploitation, la lutte qui s’y oppose : qu’est ce que tout cela signifie pour nous aujourd’hui (pas hier, ni un siècle auparavant) ? Quel est le présent statut de ce corps qui s’est transformé au cours des péripéties et des guerres civiles du XXe siècle ? Quel est le nouveau corps du combat communiste ?
C’est au début des années soixante (et par la suite avec une intensité qui n’a pas cessé de croître) que ces questions sont venues au premier plan ; des questions quasiment impossibles à résoudre à cette époque-là. Et pourtant, la conviction demeurait, face à ces mêmes questions, qu’il nous fallait non seulement entreprendre le réexamen de la pensée de Lénine avec une fidélité d’exégèse mais aussi la recadrer, la redéployer – pour ainsi dire – « au-delà de Lénine ».
La première difficulté résidait dans la nécessité de préserver le sens du léninisme alors que nous traversions une transformation continue des conditions de production ainsi que des moyens de communication et d’information du pouvoir qui les parcouraient, les innervaient ; tout ceci s’accompagnant d’une mutation des sujets. Une seconde difficulté naquit de la première : comment rendre adéquat le léninisme (c’est-à-dire l’exigence d’une organisation de la révolution combattant le capitalisme, mais aussi en capacité de détruire l’Etat) avec les données neuves de la réalité productive contemporaine et les aspirations nouvelles des sujets. Ce qui revient à s’interroger aujourd’hui sur la façon possible de conquérir le pouvoir et d’abolir l’Etat dans une période historique qui voit (ceci afin d’anticiper un point crucial de notre propos) le capital établir son hégémonie sur le general intellect.
Tout a changé. Bien que respectueux de l’expérience et des théories léninistes, force nous est de constater que la composition technique et politique de la force de travail impliquée dans les systèmes de production et de contrôle actuels est totalement nouvelle, avec, pour résultat, une expérience de l’exploitation, elle même, profondément altérée. De nos jours, en fait, la nature du travail productif est devenue fondamentalement immatérielle tandis que le processus co-opératif de productivité est devenu, quant à lui, purement social : ce qui signifie que le travail est à présent co-extensif de la vie tout comme le processus co-opératif est co-extensif de la multitude. C’est donc dans l’ensemble de la société (et non plus simplement dans les usines) que le travail étend ses réseaux de production, des réseaux capables de rénover le monde de la consommation en mettant au travail l’ensemble des désirs humains rationnels et affectifs. Cette extension dont nous parlons détermine l’exploitation actuelle. Il en est de même pour la composition des procédés techniques à l’œuvre. Mais le problème s’inverse lorsque l’on considère la consistance politique de cette nouvelle force de travail, puisqu’elle se présente elle-même sur le marché comme excessivement mobile (une mobilité qui est aussi symptôme d’une fuite-refus des formes disciplinaires courantes de la production capitaliste) et très flexible – signe d’une certaine autonomie politique, d’une quête d’auto-évaluation ainsi que d’un profond rejet de la représentation5. Que faire du léninisme à l’intérieur de ces nouvelles conditions de travail ? Comment peut-on transformer la fuite, l’auto-évaluation du travailleur immatériel en une nouvelle lutte de classe, d’une façon qui puisse permettre l’émergence d’un désir organisé pour s’approprier la richesse sociale et libérer la subjectivité ? Comment peut-on rattacher cette réalité entièrement différente au projet stratégique du communisme ? Comment peut-on, pour ainsi dire, faire du neuf avec du vieux, de façon à opérer une ouverture radicale sur le nouveau, ce qui représente de fait – comme Machiavel l’exigeait de toute vraie révolution – un « retour aux origines », et, dans le cas qui nous préoccupe, un retour au léninisme ?
La pensée de Marx dépendait de la phénoménologie du travail manufacturé du monde industriel de son époque : ce qui eut pour résultat que sa conception du parti et de la dictature sociale du prolétariat fût profondément inscrite dans l’auto-gestion. Lénine, quant à lui, s’attacha dès le départ à une notion avant-gardiste du parti qui, en Russie – même avant la Révolution – eut pour tâche d’anticiper le passage du travail manufacturé vers une « industrie à grande échelle », ce qui stratégiquement devait créer les conditions requises pour atteindre son objectif : gouverner. Pour Lénine, comme pour Marx, la relation entre la construction (composition) technique du prolétariat et la stratégie politique se fit au moyen de la désignation d’une « Commune » ou d’un « Parti Communiste », et c’est cette « Commune » ou « Parti » qui tira les conséquences de la vision prolétarienne du réel et qui proposa une circulation pleine et entière entre la stratégie politique (subversive) et l’organisation des masses (biopolitique). Le parti devenant le moteur qui dynamisait la production de subjectivité – ou, plutôt, qui représentait l’outil apte à produire de la subjectivité subversive.
D’où notre question : quelle production de subjectivité afin de s’emparer du pouvoir reste encore possible pour le prolétariat immatériel d’aujourd’hui ? Ou bien, dit d’une autre façon : si le contexte de la production contemporaine se constitue à partir de la co-opération sociale du travail immatériel – à qui nous donnerons le nom de general intellect – comment construire le corps subversif de ce general intellect6, pour qui l’organisation communiste représenterait le levier, le lieu de nouvelles corporalités révolutionnaires, une puissante base de production de subjectivité ? Ici, nous entrons dans le royaume de « Lénine par-delà Lénine ».
Il nous paraît inévitable de présenter notre propos sous la forme d’une parenthèse. Mais, de la même façon que cela se produit dans l’argument socratique, une telle parenthèse a parfois la vertu de permettre une première appréhension du concept lui-même