Moi je suis profondément en accord avec Bensaid
a écrit :
La figure de « l’intellectuel engagé » ou de « l’intellectuel de gauche » tend à s’effacer de notre paysage politique. Elle fut lourdement chargée de présupposés discutables :
1. Qu’il existât une catégorie sociale identifiable de l’intellectuel ;
2. Que l’intellectuel fût libre de choisir en raison son engagement ;
3. Que la gauche elle-même fût politiquement définie.
Or, la notion même d’intellectuel, forgée par Brunetière dans le contexte de l’affaire Dreyfus, est historiquement située. Bien que la division entre travail intellectuel et travail manuel demeure un clivage fondateur, elle devient aujourd’hui sociologiquement incertaine. La distinction établie par Foucault entre « intellectuel généraliste » et « intellectuel spécifique » était déjà symptomatique de cette mutation. Le portrait dressé par Debray de « l’intellectuel terminal » (« I.T. ») témoigne également du doute des intellectuels quant à leur propre fonction [1].
Quant à Bourdieu, il ne se serait « jamais senti justifier d’exister en tant qu’intellectuel ». Dans ses Méditations pascaliennes, il affirmait carrément détester en lui l’intellectuel, et n’envisageait de remède à ce dégoût de soi que par l’application réflexive d’une sociologie critique aux intellectuels critiques. Au prix d’une profonde mécompréhension, il récusa l’idée de « l’intellectuel organique » en tant « qu’expression suprême de l’hypocrisie sacerdotale », dont les « intellectuels prolétaroïdes » et, au premier chef, le journaliste dilettante, étaient à ses yeux la triste illustration. Il lui opposa « l’intellectuel authentique », capable d’instaurer « une collaboration dans la séparation ». Par cette claire distribution et délimitation des rôles, Bourdieu s’enfermait dans les frontières qu’il traçait lui-même, par sanglante coupure épistémologique, entre sociologie et doxa. Il restait ainsi prisonnier de la vieille opposition entre le savant et le politique, entre la fonction de « conseiller du prince » et celle de « confident de la providence », entre le magistère hautain et la fausse humilité au service du peuple. Dans l’un et l’autre cas, l’intellectuel se place au-dessus ou au-dessous, jamais de plein pied avec la multitude des « incompétents » qui sont pourtant, au quotidien, les acteurs d’une politique de l’opprimé.
La thématique de « l’engagement » ne répond pas à ce dilemme. Breton et Blanchot manifestèrent de l’irritation devant cette notion. Le second redouta un « détournement d’influence ou d’autorité », par lequel des intellectuels mettraient au service de choix politiques et moraux une notoriété acquise au nom d’une activité spécifique. Le terme même d’engagement présupposait une extériorité originelle d’où naîtrait la décision souveraine de s’engager (de prendre part à un conflit n’impliquant pas nécessairement le sujet intellectuel). Blanchot recommandait donc à l’intellectuel de se tenir « en retrait du politique », de profiter de « cet effort d’éloignement » ou de cette « proximité qui éloigne », pour « s’installer comme un guetteur qui n’est là que pour veiller et se maintenir en éveil » ; non pour s’éloigner de la politique, mais pour s’efforcer de « maintenir cet espace de retrait et cet effort de retirement » [2].
Intellectuel engagé ? Intellectuel guetteur et sentinelle ? C’est toujours présupposer l’intellectuel libre de choisir sa cause en toute conscience ; comme s’il n’était pas lui aussi « embarqué » à son insu, sa part de liberté consistant à penser, pour mieux s’en émanciper, les déterminations biographiques, sociales, institutionnelles, de cet embarquement. La figure même de « l’intellectuel engagé » apparaît en effet tributaire d’un contexte particulier et d’une relation tout aussi particulière entre la littérature (ou la théorie) et la politique. Elle s’apparente à celle du « compagnon de route » (fut-il « de l’intérieur »), si impitoyablement fustigée par Dionys Mascolo [3]. Et par Blanchot : « Des intellectuels qui, depuis qu’ils ont reçu ce nom, n’ont rien fait d’autre que de cesser momentanément d’être ce qu’ils étaient [4]. » Intellectuels intermittents, défroqués du concept, intelligences pénitentes, usant tantôt de leur notoriété à des fins la propagande, tantôt abdiquant leur spécificité pour se mettre servilement au service du peuple et du parti. La méfiance de la gauche stalinisée envers ses intellectuels les a réduits à un rôle d’accompagnement subalterne ou de faire-valoir ornementaux. Si la thématique de l’engagement avait, chez Sartre, des fondements philosophiques, elle répondait aussi à une situation d’alliance inorganique et de défiance mutuelle.
Elle scellait l’échec de l’intellectuel partisan, tel qu’il avait pu exister avant 1914 dans le mouvement ouvrier (avec les Jaurès, Durkheim, Herr, Mauss, en France ; Mehring, Rosa Luxemburg, Kautsky, en Allemagne ; Pannekoek en Hollande ; Labriola, en Italie, etc) ; puis, dans le sillage de la Révolution d’Octobre et dans l’entre-deux guerres (avec Lukacs, Gramsci, Victor Serge, Istrati, Plisnier, et tant d’autres). En France, les avatars du groupe « Philosophies » et le cas tragique de Nizan (posthumement insulté par Aragon comme archétype du traître dans la première version, sinistrement policière, des Communistes) sont emblématiques de ce rendez-vous, saboté plutôt que manqué [5]. La bureaucratisation et la caporalisation de la pensée par la réaction stalinienne a suscité en retour un souci d’indépendance souvent illusoire. L’affirmation d’une coupure épistémologique, qui assurerait un partage des domaines entre théorie (où l’intellectuel exercerait sa liberté critique) et politique (où régnerait la compétence du parti) en fut une expression : à l’intellectuel, la quête des vérités intemporelles ; au parti, l’administration temporelle des opinions [6].
Mais il n'y a pas que des "intelectuels de salons" (ou plutot d'intelectuels de télévision) il reste des gens (sociologues, historiens, philosophes) qui pensent encore, et qui pensent CONTRE (comme Slavoj Zizek, Giorgio Agamben, Luc Boltansky, Robert Castel, Loïc Wacquant pour n'en citer que quelque uns) Evidemment ils n'ont aucune chance de passer a la télé (quoique zizek....)