a écrit :Aux origines de l’écriture au Maghreb
jeudi date_jnum20 mars 2004, par Agafay BENNANA
Aux origines de l’écriture au Maghreb.
Par Ahmed Siraj*.
De l’arrivée des Phéniciens à ce jour, en passant par les Carthaginois, les Grecs, les Romains, les Arabes, les Turcs, etc.., il y a eu toujours au Maghreb des groupes sociaux qui pratiquaient plus ou moins bien deux idiomes, sinon plus. Le Libyque ( le Berbère ancien )restait malgré tout, la langue locale utilisée par la majeure partie de la population. Cette langue disposait d’un support de transmission écrite attesté par de nombreuses inscriptions. Mais, parmi toutes les formes de l’écriture du Maghreb, cet alphabet continue à susciter plusieurs interrogations.
L’écriture du Maghreb n’a pas connu une phase pré-alphabétique comme c’est le cas dans le processus classique de développement de l’écriture (idéogrammes, syllabaires). Pourtant, depuis le début de la période caballine, l’art rupestre nord-Africain allait passer à un système géométrique -qui va se généraliser au cours de la période protohistorique et s’étendre à toutes les régions de l’Afrique du Nord. Certains chercheurs confirment que des figures attestées dans le Caballin peuvent être considérées comme des signes à caractère alphabétique.
De l’image aux symboles....
L’adoption de l’alphabet fut probablement, par l’utilisation des moyens d’expression plus simples (images, signes, et symboles...), porteuse de messages signifiants. Au Maghreb, même si l’invention de l’écriture est plus récente par rapport aux autres régions méditerranéennes, orientales en particulier, le recours à des formes d’expression est attesté bien avant l’époque historique. Le nombre de gravures rupestres qui s’étalent sur l’ensemble du sol maghrébin et leur diversité prouve la volonté de l’homme de la région de communiquer avec l’autre...
Les gravures rupestres, il en a été découvert des milliers en Afrique du Nord. Mais toutes ne datent pas des temps préhistoriques. On y distingue généralement deux séries : une qu’on qualifie de libyco-berbère, abondante au sud du Maroc, dans l’ouest algérien et dans tout le Sahara. Elle est caractérisée par des images de petites dimensions dessinées en pointillés ou bien en traits minces et associée à une écriture Tifinagh. La forme de celle-ci est intermédiaire entre le Libyque et l’actuel Tifinagh des Touareg. On retrouve des gravures et des graffitis de ce genre jusqu’au Moyen-Age. La deuxième série, plus ancienne, est caractérisée par un style de gravure plus profond qui reproduit des thèmes de faune disparue aujourd’hui de l’Afrique du Nord.
Les thèmes des gravures nous renseignent sur les temps anciens, leurs faunes, leurs hommes, parfois sur certains aspects du mode de vie de ces derniers. Les thèmes principaux sont les suivants :
* La faune comporte des animaux sauvages comme les félins, le rhinocéros, la gazelle et l’antilope, l’éléphant, les équidés, l’hyène, l’autruche, le lézard, quelques oryx, etc. Et des animaux domestiques tels que bovidés en grand nombre mais aussi chevaux, dromadaires, chiens, etc.
* Les armes représentaient des pointes de flèches, des ares des lances, des bâtons de jet, etc. Des chars y sont également associés ;
* Les anthropomorphes représentant des scènes de pastoralisme, de chasse, de guerre, d’accouplement, ou des scènes de culte ("idoles en violon" aux sites de l’Oukaïmden et du Yagour, par exemple) ;
* Des formes géométriques ou symboliques indéterminées que des cupules, des contours de pied, des jeux, des réticulés, des chevrons, des rosaces, etc ;
* L’écriture libyco-berbère, souvent associée à d’autres figurations rupestres.
Les chercheurs qui se sont penchés sur l’art rupestre marocain ont essayé d’établir une chronologie qui rend compte des grandes périodes reconnues par des thèmes ou des styles particuliers. Cependant, les problèmes de datation demeurent entièrement posés en raison de l’extrême rareté d’éléments fiables. Cependant, une chronologie relative peut-être établie en se basant sur : * Les espèces animales et les objets représentés (le rhinocéros a disparu depuis le dessèchement du Sahara : les armes métalliques remontent à l’âge des métaux) ; * La patine de la gravure : un trait foncé est souvent plus ancien qu’un trait clair ; * La superposition des gravures témoignant d’une succession dans le temps ; * Le style (style Tazina caractérisé par un trait poli profond, des membres effilés et se rejoignant : style libyco-berbère caractérisé par le piquetage, l’absence du contour, la prépondérance du symbole, la stylisation des figures, etc.)
Ce patrimoine rupestre très riche au Maghreb représente des scènes inspirées de la vie quotidienne ou bien des croyances des anciens Imazighen. Une façon de perpétuer le message et de le transmettre... Sans parole !...
Parce qu’il raconte une vie, celle du mort de son vivant ou une mentalité à un moment de l’histoire du groupe, le décor des Haouanet (chambre funéraire creusée sur les flancs des collines) en Tunisie transmet un message. En général, ce mode d’expression remonte au Néolithique. Les fresques de Tassili illustrent parfaitement cette ancienneté. Partout en Afrique du Nord se rencontrent encore aujourd’hui des gravures et des peintures à l’ocre, toutes ne sont pas préhistoriques, le décor des Haouanet date de la période historique, souvent de la deuxième moitié du premier millénaire. Le lien entre le décor préhistorique et celui plus proche de nous réside dans le choix des thèmes, dans la symbolique et dans le rendu souvent " naïf ". D’où la difficulté de l’interprétation. Ce décor des Haouanet comporte plusieurs thèmes avec des motifs géométriques, un décor végétal, des représentations de la faune, des scènes pastorales, de navigation, des motifs architecturaux, des scènes culturelles, des scènes mythologiques...
Une tradition du symbolique.
Sans parler des nombreuses utilisations du signe et des symboles dans différents aspects de la vie des peuples maghrébins à l’époque médiévale, des recherches récentes ont conduit à la découverte d’un vaste espace funéraire remontant probablement au Haut Moyen-âge et comportant une multitude de pétroglyphes jusqu’à présent incompréhensibles.
Le point de départ de cet espace est le cimetière de Sidi Abou Amar situé à 2 Km environ à vol d’oiseau de la côte atlantique au sud de Mohammedia sur la rive droite de l’Oued Mellah. La partie abandonnée du cimetière englobe plusieurs dizaines de tombes dont la plupart des siècles sont enfuies. Les tombes visibles possèdent toutes des siècles pétroglyphes mystérieuses par la nature des signes, des symboles et des motifs qui ne peuvent être comparés ni aux Swahed islamiques ni aux stèles antiques. Dans les années 60 et 70, Alexis Denis avait découvert d’autres cimetières du même type aux environs du cap Badouza au nord de Safi. La localisation de ces cimetières ne dépasse pas pour le moment l’ancien territoire des Bourgwata, importante confédération de tribus des plaines atlantiques de Tamesna. On se demande ainsi s’il ne s’agit pas de cimetières témoignant de trois siècles de cette civilisation jusqu’à présent très mal perçue à travers les sources littéraires. Il n’est tout de même pas possible d’admettre que cette population réputée pour avoir créé sa propre religion, qui fut un mélange de christianisme, de judaïsme, d’Islam, de pratiques magiques et " anciennes traditions berbères ", ait disparu sans laisser le moindre témoignage matériel reflétant une partie de ses croyances mystérieuses. Aucune interprétation de ces stèles ne peut être avancée actuellement, mais il est vraisemblable qu’il s’agisse de signes magique-religieux.
1300 textes libyques répertoriés.
On évalue aujourd’hui à plus de 1300 textes, le nombre d’inscriptions libyques connues jusqu’à présent au Maghreb. On entend par " écriture Libyque " celle datée de la période préislamique. D’autres textes plus nombreux et plus récents sont connus au Sahara. Ils présentent un aspect différent mais qu’on considère généralement comme étant dérivé du Libyque antique. Ce sont les inscriptions en tifinagh encore utilisées de nos jours par les Touaregs. L’espace géographique couvert par ces inscriptions s’étend sur l’ensemble du territoire des peuples Tmazighen, des îles Canaries jusqu’en Libye et de la Méditerranée jusqu’au Niger. Les inscriptions libyques se répartissent sur le Maroc, l’Algérie, la Tunisie, et la Libye avec une densité et une chronologie variables. C’est l’ancien royaume des rois numides (nord-ouest tunisien et algérien) qui a fourni le plus grand nombre d’inscriptions, d’où le qualificatif " numidique " attribué à cette écriture au départ. C’est aussi cette région, et plus particulièrement le fabuleux site de Dougga, qui a donné des inscriptions bilingues (Libyquo-punique) ayant permis de déchiffrer quelques textes officiels. Cela dit, l’exploration est loin d’être achevée car de nouvelles découvertes ne cessent d’augmenter le nombre d’inscriptions dans le reste du Maghreb et d’élargir l’espace de leur diffusion. Les nouvelles découvertes effectuées récemment au Maroc le prouvent.
Malgré les progrès de recherches de ces dernières années, plusieurs aspects liés au Libyque demeurent inexpliqués. L’un des problèmes qui a suscité des débats est celui des origines qui restent difficiles à établir, d’autant plus que nous disposons de peu d’inscriptions datées. On a longtemps considéré que le Lybique dérivait de l’alphabet phénicien sans pouvoir expliquer le processus de parenté. L’existence des signes communs aux deux écritures et le nom Tifinagh donné à la forme actuelle du Libyque constituaient des arguments pour les défenseurs de cette thèse. En revanche, d’autres éléments contredisent la thèse d’une "origine punique". La graphie des signes puniques est cursive alors que les caractères Libyques sont anguleux, géométriques. Le sens de l’écriture est aussi différent. Le punique s’écrit horizontalement de droite à gauche, tandis que le Libyque s’écrit en général verticalement. Les inscriptions officielles de Dougga écrites en lignes horizontales semblent avoir été le résultat d’une influence punique. Ceux qui cherchaient à rattacher le Libyque à des écritures orientales ne considéraient pas l’éventualité d’une invention et non pas d’une introduction. Aujourd’hui plusieurs chercheurs croient de plus en plus à une origine locale.
Le Libyque remonterait au VII siècle avant J.C.
La datation de cette écriture est aussi sujet de discussion. Ces inscriptions sont en grande partie funéraires et ne portent aucun indice de datation. D’autres textes se trouvent superposés à des gravures rupestres remontant à la période préhistorique, ce qui complique la tâche de datation. Pendant longtemps on a opté pour une chronologie basse qui attribue un rôle décisif à l’influence de l’écriture punique dans la formation de l’alphabet Libyque. Cette datation s’appuie sur une étymologie du nom Tifinagh qui signifiait à l’origine " les puniques " et sur des attestations numidiques révélées par les inscriptions bilingues (punique Libyque) de Dougga (Tunisie). Une de ces inscriptions est datée : il s’agit de l’inscription du temple de Massinissa qui date la construction du temple en l’an 10 du règne de Micipsa, c’est-à-dire 138 ou 139 av. J. C. Cette chronologie ne fait pas remonter la datation de ces inscriptions, et donc de l’écriture, au-delà du IIe siècle av. J. C au III’ siècle av. J. C.
Mais on croit de plus en plus que l’écriture libyque devrait remonter à une date plus ancienne. Le document clé qui appuie cette hypothèse est la fameuse gravure de Azib n-Ikkis dans le Haut Atlas marocain. Découverte en 1959, cette gravure comporte une inscription libyque de 15 à 16 caractères à l’intérieur d’un cartouche anthropomorphe vertical. La technique du trait, la patine et le style sont identiques à la gravure datée de l’âge de Bronze. G. Camps considère fermement que "même en rajeunissant à l’extrême le contexte archéologique", cette inscription est bien antérieure au VII-Ve siècle av. J. C. Plusieurs chercheurs s’accordent désormais à ne pas écarter l’hypothèse de l’ancienneté de certaines inscriptions libyques de l’Atlas saharien, du Sahara Central, de l’Air, de l’Atlas et du Sud marocains. L’argument de cette haute chronologie, qui atteint parfois 1500 av. J. C, est la contemporanéité des témoignages épigraphiques avec les gravures et les peintures.
Le Libyque est caractérisé par un phénomène de régionalisation marquée. La majorité des inscriptions provient des zones proches de la sphère de la civilisation punique et latine : Nord de la Tunisie, Nord Constantinois, Nord du Maroc, la carte de répartition des inscriptions libyques du Maghreb montre un déséquilibre numérique entre ces régions et le reste du Maghreb. Cet état de fait a été comme l’argument qui confirme l’origine punique de cette écriture. Pourtant, il se peut que ce déséquilibre ne soit le résultat d’un déséquilibre dans les stratégies des explorations archéologiques qui ont beaucoup insisté sur les zones soumises aux cultures étrangères aux dépends de celles restées autochtones. Notant que malgré le nombre faible des inscriptions trouvées hors des espaces punico-latins d’Afrique du Nord, c’est dans le lot de ces inscriptions qu’on retrouve des témoignages chronologiques et thématiques importants.
Depuis le XIX siècle, les spécialistes ont pris l’habitude de distinguer deux types d’alphabets libyques : l’alphabet oriental et l’alphabet occidental. Quoi qu’il reflète les différences entre les alphabets utilisés sur les inscriptions de la Tunisie occidentale et celui des inscriptions du Maghreb occidental, aujourd’hui, ce schéma est presque dépassé. Plusieurs types d’alphabets semblent avoir existé et les différences régionales sont remarquables.
Plusieurs facteurs ont contribué à cette diversité du Libyque dont le plus important reste l’évolution chronologique de l’alphabet, les influences subies par les formes d’écritures étrangères, phénico-punique en particulier et le particulier le morcellement social des entités ethniques du Maghreb. On peut plutôt parler d’écritures libyques.
L’écriture Libyque outil de transmission du savoir.
Le Libyque pose toujours des problèmes de déchiffrement et de lecture. Peu d’inscriptions ont été lues jusqu’à présent. C’est surtout grâce aux inscriptions bilingues qu’on arrive à déchiffrer les inscriptions libyques dites orientales. Pour le reste des inscriptions, funéraires en général, la lecture est impossible aujourd’hui.
Essentiellement consonantique, comme c’est le cas des alphabets sémitiques, le Libyque oriental se compose de 24 signes. Fulgence, auteur du Ve siècle rapporte que le nombre de ses signes est de 23 pour les écritures occidentales, il est impossible pour le moment d’avancer une hypothèse sur le nombre de signes. On remarque par ailleurs une différence entre les signes utilisés dans les inscriptions de l’Algérie par rapport à ceux du Maroc et vice-versa.
Les futures recherches ont beaucoup d’aspects confus à expliquer, en particulier la datation des premières attestations libyques liées à l’art rupestre. Le processus du passage du style figuratif aux signes géométriques de l’art rupestre, puis à l’alphabet, est un thème qui continue à préoccuper les chercheurs. Sans parler évidemment du problème du déchiffrement des inscriptions libyques qui reste entièrement posé. La tradition de l’écriture libyque a certainement continué, sous forme de Tifinagh, au Moyen âge et à l’époque actuelle. Pourtant, tout comme la langue qu’elle exprimait, jamais cette écriture ne s’est confirmée comme outil de transmission du savoir. Pour quelle raison ? C’est là toute la question...
* Professeur d’histoire et d’archéologie
Extrait de L’ESSENTIEL-février 2002