
A Saint-Astier, en Dordogne, un bourg a été reconstitué pour servir de lieu d'entraînement aux gendarmes mobiles dans les situations de guérilla urbaine.
Faire face à la guérilla urbaine
LE MONDE
C'est la guerre à Saint-Astier, en Dordogne. Les carcasses de voitures brûlées jonchent les rues. D'autres flambent dans la nuit noire. Les sirènes des véhicules de police se mêlent aux hurlements, l'odeur de caoutchouc grillé à celle des gaz lacrymogènes. Un blindé est réquisitionné. Les grenades vous assourdissent. Les pavés volent dans tous les sens. Vous avez intérêt à vous habiller en Robocop : casque, visière, masque à gaz, genouillères et protège-chevilles. Indispensables pour atténuer les coups des lourds pavés de plastique et observer la scène.
La scène, "côté flics". Autour de vous : 200 gendarmes. Face à vous : 200 autres gendarmes... déguisés en adversaires. Un jeu de rôle hyperréaliste destiné à parfaire la science du maintien de l'ordre pour parer à toute situation de violence extrême. Gendarmes, élèves commissaires, forces de l'ordre de toute l'Europe viennent pour des stages de perfectionnement ici même, à Saint-Astier, dans ce centre d'entraînement de la gendarmerie créé après les événements de Mai 1968. Façon Hollywood, une ville est reconstituée. Une grande artère - le boulevard des Légions - sépare des façades. Il y a la banque, le salon de coiffure, les petits immeubles. Des rues et, un peu plus loin, la cité de banlieue. Décor parfait pour des situations de "violence urbaine".
Vingt-cinq individus encagoulés progressent par une rue adjacente au boulevard. Ils sont rapides, mobiles. La situation se dégrade carrément. L'autorité civile (fictive) délivre une réquisition pour l'utilisation des grenades lacrymogènes, puis des grenades à effet de souffle, pour maintenir à distance la foule des enragés. "En maintien de l'ordre, moins il y a de contact, mieux ça vaut", note le colonel Bertrand Cavallier, commandant du centre. Vers 2 heures du matin, les adversaires finissent par se disperser. Il n'y a que deux blessés ce soir : une cheville cassée et un coma auditif. Il y a dix ans, un capitaine est mort à l'entraînement, écrasé par un blindé.
Le colonel réunit les stagiaires pour un débriefing. La France excelle dans l'art du maintien de l'ordre pour une bonne raison : les occasions de s'exercer tiennent le record. A Paris, où se concentre le pouvoir politique, économique et médiatique, la préfecture négocie 1 500 fois par an des horaires et itinéraires de manifestations revendicatives (acceptés dans 99 % des cas), sans compter les nombreuses "actions commandos" (Greenpeace, Act Up, Droit au logement, AC !...). En cas de troubles, gendarmes et CRS sont requis par le préfet.
Deux événements ont contribué à affiner la stratégie du maintien de l'ordre : les émeutes de banlieue en novembre 2005 et les manifestations contre le contrat première embauche (CPE), de février à avril 2006. Dans la foulée du mouvement des banlieues, ces manifestations étudiantes ont pris elles-mêmes l'aspect d'une situation de guérilla urbaine. Des bandes d'intrus se sont mêlées aux manifestants. Vandalisant les commerces et les universités, rackettant les passants, les journalistes, les manifestants eux-mêmes.
Fini le temps de l'affrontement classique entre les énormes cortèges syndicaux ou groupes politiques et les blocs de "CRS-SS" unis en barrages d'arrêt et ne lésinant pas sur les charges. "La nature de l'adversaire a changé", constate le colonel Cavallier, qui était en mission sur l'esplanade des Invalides, le 23 mars, au plus chaud des manifestations anti-CPE. Il a observé "cette spécificité parisienne" : le phénomène d'irruption de la périphérie vers le centre. Et "ce nouvel adversaire" : à la fois imprévisible et coordonné, mobile, mouvant, furtif, violent, cherchant le contact avec les forces de l'ordre. "Aux Invalides, note le colonel, les "individus à risques" (700 pour 23 000 manifestants) étaient comme des bancs de poissons, basculant d'un endroit à l'autre. Il suffisait de se désengager d'un espace pour qu'ils l'occupent aussitôt."
A Saint-Astier, on travaille justement le "retex" : retour sur expérience. Des réflexions sont engagées avec les commandants d'unité et avec des sociologues sur l'évolution des comportements contestataires. Le but : apporter des corrections aux dispositifs. Conserver les capacités statiques (pour protéger les bâtiments publics majeurs) tout en s'adaptant à un adversaire manoeuvrier, agressif, capable de changer d'une minute à l'autre sa position et son comportement.
Déconcentrer les prises de décision, mettre en place des dispositifs plus mobiles pour occuper le terrain, s'emparer des points-clés. "En 1968, explique Alain Winter, commissaire de police chargé d'enseignement, la violence était certes très grande. Les manifestants prenaient pour armes ce qu'ils trouvaient à leurs pieds : des pavés. La différence, aujourd'hui, c'est que certains manifestants viennent sur place déjà armés, dans le but de faire la guerre. Ils arrivent encapuchonnés, avec des sacs à dos remplis de projectiles destinés à blesser, voire à tuer : boules de pétanque ou disques d'haltères. En 1994, quand le Parlement de Bretagne a brûlé, à Rennes, les marins pêcheurs n'étaient pas équipés de pétards ou de cornes de brume, mais de lance-amarres."
Même si la plupart des manifestations sont plus pacifiques que jadis, la nouvelle configuration guerrière de certaines oblige les forces de l'ordre à adopter un dispositif différent. Le "barrage d'arrêt", avec ses rangs de policiers destinés à arrêter les charges de milliers de manifestants, n'existe plus. Il cède la place aux barrages en quinconce - des groupes de cinq policiers distants de 4 ou 5 mètres. Aux cars de CRS se substituent les "boxers", petites camionnettes mobiles transportant quatre ou huit hommes. Au sein de chaque unité, des hommes en civil et en tenue sont entraînés à quitter le dispositif pour chercher dans la manifestation les individus perturbants et les ramener : 2 224 interpellations ont eu lieu pendant la crise du CPE.
Le principe fondamental du maintien de l'ordre reste le même : montrer la force le plus possible pour l'utiliser le moins possible. Simuler les charges pour obtenir un effet de peur et éviter le contact. Se rendre spectaculaire. Ce qui n'exclut pas, en cas d'échec, l'usage de la force brutale.
Mais les autorités sont pétrifiées par un souvenir obsédant : le décès de Malik Oussekine, battu à mort par deux policiers à moto pendant les manifestations étudiantes de 1986. Les nouvelles tactiques doivent intégrer cette règle d'or, éminemment politique : l'Etat ne doit pas donner l'image de la violence. "Les mouvements de jeunes sont particulièrement délicats pour les forces de l'ordre, explique Pierre Mure, directeur de l'ordre public à la Préfecture de police. Il nous faut résister le plus longtemps possible à l'emploi de la force face à un groupe qui n'a pas de culture manifestante et qui se laisse déborder plus facilement par des casseurs ou des extrémistes."
Aucune violence contre les jeunes, encaisser les provocations sans réagir : l'ordre a été fermement répété par le ministre de l'intérieur, lors des manifestations anti-CPE. Les casseurs l'ont vite compris et se sont défoulés de plus belle sur des forces de l'ordre obligées à l'inertie - du moins jusqu'à l'aggravation décisive de la situation - aux Invalides. "C'est tout l'art du maintien de l'ordre, note Alain Winter : un dosage subtil entre l'objectif politique global (ramener le calme, préserver les liens sociaux, retarder au maximum l'usage de la force) et le constat sur le terrain que le temps nécessaire de la liberté d'expression s'est épuisé pour virer à la délinquance."
Sur le terrain, gendarmes et CRS, même acquis au principe intangible de la "force contenue", ont vu une erreur stratégique dans cet ordre prolongé de ne pas repousser les manifestants. Certains ont réagi ensuite avec une grande brutalité, mais l'objectif du "zéro blessé" chez les jeunes a été atteint. Bilan côté forces de l'ordre : 221 blessés (84 CRS, 115 gendarmes mobiles et 22 policiers de la préfecture), selon la Préfecture de police. Un CRS a reçu un disque d'haltère en plein visage. Trois ont subi des traumatismes crâniens.
Les experts redoutent la prochaine étape de la violence : l'utilisation des armes à feu. Pendant les émeutes de banlieue, des CRS ont déjà essuyé des tirs de grenaille, et même de fusils de chasse. "Dans le climat actuel, explique un conseiller du ministre de l'intérieur, il est à peu près certain qu'on nous tirera dessus de plus en plus souvent."
Un modèle de pistolet à impulsion électrique, non létal et plus "neutralisant" que le flash-ball, est sur le point d'être généralisé. Le Taser filme celui qu'il vise et le dissuade en le marquant d'un point lumineux rouge. Si l'individu ne comprend pas, une décharge électrique le tétanise. Mais le Taser, de courte portée, n'est pas idéal en maintien de l'ordre. Policiers et gendarmes se garderont-ils de riposter par de vraies armes si la violence franchit un nouveau cap décisif ? Face à cette question, chacun botte en touche. "Nous n'en sommes pas là..."
Marion Van Renterghem
Article paru dans l'édition du 01.11.06
Faire face à la guérilla urbaine
LE MONDE
C'est la guerre à Saint-Astier, en Dordogne. Les carcasses de voitures brûlées jonchent les rues. D'autres flambent dans la nuit noire. Les sirènes des véhicules de police se mêlent aux hurlements, l'odeur de caoutchouc grillé à celle des gaz lacrymogènes. Un blindé est réquisitionné. Les grenades vous assourdissent. Les pavés volent dans tous les sens. Vous avez intérêt à vous habiller en Robocop : casque, visière, masque à gaz, genouillères et protège-chevilles. Indispensables pour atténuer les coups des lourds pavés de plastique et observer la scène.
La scène, "côté flics". Autour de vous : 200 gendarmes. Face à vous : 200 autres gendarmes... déguisés en adversaires. Un jeu de rôle hyperréaliste destiné à parfaire la science du maintien de l'ordre pour parer à toute situation de violence extrême. Gendarmes, élèves commissaires, forces de l'ordre de toute l'Europe viennent pour des stages de perfectionnement ici même, à Saint-Astier, dans ce centre d'entraînement de la gendarmerie créé après les événements de Mai 1968. Façon Hollywood, une ville est reconstituée. Une grande artère - le boulevard des Légions - sépare des façades. Il y a la banque, le salon de coiffure, les petits immeubles. Des rues et, un peu plus loin, la cité de banlieue. Décor parfait pour des situations de "violence urbaine".
Vingt-cinq individus encagoulés progressent par une rue adjacente au boulevard. Ils sont rapides, mobiles. La situation se dégrade carrément. L'autorité civile (fictive) délivre une réquisition pour l'utilisation des grenades lacrymogènes, puis des grenades à effet de souffle, pour maintenir à distance la foule des enragés. "En maintien de l'ordre, moins il y a de contact, mieux ça vaut", note le colonel Bertrand Cavallier, commandant du centre. Vers 2 heures du matin, les adversaires finissent par se disperser. Il n'y a que deux blessés ce soir : une cheville cassée et un coma auditif. Il y a dix ans, un capitaine est mort à l'entraînement, écrasé par un blindé.
Le colonel réunit les stagiaires pour un débriefing. La France excelle dans l'art du maintien de l'ordre pour une bonne raison : les occasions de s'exercer tiennent le record. A Paris, où se concentre le pouvoir politique, économique et médiatique, la préfecture négocie 1 500 fois par an des horaires et itinéraires de manifestations revendicatives (acceptés dans 99 % des cas), sans compter les nombreuses "actions commandos" (Greenpeace, Act Up, Droit au logement, AC !...). En cas de troubles, gendarmes et CRS sont requis par le préfet.
Deux événements ont contribué à affiner la stratégie du maintien de l'ordre : les émeutes de banlieue en novembre 2005 et les manifestations contre le contrat première embauche (CPE), de février à avril 2006. Dans la foulée du mouvement des banlieues, ces manifestations étudiantes ont pris elles-mêmes l'aspect d'une situation de guérilla urbaine. Des bandes d'intrus se sont mêlées aux manifestants. Vandalisant les commerces et les universités, rackettant les passants, les journalistes, les manifestants eux-mêmes.
Fini le temps de l'affrontement classique entre les énormes cortèges syndicaux ou groupes politiques et les blocs de "CRS-SS" unis en barrages d'arrêt et ne lésinant pas sur les charges. "La nature de l'adversaire a changé", constate le colonel Cavallier, qui était en mission sur l'esplanade des Invalides, le 23 mars, au plus chaud des manifestations anti-CPE. Il a observé "cette spécificité parisienne" : le phénomène d'irruption de la périphérie vers le centre. Et "ce nouvel adversaire" : à la fois imprévisible et coordonné, mobile, mouvant, furtif, violent, cherchant le contact avec les forces de l'ordre. "Aux Invalides, note le colonel, les "individus à risques" (700 pour 23 000 manifestants) étaient comme des bancs de poissons, basculant d'un endroit à l'autre. Il suffisait de se désengager d'un espace pour qu'ils l'occupent aussitôt."
A Saint-Astier, on travaille justement le "retex" : retour sur expérience. Des réflexions sont engagées avec les commandants d'unité et avec des sociologues sur l'évolution des comportements contestataires. Le but : apporter des corrections aux dispositifs. Conserver les capacités statiques (pour protéger les bâtiments publics majeurs) tout en s'adaptant à un adversaire manoeuvrier, agressif, capable de changer d'une minute à l'autre sa position et son comportement.
Déconcentrer les prises de décision, mettre en place des dispositifs plus mobiles pour occuper le terrain, s'emparer des points-clés. "En 1968, explique Alain Winter, commissaire de police chargé d'enseignement, la violence était certes très grande. Les manifestants prenaient pour armes ce qu'ils trouvaient à leurs pieds : des pavés. La différence, aujourd'hui, c'est que certains manifestants viennent sur place déjà armés, dans le but de faire la guerre. Ils arrivent encapuchonnés, avec des sacs à dos remplis de projectiles destinés à blesser, voire à tuer : boules de pétanque ou disques d'haltères. En 1994, quand le Parlement de Bretagne a brûlé, à Rennes, les marins pêcheurs n'étaient pas équipés de pétards ou de cornes de brume, mais de lance-amarres."
Même si la plupart des manifestations sont plus pacifiques que jadis, la nouvelle configuration guerrière de certaines oblige les forces de l'ordre à adopter un dispositif différent. Le "barrage d'arrêt", avec ses rangs de policiers destinés à arrêter les charges de milliers de manifestants, n'existe plus. Il cède la place aux barrages en quinconce - des groupes de cinq policiers distants de 4 ou 5 mètres. Aux cars de CRS se substituent les "boxers", petites camionnettes mobiles transportant quatre ou huit hommes. Au sein de chaque unité, des hommes en civil et en tenue sont entraînés à quitter le dispositif pour chercher dans la manifestation les individus perturbants et les ramener : 2 224 interpellations ont eu lieu pendant la crise du CPE.
Le principe fondamental du maintien de l'ordre reste le même : montrer la force le plus possible pour l'utiliser le moins possible. Simuler les charges pour obtenir un effet de peur et éviter le contact. Se rendre spectaculaire. Ce qui n'exclut pas, en cas d'échec, l'usage de la force brutale.
Mais les autorités sont pétrifiées par un souvenir obsédant : le décès de Malik Oussekine, battu à mort par deux policiers à moto pendant les manifestations étudiantes de 1986. Les nouvelles tactiques doivent intégrer cette règle d'or, éminemment politique : l'Etat ne doit pas donner l'image de la violence. "Les mouvements de jeunes sont particulièrement délicats pour les forces de l'ordre, explique Pierre Mure, directeur de l'ordre public à la Préfecture de police. Il nous faut résister le plus longtemps possible à l'emploi de la force face à un groupe qui n'a pas de culture manifestante et qui se laisse déborder plus facilement par des casseurs ou des extrémistes."
Aucune violence contre les jeunes, encaisser les provocations sans réagir : l'ordre a été fermement répété par le ministre de l'intérieur, lors des manifestations anti-CPE. Les casseurs l'ont vite compris et se sont défoulés de plus belle sur des forces de l'ordre obligées à l'inertie - du moins jusqu'à l'aggravation décisive de la situation - aux Invalides. "C'est tout l'art du maintien de l'ordre, note Alain Winter : un dosage subtil entre l'objectif politique global (ramener le calme, préserver les liens sociaux, retarder au maximum l'usage de la force) et le constat sur le terrain que le temps nécessaire de la liberté d'expression s'est épuisé pour virer à la délinquance."
Sur le terrain, gendarmes et CRS, même acquis au principe intangible de la "force contenue", ont vu une erreur stratégique dans cet ordre prolongé de ne pas repousser les manifestants. Certains ont réagi ensuite avec une grande brutalité, mais l'objectif du "zéro blessé" chez les jeunes a été atteint. Bilan côté forces de l'ordre : 221 blessés (84 CRS, 115 gendarmes mobiles et 22 policiers de la préfecture), selon la Préfecture de police. Un CRS a reçu un disque d'haltère en plein visage. Trois ont subi des traumatismes crâniens.
Les experts redoutent la prochaine étape de la violence : l'utilisation des armes à feu. Pendant les émeutes de banlieue, des CRS ont déjà essuyé des tirs de grenaille, et même de fusils de chasse. "Dans le climat actuel, explique un conseiller du ministre de l'intérieur, il est à peu près certain qu'on nous tirera dessus de plus en plus souvent."
Un modèle de pistolet à impulsion électrique, non létal et plus "neutralisant" que le flash-ball, est sur le point d'être généralisé. Le Taser filme celui qu'il vise et le dissuade en le marquant d'un point lumineux rouge. Si l'individu ne comprend pas, une décharge électrique le tétanise. Mais le Taser, de courte portée, n'est pas idéal en maintien de l'ordre. Policiers et gendarmes se garderont-ils de riposter par de vraies armes si la violence franchit un nouveau cap décisif ? Face à cette question, chacun botte en touche. "Nous n'en sommes pas là..."
Marion Van Renterghem
Article paru dans l'édition du 01.11.06