Pour revenir au sujet du fil, et même en partie à son sujet initial (le mythe selon lequel le boudhisme est et a toujours été pacifiste),
un bon article du Nouvel Observateur (une fois n'est pas coutume). Par ailleurs, tu le remarqueras Milan, le type qui est interviewé est un boudhiste pratiquant. Assez bizarrement ça ne l'empèche pas d'être objectif lorsqu'il parle d'histoire.
Morceaux choisis (j'ai volontairement coupé les passages purement religieux qui ici n'intéresseraient que toi, Milan) :
a écrit :Le Nouvel Observateur. - Vous vous en prenez souvent au discours laudatif courant qui croit voir dans le bouddhisme un humanisme, un pacifisme, un athéisme, une préfiguration de la science... Idées reçues, dites-vous.
Bernard Faure. - Idées partielles, en tout cas. (...) nous avons trop tendance à présenter la riche réalité bouddhiste comme l'abâtardissement d'une doctrine « pure », celle du Bouddha dit historique. Nous en faisons une fiction rationaliste qui ne repose d'ailleurs sur rien, car on ne connaît pas cette doctrine prétendument originelle.
(...)
B. Faure. - (...) Au Japon, le bouddhisme fait seulement maintenant oeuvre de repentance pour avoir trop longtemps légitimé l'exclusion des hors-castes : les burakumin, des parias souvent d'origine coréenne, sont encore ostracisés et vivent dans de véritables ghettos. Voilà comment une même doctrine peut avoir des effets radicalement opposés. Voyons maintenant l'aspect éthique : le karma, c'est ce que crée toute action motivée par un désir de résultat. J'écrase une fourmi par mégarde, c'est une action « détachée », pas de karma. J'écrase la fourmi intentionnellement, je crée un karma « infernal ». Même l'action bonne, si elle est « attachée » - faire l'aumône pour aller au paradis - crée de l'ego, et donc du karma. On voit que la théorie du karma pousse les gens à faire le bien de façon désintéressée. Quant au maître ou gourou, en principe « détaché », il peut, lui, faire le bien comme le mal sans conséquence karmique. Ce qui ouvre la porte à bien des dérives...
N. O. - L'ascèse nécessaire pour devenir un maître ne protège-t-elle pas contre cette casuistique ?
B. Faure. - Pas toujours. (...) J'ai étudié par exemple l'homosexualité masculine dans les monastères. Au Japon, la pédophilie était même devenue la « Voie des éphèbes », une démarche esthétique, qui recouvrait une réalité passablement sordide. Bien sûr, à côté de ces dérives, il y a toujours eu des moines dont la pratique était au-dessus de tout soupçon.
N. O. - Qu'en est-il du fameux pacifisme bouddhique ? Double vérité aussi ?
B. Faure. - Il suffit de voir les divinités du tantrisme, par exemple, pour réaliser que ce n'est pas une religion d'enfants de choeur. On dit que les protecteurs du dharma ont l'air terrible pour mieux effrayer les démons. En fait, ce sont d'anciennes divinités locales, « courroucées » comme on dit, des démons en somme, qui ont été recyclés. Ils mettent désormais leur pouvoir de nuisance au service de la doctrine. Mais pour y voir du pacifisme et de la compassion, il faut vraiment une double dose de double vérité...
(...)
N. O. - Dans l'ensemble, on peut donc dire que c'est une religion non violente.
B. Faure. - Dans l'ensemble. Mais il faut bien avouer qu'au cours de son histoire mouvementée, le bouddhisme a bien souvent été du côté du manche. Car avec ses pouvoirs occultes, sa magie noire, il dispose d'armes surhumaines capables de détruire les démons. Qui sont les démons ? Au XIIIe siècle, les bouddhistes mongols essaient d'envahir le Japon. Les Mongols sont des démons, disent les Japonais. Et inversement. Dans chaque camp, des prêtres tantristes ourdissent des sorts. Finalement, l'armada mongole est emportée par un typhon, le « vent divin », le Kamikaze. En 1945, le Japon ultranationaliste invoque de nouveau le vent divin, incarné par des pilotes-suicides, avec le soutien actif de la quasi-totalité de l'institution bouddhique. Cette fois, les démons étaient trop puissants... Comment bouddhisme peut-il se conjuguer avec militarisme ? Double vérité : on ne doit pas tuer, sauf quand on est capable de voir les gens dans leur vérité ultime. Soit ce sont des démons, et en les tuant on leur évite d'accumuler du mauvais karma. Soit ce sont des entités vides, du vent, et on ne saurait tuer le vent. Voilà comment le zen a enfanté l'idéologie guerrière du bushido, ce qu'on appelle la Voie des Samouraïs.
N. O. - On dit pourtant que, grâce à son absence de dogmatisme, le bouddhisme a échappé à la malédiction de la guerre sainte...
B. Faure. - Il n'a pas fait la guerre au nom d'une vérité révélée ou d'un principe abstrait. (...) Mais il s'est imposé partout en Asie d'abord parce qu'il offrait aux classes dirigeantes le moyen d'exorciser les esprits du mal, - épidémies, famines... Les moines se sont toujours prêtés au jeu du pouvoir et n'ont pas cessé de se massacrer. Les grands monastères japonais des VIIIe-Xe siècles étaient des Etats dans l'Etat et se guerroyaient au nom de la vérité ultime. Les Tibétains, dit-on, sont assagis par l'arrivée du dharma. Suit une longue histoire de luttes intestines entre écoles bouddhiques, qui aboutit à la prédominance des gelugpas sur les autres écoles grâce à l'institution des dalaï-lamas. Plus près de nous, l'actuel dalaï-lama et son prédécesseur ont été les premiers d'une longue série à ne pas mourir avant la majorité. On n'hésitait pas à éliminer les gêneurs, même s'il s'agissait de tulku, ou Bouddhas vivants... Aujourd'hui, au nom de la cause tibétaine, les différends sectaires sont mis sous le boisseau. Mais personne ne les a oubliés. Et ce n'est pas un service à rendre aux Tibétains que de tomber dans l'angélisme. Bien sûr, il faut choisir le camp de l'opprimé. Mais à long terme, toute cette béatification aura des effets négatifs, quand on s'apercevra que le bouddhisme d'Hollywood est un mythe, qu'il n'a plus grand-chose à voir avec ce qui se pratique au Tibet.