L'Amérique Pauvre

Message par faupatronim » 20 Jan 2004, 12:16

Je ne l'ai pas lu mais l'article donne envie

(Le Point @ 20 janvier 2004 a écrit :
Précarité
Quand une intello prend le balai



Barbara Ehrenreich, 62 ans, est une journaliste et essayiste américaine réputée. Dans « L'Amérique pauvre » (1), elle raconte comment elle a quitté sa maison confortable de Floride et son statut d'intellectuelle respectée pour travailler comme ces millions de working poors qui tentent de survivre sans qualifications dans des boulots à moins de 7 dollars l'heure, c'est-à-dire pas assez pour pouvoir se payer une simple chambre. Voici donc le professeur Ehrenreich en serveuse de restaurant bas de gamme, vendeuse de grande surface ou équipière au sein d'un commando de femmes de ménage. Un témoignage drôle et effrayant sur une réalité qu'on pourrait retrouver dans de nombreux endroits de la planète. Extraits.

Barbara Ehrenreich

Je suis bien réveillée et prête à toute éventualité lorsque j'arrive au bureau de The Maids à 7 h 30, le lundi matin. Je ne sais rien des entreprises de ménage comme celle-ci qui, selon la brochure qu'on m'a donnée, compte trois cents succursales à travers le pays. Tout ce que je sais des problèmes de domesticité, je l'ai appris dans des romans anglais du XIXe et dans « Upstairs, Downstairs », une émission de télévision sur PBS. (...) Nous avons nous aussi des uniformes, même s'ils nous donnent une allure plus fruste qu'impeccable - mal coupés et dans des couleurs criardes, avec un pantalon vert vif et un polo d'un jaune tournesol aveuglant. Et, comme on nous l'apprend au cours de la journée et demie d'instruction, nous avons à respecter un certain nombre de convenances. Il est interdit de fumer dans la maison, et même dans les quinze minutes qui précèdent notre arrivée. Il est interdit de boire, de manger et de mâcher du chewing-gum dans la maison. Il est interdit de dire des gros mots, même si les propriétaires sont absents, et - sans doute pour nous entraîner - tout geste obscène est formellement prohibé, même dans le bureau. Voilà donc l'Amérique d'en bas, me dis-je gaiement. Mais je n'ai pas la moindre idée, naturellement, du tréfonds vers lequel je me dirige. (...)

Pendant que j'attends qu'on me donne un uniforme dans la pièce où se trouvent le téléphone et le bureau de Tammy, je l'entends dire à un client potentiel que The Maids prend 25 dollars de l'heure. Ils prennent 25 dollars et nous sommes payés 6,65 dollars de l'heure ? Je pense que j'ai dû mal comprendre, mais, quelques minutes plus tard, j'entends la même information donnée à un autre client. Le seul avantage de travailler ici et de ne pas être indépendant, c'est qu'on n'a pas besoin d'avoir une clientèle ou même une voiture. On peut passer de chômeur à salarié sans transition.

Enfin, après que tous les autres employés sont partis dans les voitures aux couleurs criardes de la société, on m'emmène dans une pièce pas plus grande qu'un placard, de l'autre côté du bureau, pour m'apprendre mon métier grâce à une cassette vidéo. Le directeur d'une autre entreprise où j'avais déposé ma candidature m'avait dit qu'il ne souhaitait pas engager des gens qui avaient déjà fait le ménage : ils avaient du mal à adopter la méthode de l'entreprise. Je me prépare donc en vidant mon esprit de toutes les expériences de ménage antérieures. Il y a quatre cassettes - poussière, salle de bains, cuisine et aspirateur - dans lesquelles une jeune et jolie star, d'origine hispanique probablement, suit sereinement les instructions données par une voix mâle : pour passer l'aspirateur, commencez par la chambre principale ; quand vous faites la poussière, commencez par la pièce qui se trouve le plus près de la cuisine ; quand vous entrez dans une pièce, divisez-la mentalement en sections qui ne sont pas plus larges que votre envergure et commencez par la section qui se trouve à gauche, en vous déplaçant ensuite de gauche à droite et du haut vers le bas dans chaque section. Ainsi vous n'oublierez jamais rien.

J'aime beaucoup la cassette « Poussière », à cause de son indéniable logique et d'une certaine beauté austère. Quand on entre dans une maison, il faut pulvériser du Windex sur un chiffon blanc et le placer dans la poche gauche de son tablier vert. Un autre chiffon, imprégné de désinfectant, est placé dans la poche du milieu, le chiffon imprégné de cire étant toujours dans la poche droite. Un chiffon sec, pour les surfaces à lustrer, est placé dans la poche droite du pantalon. Les surfaces brillantes sont nettoyées au Windex, le bois à la cire et tout le reste est épousseté avec le chiffon imprégné de désinfectant. De temps à autre, Ted fait une apparition pour regarder le programme avec moi, mettant parfois sur pause pour souligner un moment dramatique : « Vous voyez comment elle travaille autour de ce vase ? C'est la catastrophe assurée. » (...)

Quand la voix de la vidéo met en garde contre les chiffons imprégnés de produits d'entretien, il met sur pause pour mettre en garde contre le danger de ne pas imprégner assez : cela peut me retarder. « Les produits d'entretien coûtent moins cher que votre temps. » Je suis contente d'apprendre qu'il existe quelque chose de moins coûteux que mon temps ou que je suis placée plus haut que le Windex dans la hiérarchie des valeurs de l'entreprise. (...)

Ce que soulignent les vidéos, c'est l'« aspect cosmétique » et c'est sur ce point que Ted, lorsqu'il passe dans la pièce, attire régulièrement mon attention. Gonfler les coussins et les disposer de manière symétrique. Faire briller les éviers en acier. Remettre en place tous les flacons et toutes les bouteilles de shampooing avec leurs étiquettes bien visibles. Peigner les franges des tapis. Passer l'aspirateur de manière à créer un motif sur les tapis. L'extrémité du rouleau de papier hygiénique ou du rouleau d'essuie-tout doit être pliée d'une manière particulière (comme dans les salles de bains d'hôtel). Les papiers, les vêtements ou les jouets « en désordre » doivent être remis dans un « désordre soigné ». Enfin, la maison doit être parfumée avec le désodorisant aux senteurs florales qui est la signature de The Maids, signalant aux propriétaires dès leur retour que leur maison a été « nettoyée ».

Après une journée d'instruction, je suis jugée apte à suivre une équipe et je découvre rapidement que la vie n'a rien à voir avec les films, en tout cas avec un film comme « Poussière ». A commencer par le fait que, en comparaison avec la situation réelle, les vidéos d'instruction font l'effet d'avoir été passées au ralenti. Le matin, nous ne marchons pas vers les voitures avec nos seaux remplis de produits d'entretien et d'ustensiles, nous y courons. Et lorsque nous nous arrêtons devant une maison, nous nous y précipitons. Liza, une femme d'une trentaine d'années, au tempérament sympathique, qui est le chef de ma première équipe, m'explique que nous ne disposons que d'un temps limité pour chaque maison, allant de soixante minutes pour un appartement avec une demi-salle de bains à deux cents minutes et plus pour un appartement doté de plusieurs salles de bains que l'on « fait » pour la première fois. J'aimerais savoir pourquoi tout le monde se préoccupe des limitations de temps imposées par Ted si nous sommes payées à l'heure. Mais j'évite de manifester tout ce qui pourrait être considéré comme une mauvaise attitude. En arrivant dans chaque maison, Liza assigne sa tâche à chacune de nous et je croise les doigts pour ne pas me voir attribuer les salles de bains ou l'aspirateur. Même faire la poussière devient une sorte de séance d'aérobic et, au bout d'une heure - se mettre sur la pointe des pieds pour atteindre le dessus des portes, ramper pour essuyer les plinthes, monter sur mon seau pour attaquer les étagères les plus élevées -, je ne serais pas mécontente de pouvoir m'asseoir devant un grand verre d'eau. Mais dès que la tâche assignée est accomplie, il faut demander à son chef qui aider. Une ou deux fois, lorsque l'évaporation naturelle est jugée trop lente, on me charge de sécher un sol astiqué en patinant sur des chiffons autour de la pièce. En général, au moment où je vais rejoindre la voiture après avoir vidé mon seau et essoré mes chiffons, toute l'équipe est déjà à bord et le moteur tourne. Liza me rassure en me disant qu'elles n'ont jamais abandonné personne, même une nouvelle que personne ne connaît.

Au cours de mon entretien d'embauche, on m'avait promis une pause d'une demi-heure pour le déjeuner, mais il s'avère qu'elle ne dure pas plus de cinq minutes : l'arrêt que nous faisons dans une épicerie. J'apporte mon sandwich - blanc de dinde et fromage, tous les jours - comme le font une ou deux autres ; les autres mangent ce qu'elles ont gardé du petit déjeuner gratuit, un bagel ou un beignet, ou rien du tout. Les deux femmes mariées les plus âgées avec lesquelles je fais équipe mangent bien - des sandwichs et des fruits. Pour les femmes les plus jeunes, le déjeuner consiste en une pizza ou même une « pizza de poche » (de la sauce de pizza dans un rouleau de pâte), ou encore en un petit sachet de chips. Il faut garder à l'esprit que nous ne travaillons pas tranquillement dans un bureau, avec un métabolisme au ralenti. Une affiche dans le bureau de The Maids indique le nombre de calories que nous perdons à la minute au cours de nos différentes tâches, de 3,5 pour la poussière à 7 pour l'aspirateur. Si on prend le chiffre moyen de 5 calories à la minute pendant 7 heures de travail (huit heures moins les trajets d'une maison à l'autre), on a besoin de 2 100 calories en plus du minimum de conservation de 900 calories environ. J'insiste auprès de Rosalie, qui est nouvelle comme moi et sort tout juste du lycée dans un coin rural du nord de l'Etat : ses repas sont trop frugaux (elle ne mange en effet que des chips - la moitié d'un paquet acheté la veille et un petit sachet aujourd'hui). Elle n'avait rien chez elle, me dit-elle (bien qu'elle vive avec son petit ami et sa mère), et elle n'a pas assez d'argent pour s'acheter de quoi déjeuner, puisque, au moment où je lui propose de lui prendre un soda au Quick Mart, elle m'avoue qu'elle n'a pas 89 cents sur elle. Je lui offre le soda, tout en me disant, en bonne maman, que j'aurais préféré la voir boire du lait. Et comment tient-elle le coup pendant huit ou neuf heures par jour ? « Euh, il m'arrive d'avoir la tête qui tourne », concède-t-elle.

Quel est le degré de pauvreté de mes collègues ? Le simple fait de faire ce travail peut être considéré comme la preuve évidente d'un certain désespoir ou du moins d'une série d'erreurs et de déceptions, mais je ne peux pas leur poser de questions. Dans les films sur les prisons qui me procurent une sorte de ligne directrice pour mon comportement, le nouveau ne se balade pas pour serrer des mains et demander : « Salut, et toi qu'est-ce que t'as fait ? » Alors je me contente d'écouter, dans la voiture et dans le bureau quand nous sommes toutes ensemble. J'apprends tout d'abord qu'aucune d'entre elles n'est sans foyer. Elles ont des familles assez étendues ou artificiellement étendues par la présence de colocataires. J'entends parler de visites aux grands-parents dans les hôpitaux ou de cartes à envoyer pour l'anniversaire du mari d'une nièce ; des mères célibataires vivent avec leur propre mère ou bien partagent leur appartement avec une collègue de travail ou un petit ami. Pauline, la plus âgée d'entre nous, est propriétaire de sa maison, mais elle dort sur le sofa dans la salle de séjour, parce que ses quatre enfants adultes et ses trois petits-enfants occupent les chambres à coucher.

Même si aucune d'entre elles, apparemment, ne dort dans sa voiture, il y a cependant des signes, visibles tout de suite, de difficultés réelles, pour ne pas dire de misère. Les cigarettes qui ne sont pas entièrement fumées sont replacées dans le paquet. On discute ferme pour savoir qui va donner les 50 cents pour un péage et si on peut compter sur Ted pour être remboursé rapidement. Une des filles de mon équipe devient frénétique à cause d'une dent de sagesse à arracher et, dans chaque maison où nous passons, elle téléphone pour trouver un centre de soins gratuits. Lorsque mon équipe - enfin, celle de Liza - découvre qu'il n'y a plus une seule éponge à récurer dans nos seaux, je suggère de passer en acheter une dans une droguerie plutôt que de retourner au bureau. Mais il se trouve que je n'ai pas d'argent sur moi et nous ne pouvons réunir, à quatre, les 2 dollars nécessaires

1. « L'Amérique pauvre (ou comment ne pas s'en sortir en travaillant) », Grasset, 334 pages, 18,90 euros.
faupatronim
 
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Message par gipsy » 20 Jan 2004, 15:31

L'idee est un peu la meme que Gunter wallraff dans tete de turc: ce doit surement etre tres interessant!
gipsy
 
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Message par Mariategui » 20 Jan 2004, 16:27

Je pense que la référence la plus ancienne et juste est plutôt le livre de la philosophe Simone Weil "la condition ouvrière". Elle part s'installer en usine pour connaître justement les conditions de travail des ouvriers de l'époque (elle est morte en 43 donc le livre doit être de l'entre deux guerres). Ils est à la fois nul et extrêmement parlant. Nul parce qu'elle échoue dans son projet de description mais extrêmement parlant parce que tout son cahier ne parle que de la souffrance physique ressenti après le boulot et sur la fatigue psychique qui lui empechait de peser ou de travailler. Comme quoi, en peut faire quelque chose en ne le faisant pas. Sinon, pour une description de la vie ne usine en 70, il y a le livre de Lindhart, "L'établi".

Le bouquin de Weil, on peut le télécharger depuis l'internet, j'ai trouvé cette page québecquoise qui propose plus de 800 titres de sciences humaines en frances en téléchargement gratuit, parmi autres, je vis le bouquin de Bebel sur les femmes et le socialisme:

http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiqu...ences_sociales/
J'ai l'impression que par ailleurs, ce sont des indépendantistes
Mariategui
 
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