Franchement, il est bon à mettre au cabinet.
Vous vous êtes réglé sur de méchants modèles,
et vos expressions ne sont point naturelles.
J'ai bien aimé la vacherie (surjouée? quoique…) avec laquelle Trotsky critique une petite brochure destinée à l'éducation du soldat rouge… Alceste est un gentil, à côté.
C'est dans le volume 2, c'est un texte paru dans un journal, en janvier 1919:
PS: Le Misanthrope était joué au théâtre Korch, à Pétrograd, durant ce début d'année 1919.
La section d’enseignement général, près du département militaire du Comité central exécutif, vient de publier un premier livre dc lecture destiné aux soldats. Je ne sais qui a rédigé cc livre, mais clairement il s’agit de quelqu’un qui, premièrement, ne connait pas les destinataires de son livre, deuxièmement, ne maitrise pas les sujets qu’il traite et troisièmement n’est pas familier avec la langue russe. Ces qualités sont insuffisantes pour un premier livre de lecture destiné à nos soldats.
En guise d’introduction à cet ouvrage de trente-deux pages, un «Mémorandum pour le soldat et le révolutionnaire». Alors que chaque mot devrait y être pesé avec soin, il est rédigé en une langue affreuse. «Une poignée de généraux et dc ministres ont foule aux pieds les ossements (!!!) de millions de soldats qui livrèrent bataille». Comment peut-on piétiner les ossements des personnes qui se rendent au combat ? «Dans les villages, ni pain ni verre de lait, tout avait été livré aux propriétaires et à leurs chiens (!!!)», «Le diabolique fabricant cupide a dilapidé des millions à l'étranger, mais si le travailleur demandait quelques (!!!) fifrelins, il était impitoyablement abattu. La conclusion déclare au nom du soldat : «Outre la force, j’aurai besoin d’une seconde force, la connaissance et l‘alphabétisation». A l'évidence, l’auteur voulait dire : «Outre la force des armes, j’ai besoin d‘une autre force : la connaissance et l'alphabétisation». L’auteur a simplement oublié que «la force de l’alphabétisation » est également nécessaire à ceux qui rédigent les manuels.
Parmi les aphorismes, dans la deuxième partie, nous trouvons quelques perles comme : «Il réfléchit et réfléchit, et pensa à quelque chose» ou, «Un soldat sans armes est pire qu‘une vieille femme», etc.
Là, les auteurs sont habillés pour l'hiver, comme on dit – et l'hiver russe est rude. Poursuivons avec quelques autres extraits du même article.
Le meilleur de tout restent les petits articles anonymes: Le globe terrestre, La richesse, Les différences sociales, La terre nourricière, et j‘en passe. Nous lisons ceci : «Le monde appartient à tous et doit être partagé à égalité entre tous.» L'auteur n'explique pas comment le monde doit être partagé équitablement ni en combien de parties.
[…]
Quant aux «différences sociales», l’auteur les récuse, sans que nous comprenions pourquoi. En conclusion, il recommande à l’humanité entière de suivre «le chemin bien lisse de l'uniformité (!) et de l’égalité».
[…]
En page 20, nous trouvons un hymne à l’Armée rouge, signé Nicolas Germachev. On y lit: «ll fait toujours sombre au-dessus de la terre, partout pas assez dc lueurs pour voir... » (d’ailleurs par qui et quand cc glorieux titre d’hymne fut-il accordé à Germachev?)
D’abord, ce n’est pas du russe : on ne dit pas «on ne voit partout aucune lueur», mais «on ne voit nulle lueur». De plus, un poète révolutionnaire ne se permettrait jamais de définir ainsi notre époque. Ces mots auraient à la rigueur leur place dans les années 80, mais sont déplacés durant notre époque tumultueuse.
Pointilleux, le monsieur, sur sa langue, comme d'autres sur la langue française. Ça devrait plaire aux instits' en retraite qui d'aventure oseraient fréquenter le forum. Justement, tiens, on arrive à la langue française:
Cerise sur le gâteau, un extrait dc Guy de Maupassant repris dans le manuel devient prétexte à le recommander comme chantre «des souffrances éternelles de la fraction la plus pauvre de l'humanité, notamment du prolétariat français». Maupassant chantre des souffrances du prolétariat français? Est-ce possible? Dérision? Moquerie? De qui se moque-t-on?
Mais alors, que faire, monsieur le professeur Léon? Il conclut ainsi:
Composer un livre dc lecture, plus encore, un premier livre de lecture à l’intention des soldats, est une tâche difficile et impose une lourde responsabilité. Il importe de choisir des extraits ct des oeuvres avec une grande attention et du flair littéraire et psychologique. Et, surtout du hon sens. il faut choisir des classiques ou en tout cas des ouvrages connus. A mon avis, ni le camarade Germachev ni l‘auteur anonyme qui recommande un partage en parts égales de la terre, comme une poire, ne sont des classiques. Ils doivent eux-mêmes s’instruire avant d’en instruire d‘autres. Voilà pourquoi ce Premier livre de lecture ne vaut pas un clou.
Pas un clou, OK? Bref, à mettre au cabinet.Bon, bin, ça c'est fait. Il aurait pu rajouter les trois préceptes de Cicéron mais ne soyons pas plus royaliste que le bolchévik (si je peux me permettre cette formule hardie).