Parution de "Guerre" de L.F. Céline

le Monde a écrit :« Guerre », roman inédit de Céline et nouveau chef-d’œuvre de l’écrivain
Le premier des romans inédits, redécouverts en 2021, de l’auteur de « Voyage au bout de la nuit », paraît le 5 mai. « Le Monde » l’a lu. « Guerre » est un texte bref, vif, tragique et lubrique, à ranger à côté des chefs-d’œuvre de l’écrivain. Un événement.
Par Jérôme Dupuis, 29/04/2022
C’est un miracle. Le mot n’est pas trop fort. Pour le dire simplement, Guerre, roman inédit de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961) qui paraît le 5 mai (édité par Pascal Fouché, avant-propos de François Gibault, Gallimard, 192 p., 19 €, numérique 14 €) à l’issue de circonstances rocambolesques près de quatre-vingt-dix ans après sa rédaction, mérite haut la main de trouver sa place dans les bibliothèques, entre Voyage au bout de la nuit (1932) et Mort à crédit (1936), les deux chefs-d’œuvre d’avant-guerre du romancier. « Guerre est tout sauf un fond de tiroir », résume Emile Brami, auteur d’une biographie de Céline (Ecriture, 2003). Il constitue, au contraire, une pièce centrale dans l’immense puzzle littéraire que Céline a obsessionnellement façonné à partir de sa vie.
Ce récit haut en couleur de la convalescence de Ferdinand, le double romanesque de l’écrivain, à l’automne 1914, à Hazebrouck, après sa blessure sur le front, vient combler une ellipse laissée béante au cœur de Voyage au bout de la nuit. Tout à la fois récit de guerre, chronique provinciale et roman lubrique, cet inédit devrait faire frémir le lecteur de 2022 par sa crudité parfois insoutenable. Les éditions Gallimard ont bien mesuré l’importance de l’événement : elles ont décidé d’en imprimer d’emblée 80 000 exemplaires.
Bref détour par les jours confus de la libération de Paris
Miracle, surtout, car nous n’aurions jamais dû lire ces pages. Pour comprendre comment elles sont arrivées jusqu’à nous, un bref détour par les jours confus de la libération de Paris s’impose. Dès juin 1944, Louis-Ferdinand Céline, auteur de trois terribles pamphlets antisémites et proche des Allemands, sait que ses jours sont comptés sur la butte Montmartre, où il vit avec son épouse, Lucette. Ils ont tout juste le temps de coudre des pièces d’or dans la doublure d’une veste et d’embarquer leur chat, Bébert, avant de filer gare de l’Est, direction Baden-Baden, puis Sigmaringen, où ils retrouvent tous les ultras de la collaboration autour du maréchal Pétain.
Dans sa précipitation, la mort dans l’âme, l’écrivain doit abandonner une pile de manuscrits au-dessus d’une armoire de la rue Girardon. Ces liasses vont mystérieusement disparaître dans la confusion de la Libération. La rumeur, accréditée plus tard par Céline lui-même, accusera un certain Oscar Rosembly, arrêté à l’époque pour avoir « visité » les appartements de quelques personnalités montmartroises. Certains évoquent plutôt un pillage par un commando des Forces françaises de l’intérieur.
Céline se plaindra amèrement de ce vol jusqu’à son dernier souffle. Durant des décennies, tout ce que la « Célinie » compte de biographes et de chasseurs d’autographes tentera de mettre la main sur ce trésor. En vain. Jusqu’à ce jour de juin 2020 où, par l’intermédiaire de l’avocat Emmanuel Pierrat, un ancien critique théâtral de Libération, Jean-Pierre Thibaudat, prend contact avec les deux ayants droit de Céline, l’avocat François Gibault et Véronique Chovin. L’homme leur révèle qu’il détient les 5 324 feuillets disparus à la Libération. Depuis combien de temps ? De longues années. Qui les lui a donnés ? Mystère. Au terme d’une petite passe d’armes judiciaire, les manuscrits sont enfin restitués aux deux ayants droit. Le Monde avait révélé cette rocambolesque redécouverte dans son édition du 6 août 2021.
On mesure alors l’ampleur inouïe de ce trésor. Il y a là le manuscrit d’un roman inédit intitulé Londres, le manuscrit complet de Casse-pipe (paru inachevé en 1949), celui d’une « légende », La Volonté du roi Krogold, mille pages de Mort à crédit, et, donc, le fameux Guerre. C’est ce dernier que Gallimard et les ayants droit décident de publier rapidement (rappelons que Céline tombera dans le domaine public le 1er janvier 2032). De ce roman, on ne connaissait jusqu’à présent que le titre, évoqué au détour d’une lettre de Céline à son éditeur Robert Denoël, le 16 juillet 1934, dans laquelle il énumérait laconiquement trois œuvres à venir : « Enfance – Guerre – Londres. »
« J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais », proclame Céline dès les premières pages
« J’ai décrypté les 250 feuillets de Guerre entre octobre 2021 et janvier 2022, raconte Pascal Fouché, grand spécialiste de Céline, à qui l’on a confié le soin d’établir cette édition. Il semble que ce texte date de 1934. On sent que c’est un premier jet, écrit avec une certaine rage. L’écriture est parfois difficile à déchiffrer et il y a peu de ponctuation. Céline aurait sans doute modifié des choses à la relecture, mais ce premier jet est d’une puissance exceptionnelle. »
Dès les toutes premières lignes de Guerre, en effet, on est happé par l’atmosphère crépusculaire du front après la bataille. Ferdinand gît là, dans la boue, blessé, avec un bras transformé en « éponge de sang » et d’insoutenables bourdonnements dans la tête. « J’ai appris à faire de la musique, du sommeil, du pardon et, vous le voyez, de la belle littérature aussi, avec des petits morceaux d’horreur arrachés au bruit qui n’en finira jamais », proclame-t-il dès les premières pages. « Avec les mots de 2022, on dirait que Guerre est le récit d’un syndrome post-traumatique », commente Emile Brami.
Récupéré par des Britanniques, le blessé est transféré vers Ypres, puis vers « Peurdu-sur-la-Lys », transposition romanesque d’Hazebrouck. Là, Ferdinand, craignant d’être fusillé comme déserteur, va se lier à tout un petit théâtre de personnages inquiétants : le médecin sadique ne rêvant que de le « charcuter » pour lui ôter la balle fichée dans sa tête, l’infirmière, Mlle L’Espinasse, qui « branle » les agonisants sous leurs draps, le souteneur Cascade, qui malmène sa « raclure de putain », Angèle, le tout bercé par le bourdonnement des obus de 120 à l’horizon… On a parfois le sentiment de lire un western flamand, avec ces cavaliers et soldats de toutes nationalités qui envahissent la rue principale, l’estaminet où l’on croise des femmes de mauvaise vie et les exécutions continuelles de déserteurs aux abords de la ville. L’écriture, rude, est celle du premier Céline, mêlant langage populaire et argot militaire, même si le romancier nous ménage quelques échappées campagnardes bucoliques – on a même droit à une partie de pêche à la ligne, comme échappée de Maupassant.
Le sexe selon Céline
« Paradoxalement, la force de Guerre, c’est sa brièveté. Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit sont de grosses machines romanesques. Ici, tout est concentré en 150 pages et ce qui frappe, c’est l’omniprésence de la mort et du sexe », observe Pascal Fouché. Guerre, c’est « Eros et Thanatos » à Hazebrouck. « Notre grand maître actuellement à tous, c’est Freud ! », proclamait d’ailleurs le Céline des années 1930. Mais le sexe selon Céline a peu à voir avec les subtiles analyses du maître viennois. Et même pour qui serait familier des outrances langagières du Céline d’avant-guerre, Guerre dépasse, par sa crudité, tout ce que l’on avait lu de lui. Le souteneur Cascade, en particulier, pourrait bien heurter les oreilles de la génération #metoo : « Dis encore un mot saloperie que je te carabosse ta putain de gueule de carafe ! », lance-t-il à sa « grognasse » Angèle, avant de l’inviter à aller « se faire tasser par ses nègres ». Un très utile « lexique de la langue populaire » placé en fin d’ouvrage nous rappelle, si besoin, que « tasser » signifie « sodomiser »… « Guerre est écrit au moment où la danseuse Elizabeth Craig, à qui Voyage au bout de la nuit était dédié, quitte définitivement Céline : est-ce cette rupture qui a déclenché ce flot de lubricités ? », s’interroge Pascal Fouché.
Une saisissante scène de Guerre résume à elle seule toute l’œuvre du romancier : Ferdinand et ses parents sont invités à déjeuner chez un notable de Peurdu-sur-la-Lys, M. Harnache. Et tandis que les convives sirotent confortablement un cognac, sous leurs fenêtres défilent de pauvres soldats en route pour la grande boucherie. Les puissants contre les faibles, les riches contre les pauvres, les planqués contre les sacrifiés : tel sera le leitmotiv de toute l’œuvre célinienne à venir, de ses délires antisémites jusqu’à sa fameuse « trilogie allemande » d’après-guerre. Un leitmotiv que l’on pourrait, bravant l’anachronisme, qualifier de très actuel.
Bien sûr, comme toujours avec Céline, la base du récit est totalement autobiographique : l’écrivain a bien été blessé au bras, le 27 octobre 1914, à Poelkapelle ; il a bien été soigné à l’Institution Saint-Jacques, à Hazebrouck, de fin octobre à fin novembre ; il a bien subi des hallucinations auditives tout au long de sa vie. Mais, comme toujours avec Céline également, la fiction va sublimer la réalité. Guerre semble ainsi accréditer l’une des légendes les plus tenaces entourant l’auteur de Voyage au bout de la nuit : il aurait été grièvement blessé à la tête sur le front, ce qui aurait nécessité une trépanation. Une légende pourtant démentie par ses nombreux biographes. Il n’empêche, tout au long de Guerre, Ferdinand se promène avec « une balle au fond de l’oreille »…
Autre légende au cœur du roman : la liaison que Louis-Ferdinand Céline aurait entretenue durant sa convalescence de l’automne 1914 avec une très convenable infirmière d’Hazebrouck, Alice David. Une rumeur a même évoqué un enfant issu de cette aventure. Dans Guerre, Ferdinand a bien une relation avec Mlle L’Espinasse, la « branleuse » d’agonisants, mais on n’y trouve aucun indice relatif à une éventuelle descendance. En revanche, comme dans la « vraie vie » de Céline, le héros du roman, au terme de sa convalescence, s’embarque pour Londres, ce que fit en effet l’écrivain, en 1915.
On retrouvera donc la suite des aventures de Ferdinand dans un nouvel inédit, à paraître chez Gallimard à l’automne, tout simplement intitulé Londres. Les quelques privilégiés ayant pu jeter un œil sur le manuscrit évoquent un roman échevelé du niveau de Guerre. Dans le même temps paraîtra l’intégralité de La Volonté du roi Krogold, une légende celtique dont on ne connaissait que quelques passages distillés dans Mort à crédit. Et, dès 2023, devraient paraître Casse-pipe, version complète, ainsi qu’une refonte du tome III des romans de Louis-Ferdinand Céline dans « La Pléiade ». Ce n’est plus un miracle. C’est une pluie de miracles.
Signalons l’exposition « Céline, les manuscrits retrouvés », à la galerie Gallimard, 30, rue de l’Université, Paris 7e, du 6 mai au 16 juillet.
Jérôme Dupuis
Son "Voyage au bout de la nuit" est considéré comme un chef d'oeuvre. Céline est aussi quasiment indépassable comme écrivain opérant dans la catégorie des invectives antisémites ordurières (https://fr.wikipedia.org/wiki/Louis-Fer ... %C3%A9line).
Note de lecture de Trotsky (1933) : https://www.marxists.org/francais/trots ... 330510.htm