Je ne les ai pas lus, la critique excite la curiosité...
Robin Verner, sur BFMTV a écrit :3 livres pour comprendre l'histoire qui relie la Russie et l'Ukraine
sam. 9 avril 2022
Les armes peuvent toujours couvrir les voix, les tractations des négociateurs s'interrompre, le dialogue silencieux que les livres proposent à leurs lecteurs ne connaît, lui, pas de fin. Depuis le 24 février dernier et son invasion par la Russie de Vladimir Poutine, l'Ukraine est à feu et à sang.
Entre son asservissement dans l'empire des Tsars, la tyrannie soviétique et la famine stalinienne des années 1930, le pays s'est souvent trouvée en butte à son puissant voisin au cours des dernières décennies. Une relation complexe et douloureuse qui marie cependant leurs cultures respectives entre elles.
Essayistes, écrivaines, enseignantes, traductrices: BFMTV.com a demandé à trois grandes spécialistes de ces littératures slaves de nous proposer une brève liste d'œuvres permettant d'explorer ce rapport d'amour, de haine, parfois déchiré et toujours reprisé, entre la Russie et l'Ukraine. Nous avons retenu pour chacune un ouvrage en offrant un exemple particulièrement éloquent, commenté par nos interlocutrices.
• Le discours sur Pouchkine, de Fiodor Dostoïevski
Quand Fiodor Dostoïevski prononce son discours sur Alexandre Pouchkine le 20 juin 1880, le poète est mort depuis 43 ans et lui-même n'en a plus que pour quelques mois. Sa prise de parole célèbre l'édification d'une grande statue de son aîné à Moscou. Le moins qu'on puisse dire, c'est que l'auteur - entre autres - des Démons et des Frères Karamazov, va trouver des mots à la hauteur des circonstances et de la sculpture, comme le retrace pour BFMTV.com Marguerite Souchon, professeure de russe et autrice du Dieu de Dostoïevski.
"Son discours a un succès fou", explique-t-elle. "Dans la salle, il y a des gens qui s'évanouissent, qui pleurent. C'est un moment fédérateur." Dostoïevski, note-t-elle, va aussi rassembler bien au-delà: deux courants, comme deux visages de son pays et des cultures slaves. "Par ce discours, il réconciliait les occidentalistes et les slavophiles", expose-t-elle.
Car au cours de son histoire, au moins depuis la tournée de Pierre le Grand - fondateur du régime des Tsars au tournant des XVIIe et XVIII siècles - aux Pays-Bas, en Prusse, en Italie et en France, ce pays d'icônes et de popes ne sait pas à quel saint se vouer: l'Europe ou l'Asie, l'Ukraine ou la Sibérie. "L'Ukraine fait alors partie à part entière de l'empire russe", rappelle Marguerite Souchon.
L'essayiste ajoute que, de toutes façons, pour Dostoïevski, "la Russie était la seule capable de réaliser cette synthèse, comme le montre le blason impérial, avec cet aigle qui regarde à la fois à l'est et à l'ouest".
"Et Dostoïevski fait de Pouchkine le Russe par excellence, celui qui réalise cette synthèse", poursuit-elle. L'autrice du Dieu de Dostoïevski nous précise que cette idée est indissociable de l'Eglise orthodoxe selon le romancier. "Sa foi a toujours été un guide, un enjeu civilisationnel plutôt que personnel", caractérise Marguerite Souchon.
• Brisbane, d'Evgueni Vodolazkine
Le roman publié en 2019 par Evgueni Vodolazkine a beau porter le titre de la capitale australienne, il s'empare frontalement du sujet des relations russo-ukrainiennes. Anne-Marie Tatsis-Botton, qui a traduit l'œuvre en français, nous explique: "Brisbane parle des événements de la Place Maïdan, à Kiev (épicentre de la révolution de 2014, NDLR), mais aussi des rapports au sein d'une famille à moitié russe et à moitié ukrainienne et de l'émigration car le héros va séjourner en Allemagne".
Comme un écho à l'exil et aux déplacements auxquels la population ukrainienne a été contrainte, sous le coup de la guerre. D'après le dernier décompte de l'ONU, ce sont plus de 4 millions d'Ukrainiens qui ont pris la route pour quitter leur pays tandis qu'ils sont 6,5 millions à avoir abandonné leur foyer tout en demeurant dans leur patrie.
Brisbane met encore en exergue un autre fil qui fait le lien complexe entre les deux nations: le bilinguisme. "Quand le héros parle avec son père, il le fait en russe et son père lui répond systématiquement en ukrainien", expose Anne-Marie Tatsis-Botton, qui souligne l'intimité des deux langues: "Les langues slaves sont plus proches entre elles que les langues latines, elles se sont séparées bien plus tard."
Aussi, un lecteur russe, dit-elle, "repérera tout de suite une expression ukrainienne et la comprendra". Mais rendre cette bascule est une gageure presque impossible pour le traducteur. "C'est un problème insoluble pour la traduction. Pour un Russe, en temps normal, l'Ukrainien a l'image d'un Méridional, jovial, c'est un peu l'équivalent d'un habitant du Midi pour le reste de la France. Mais je ne vais pas faire parler le personnage comme le Panisse de Pagnol!", sourit Anne-Marie Tatsis-Botton, qui a finalement eu recours aux notes de bas de page pour la version française.
• Compagnons de route, de Friedrich Gorenstein
Un journaliste juif moscovite est dépêché dans un village ukrainien pour y enquêter sur une pénurie de lames de rasoir dans une épicerie. Son voyage en train le place à côté d'un curieux personnage, infirme, écrivain raté. Au gré de la conversation de ce dernier et des étapes ferroviaires, c'est toute l'histoire de l'Ukraine qui défile depuis la guerre civile jusqu'au temps du récit, les années 1970, en passant par la Grande famine de l'ère stalinienne et les tragédies de la Seconde guerre mondiale.
Telle est la trame de Compagnons de route de Friedrich Gorenstein, né à Kiev, scénariste et écrivain à Moscou puis poussé à partir de 1980 à un exil allemand dont il ne reviendra pas - il y est mort en 2002. Professeure de littérature russe à la Sorbonne et écrivaine, Luba Jurgenson l'a traduit en français. Si elle a voulu évoquer l'ouvrage auprès de BFMTV.com, c'est qu'en cette époque d'instrumentalisation du passé ukrainien par le Kremlin, l'histoire locale s'y déploie "dans toute sa complexité et sans complaisance".
"Dans ce texte, se croisent et vivent ensemble les juifs, les Russes, les Ukrainiens et d'autres encore. On voit cette dimension multiculturelle de l'Union soviétique mais aussi les différences entre les régions de l'Ukraine qui n'était pas un pays homogène, encore moins qu'aujourd'hui", ajoute-t-elle.
Une hétérogénéité qui l'a frappée au moment d'en proposer une nouvelle traduction pour la réédition du roman en 2014, après qu'elle l'a une première fois donné au français en 1988. Cette seconde translation au moment même où les séparatistes du Donbass font sécession et où la Crimée s'apprête à être annexée par la Russie éclaire cette incertitude: "Je me suis dit que la violence qui a traversé cette 'terre de sang' - selon l'expression de Timothy Snyder - n'avait pas été suffisamment pensée!"
Tandis que la guerre endeuille de nouveau ces territoires, Luba Jurgenson souligne l'enjeu de cet échange entre les deux "compagnons de route": la "construction de la figure de l'autre", et une philosophie du dialogue et de la narration. "Il y a une réflexion sur le témoignage. Qu'est-ce qu'être un auditeur? Qu'est-ce qu'un récit?" reprend celle qui est aussi vice-présidente de l'association mémorielle Memorial France, récemment dissoute par le pouvoir poutinien.
Si elle estime que Friedrich Gorenstein, auteur méconnu désormais, est aujourd'hui à "remettre à l'honneur" c'est à la fois pour son écriture "très imagée, très riche, charnelle où le tragique est parsemé de moments de joie", et pour sa biographie: "C'était un juif ukrainien, de culture ukraino-russe, très marqué par sa judéité. Ce qui rend son amour de l'Ukraine d'autant plus intéressant: en faire la patrie du nazisme n'a pas de sens".