"Le joli mai" (Chris Marker et Pierre Lhomme, 1962)


Le documentaire Le joli mai, de Chris Marker et Pierre Lhomme, a été diffusé la semaine dernière sur Arte. Il est disponible en ligne sur le site de la chaîne jusqu'au 4 juillet, et également sur Youtube.
https://www.arte.tv/fr/videos/080124-000-A/le-joli-mai/
https://www.youtube.com/watch?v=ckI5ws8AiKc
Pour faire ce film, les cinéastes ont interviewé des dizaines de Parisiens, de diverses classes sociales, dans différents quartiers. Et cette France de 1962 a plutôt mauvaise haleine... Archaïque et violente, elle semble avoir gardé bien des aspects de celle des années 1930 mais, de prime abord, avec beaucoup moins d'espoir ouvrier.
Dans la première partie, on écoute un commerçant se plaindre et parler de fric. On voit Aubervilliers et ses taudis, déjà filmés en 1945 par Eli Lotar, où des femmes épuisées s'occupent de leurs familles nombreuses. L'une de ces familles a attendu 7 ans pour être relogée dans une barre HLM qui, par effet de contraste, semble luxueuse. On découvre une rue Mouffetard populaire, à l'atmosphère de village, bien avant qu'elle ne devienne une "rue de la soif". A deux pas de la Bourse et de sa célèbre corbeille, des spéculateurs grisonnants énoncent des sentences absurdes, avec beaucoup de sérieux. Des quidams disent de plates conneries, dont un inventeur de "stabilisateur pour voitures légères" qu'escalade une facétieuse araignée. Un jeune couple de 21 ans est bien gnangnan et conformiste ; vêtu de l'uniforme des Transmissions, le jeune homme doit partir d'ici une dizaine de jours en "AFN".
La seconde partie du documentaire parle plus directement de politique : l'année 1962, ce sont les attentats de l'OAS ; c'est le massacre de Charonne, et ces centaines de milliers de Parisiens qui se pressent derrière le service d'ordre de la CGT et du PCF pour assister aux obsèques des victimes. Tous les jeunes prolos ne sont pas politisés, loin de là, ou peut-être n'osent-ils pas exprimer des jugements trop tranchés face à une caméra. Devant le Palais de justice, des partisans de l'Algérie française se rassemblent pour soutenir les généraux putschistes qui comparaissent, et dont les avocats plastronnent. Dans une boîte de nuit, un jeune paumé bat le record d'endurance de twist (déjà 72 heures...) et déclare que la danse "décharge toute la nervosité et remplace une femme". Des cheminots en grève évoquent leurs bas salaires ; dans la foule, un autre travailleur est solidaire : "Ils font la grève pour nous aussi". Une jeune femme communiste, croyant avoir affaire à des journalistes de l'ORTF, est très remontée ; d'autres badauds lui disent d'aller vivre en Russie, mais elle ne se laisse pas faire (ce qui est frappant par rapport à aujourd'hui, c'est la facilité avec laquelle les gens s'adressent la parole dans la rue, même si c'est pour s'engueuler). Un étudiant originaire du Dahomey - futur Bénin - parle du racisme avec philosophie et un certain humour ; dans un patelin du Massif Central, quand les villageois s'étaient enfin habitués à sa présence et à celle d'autres immigrés, un camarade chinois lui avait confié : "Ah ! On les a enfin civilisés !". Une petite-bourgeoise catholique débite des sottises. Puis un ouvrier syndicaliste, ancien prêtre, parle de son éloignement par rapport à l'Eglise et de son ralliement aux combats de la classe ouvrière. Dans un bidonville, des Nord-Africains regardent à la télévision un film sur la conquête spatiale. Un jeune ouvrier algérien parle de son expérience du racisme, de la part d'un autre ouvrier ou de policiers de la DST ; il veut devenir enseignant. Le 13 mai, place des Pyramides, des militaires célèbrent la naissance de Jeanne d'Arc. Puis on voit De Gaulle déposer une gerbe à l'Arc de Triomphe, sous la protection d'une nuée de flics, en civil et en uniforme, sur les toits et dans les rues. Plusieurs plans en plongée nous montrent ensuite le fourmillement de la ville, les arrivées et départs de trains, les déplacements de voitures et de piétons. A ces images en accéléré succède la fixité de la prison de la Roquette, pendant qu'en voix off, une détenue parle de son quotidien, du café dégueulasse du matin, de l'eau froide pour se laver, des bonnes sœurs : les vieilles campagnardes, qui sont "mesquines" et "bêtes", et les jeunes, qui sympathisent avec les détenues.
Il y a du Prévert* dans cette poésie triste et dans cette succession d'interviews en forme d'inventaire. Riche idée de diffuser ce film : on comprend mieux pourquoi il y a eu Mai 68...
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* Au générique, parmi les "hommes de main" de Chris Marker, on remarquera d'ailleurs le nom d'André Heinrich, qui fut l'assistant-réal' de Resnais pour Nuit et brouillard, et qui fut un proche de Prévert et l'un des plus grands spécialistes de son œuvre.