La jurisprudence " Jack Bauer "

Message par Ottokar » 18 Mars 2008, 10:09

Dans Le Monde du 15 mars, cet article à partir du héros de la série "24 h chrono" dont on a déjà parlé ici. La série est très bien faite, elle tient en haleine le spectateur, mais l'idéologie diffusée conduit à justifier l'injustifiable. Quand on n'a que 24 h et même moins pour trouver une bombe atomique qui menace de détruire Los Angeles tous les moyens sont bons n'est-ce pas... ? Arguments habituels et déjà utilisés lors de la guerre d'Algérie par les paras de Massu et Bigeard.
J'ai vu les deux premières saisons, je n'ai plus très envie de voir la suite...
a écrit :
La jurisprudence " Jack Bauer

Le veto du président Bush sera l'un des actes les plus honteux de sa présidence ", a affirmé Edward Kennedy, faisant allusion à la décision du président américain de s'opposer au texte de loi voté par le Congrès, interdisant la pratique du " waterboarding ", une simulation de noyade assimilée à un acte de torture par le manuel pratique de l'armée américaine.

Que l'administration Bush ait couvert ou autorisé le recours à la torture depuis le 11 septembre 2001 n'est pas vraiment une découverte après la publication des photos d'Abu Ghraib, les témoignages des détenus de Guantanamo ou les révélations sur les prisons délocalisées de la CIA en Europe. Mais c'est la première fois qu'un président américain utilise ses prérogatives institutionnelles afin de défendre officiellement le principe et l'usage de la torture. Il est vrai que George W. Bush est en fin de mandat et que sa popularité, au plus bas, ne peut guère en souffrir, mais une telle décision aurait été impossible si elle ne s'inscrivait dans un horizon d'attente marqué par un profond changement des normes et des valeurs éthiques acceptées par l'opinion américaine.

En attestent par exemple les innombrables scènes de torture dans les séries télévisées comme " 24 heures chrono ", " Lost ", " Alias " ou " Law and Order ". De 2002 à 2005, pas moins de 624 scènes de torture ont été ainsi diffusées aux heures de grande écoute contre seulement 102 de 1996 à 2001. " Jack Bauer, le héros de "24 heures chrono," n'est pas un tortionnaire, déclare au New Yorker Joel Surnow, le créateur de la série, juste un citoyen qui sait se montrer convaincant quand il faut. Il paye très cher ce qu'il fait, tout ça pour sauver des millions de vies humaines. Il est l'incarnation même de la justice. Une machine à tuer dont nous rêvons tous en secret, car elle ne sanctionne que les raclures. "

Selon l'association américaine de défense des droits de l'homme Human Rights First, " 24 heures chrono " ne banalise pas seulement la torture aux yeux des téléspectateurs, elle inspire les soldats en Irak. " Nous avons un faisceau de preuves qui montrent que les jeunes soldats imitent les techniques d'interrogation vues à la télé ", alerte David Danzig, qui dirige la campagne " Primetime Torture ".

Les spécialistes du renseignement eux-mêmes s'en sont inquiétés. A la mi-novembre 2006, une rencontre a été organisée par l'académie militaire de West Point avec les scénaristes de " 24 heures chrono ". Selon The Los Angeles Times, " les militaires ont exprimé un souhait : que les scènes de torture soient plus authentiques. Cela ne veut pas dire plus sanglantes ou plus sauvages. Au contraire, ils veulent qu'elles soient plus réalistes, moins expéditives ".

Mais ce serait renoncer à ce qui fait le succès de la série et qui ne tient pas seulement à la personnalité du héros et aux événements qui sont mis en scène, mais également au suspense créé par le fameux " ticking time bomb scenario " (le scénario de la bombe à retardement) qui donne à la série sa tension narrative, son efficacité, même s'il repose sur un enchaînement narratif qu'Hitchcock considérait déjà comme démodé (dans ses entretiens avec François Truffaut).

Chaque saison est composée de vingt-quatre épisodes d'une durée d'une heure et couvre " en temps réel " les événements d'une journée. La durée des spots publicitaires est incluse dans le timing de l'épisode, matérialisée par la présence à l'écran d'une horloge numérique qui réalise une synchronie parfaite entre le temps de l'action et celui de sa perception. Les événements sont donnés comme tout à la fois vécus et représentés. L'action ne se conjugue plus à l'imparfait de la fiction, mais dans un temps virtuel : celui de l'urgence normalisée, de l'état d'exception permanent. La menace perpétuelle d'un attentat terroriste autorise une suspension du jugement moral et permet d'instaurer une nouvelle loi éthique qui autorise et pousse tout le monde à " interroger " tout le monde - le père son fils, le mari son épouse, la soeur son frère -, au nom de la sécurité de tous. S'instaure alors un nouveau régime du politique qui ne repose plus sur la croyance partagée mais sur la généralisation du soupçon.

Au cours d'un colloque de juristes à Ottawa en juin 2007, un juge à la Cour suprême des Etats-Unis, Antonin Scalia, a justifié l'usage de la torture en se fondant non pas sur des textes juridiques ou sur le droit international, mais sur l'exemple de Jack Bauer. L'université américaine de Georgetown propose déjà un cours destiné à étudier les questions de droit posées par la série " 24 heures chrono ". Selon le magazine Slate, les cours ont lieu le mardi soir pour que les étudiants aient encore en tête l'épisode diffusé la veille sur Fox News...

C'est une claire indication de la dérive de l'administration Bush, qui, ne trouvant dans le droit international ni légitimation ni fondement, les recherche dans les fictions qu'elle inspire, instaurant une sorte d'auto-légitimation par la fiction et créant une jurisprudence basée non plus sur l'antériorité des décisions de justice, mais sur la performativité des actes fictionnels, une jurisprudence " Jack Bauer ".

Evoquant la deuxième saison de la série, au cours de laquelle on voit le héros sauver la Californie d'une attaque nucléaire grâce à des informations obtenues au cours d'" interrogatoires musclés ", le juge Scalia n'a pas craint d'affirmer : " Jack Bauer a sauvé Los Angeles, il a sauvé des centaines de milliers de vies. Allez-vous condamner Jack Bauer ? Dire que le droit pénal est contre lui ? Est-ce qu'un jury va condamner Jack Bauer ? "

Christian Salmon
Ottokar
 
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Message par manu31 » 20 Mars 2008, 17:23

C'est vrai que la série peut servir de justification à la torture. Mais comme tu le dis, Bigeard et Massu invoquaient déjà l'urgence pour justifier leurs actes.

Mais faut-il, au nom de la morale (et laquelle?), considérer qu'on ne peut torturer une personne qui cache l'emplacement d'une bombe atomique au coeur d'une ville? Qu'auraient fait les bolchéviks dans ce cas?

En fait l'argument de Massu et Bigeard est biaisé: le dilemme auquel ils faisaient face n'avait pas lieu d'exister: l'armée française n'avait rien à faire en Algérie, et le peuple algérien avait droit à son indépendance. Si l'impérialisme français ne s'était pas accroché à ses colonies, les attentats contre les civils n'auraient certainement pas été utilisés. Justifier la torture revient en fait à justifier l'impérialisme.

C'est un peu pareil avec 24h Chrono: les terroristes sont des pourritures, mais jamais ou presque on ne voit pourquoi ils ont choisi cette voie. Tout au plus apprend-on de temps à autre que tel ou tel a vu son frère ou sa famille tuée par les Américains.

Mais comme il est dit, ce n'est pas non plus le propose de cette série dont l'action se déroule sur 24h.

Sinon Ottokar, je pense que tu peux regarder la saison 3 (la meilleure à mon goût): pas de vilains barbus, mais des narcotrafiquants et un mégalomane machiavélique... et je crois moins de torture également. Par contre, tu peux sans problème éviter la saison 4. ;)
manu31
 
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Message par pelon » 20 Mars 2008, 17:36

Les bolchéviks, comme les communards, ont édicté une peu ragoûtante loi des otages... et ils ont eu raison. Tout dépend donc dans quel camp on se situe.
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Message par yannalan » 20 Mars 2008, 17:43

Si l'on me demandait de jurer que les bolcheviks n'ont jamais fait subir d'interrogatoires poussés à personne, je ne le ferais sûrement pas !
Ce ne sont pas des questions théoriques, la pratique te pousse à faire des choses que tu n'aimes pas du tout Pendant la guerre d'Algérie, le camp adverse ne se privait pas de ce genre de techniques, de toutes façons.
C'est condamnable, mais à mon avis difficilement évitable en cas de guerre
yannalan
 
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Message par Ottokar » 21 Mars 2008, 07:15

prendre des otages est une chose. Tuer des gens est affreux aussi, mais c'est la guerre. Voir un homme souffrir devant soi et continuer à le faire souffrir, pousser ses souffrances, c'est sadique. Cela avilit celui qui le fait autant que celui qui le subit. Et l'efficacité n'est pas en jeu. Les paras ont gagné la bataille d'Alger... et perdu l'Algérie !
Ottokar
 
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Message par artza » 21 Mars 2008, 07:30

(yannalan @ jeudi 20 mars 2008 à 17:43 a écrit :Si l'on me demandait de jurer que les bolcheviks n'ont jamais fait subir d'interrogatoires poussés à personne, je ne le ferais sûrement pas !

Je ne dirais jamais les choses comme ça.

Simplement parce que dire les choses comme ça ne rend pas compte, des faits, de leur déroulement et de leurs causes.

On peut reprocher bien des choses à la Tcheka par exemple mais tout les témoins objectifs et aptes à comparer des situations de répression et de guerre civile sont très clairs sur un point.

La Tcheka n'était ni la Gestapo ni la Guepeou qui lui succéda ni même une "police florentine" (Victor Serge et d'autres).

Sur les otages, il faut rappeler que la Commune fut très économe de leur vie et que les bolcheviks prirent cette décision tardivement, trop, après bien des hésitations et ne l'appliquèrent jamais systématiquement.
artza
 
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Message par yannalan » 21 Mars 2008, 09:40

Je n'ai pas dit que la Tcheka était une bande de sadiques, mais en trois ans de guerre civile, quand les rouges chopaient un blanc , c'était pas forcément sa fête...
Sinon, je suis assez d'accord avec Ottokar, dans le cadre de la bataille d'Alger, à longue échéance ça n'a servi à rien stratégiquement. Tactiquement, pourtant, ils avaient gagné leur objectif immédiat, anéantir les réseaux FLN d'Alger pour un moment. les algériens eux-mêmes en conviennent.
Une guerre, m^me révolutionnaire, met en jeu des masses d'hommes et dans le tas, il y a toujours des instincts sadiques qui se réveillent, que la direction contrôle polus ou moins bien selon les circonstances.
Ce qui est choquant dans le cas de l'armée française ou US, c'est que c'est pratiqué par des troupes hyper disciplinées et que ce n'est donc pas des dérapages. C'est là que c'est grave.
yannalan
 
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