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Message Publié : 06 Juin 2005, 23:30
par Barikad
a écrit :Exposition de Wendel
Quand un baron réécrit l’Histoire
La dynastie d’Ernest-Antoine Seillière célèbre son histoire trois fois centenaire. Après le musée d’Orsay, l’exposition est en ce moment à Hayange en Lorraine. Éclairage sur une vision bourgeoise de l’Histoire, à l’opposé de la tradition ouvrière.


Dans les cercles dirigeants de l’élite contemporaine, la posture du patron mécène est bien accueillie. Comme le souligne Serge Lemoine, actuel président du musée d’Orsay, « l’épopée industrielle a généré des créations artistiques ». Les grandes familles de la bourgeoisie et les dynasties capitalistes se métamorphosent. Dans l’histoire sociale, leurs itinéraires deviennent des objets du patrimoine, et l’art industriel est instrumentalisé dans une fonction de sublimation de la lutte des classes. Ainsi, après une exposition en 1995 consacrée à l’épopée industrielle des Schneider, les de Wendel et le chef de la dynastie Ernest-Antoine Seillière, président de Wendel Investissement, célèbrent le tricentenaire de leur empire en organisant une exposition familiale de leur saga. « La maison de Wendel et ses trois siècles d’industrie en Lorraine » ont fait l’objet d’une exposition récente au musée d’Orsay à Paris. Elle se prolonge à Hayange, en Moselle, du 4 mai au 12 juin. Hayange et la Lorraine sont considérées comme le berceau d’une famille que le baron veut inscrire positivement dans l’histoire sociale, puisqu’il affirme sans rire que « la mise en place des systèmes sociaux (chez de Wendel) [...] ont préfiguré ceux de la social-démocratie moderne ». L’inauguration de l’exposition de Hayange a eu lieu en grande pompe avec des notables de la région et l’état-major du groupe Wendel Investissement. Une campagne de presse et l’organisation de réceptions en leur honneur tendent à valoriser l’image d’un patronat qui serait devenu plus culturel qu’adepte du profit. L’histoire des maîtres de forges est exposée avec portraits de famille, bustes des anciens, photographies familiales, gravures, maquettes des sites et des outils industriels. Le petit mouchoir brodé et le bouton de la livrée d’un gardien d’usine au monogramme W, côtoient un porte-éponge sorti d’un des châteaux, et le visiteur s’attend presque à trouver une couche-culotte du petit baron... Cependant, derrière le prosaïque, s’invente et se façonne une image progressiste de l’action de l’entrepreneur, en faveur d’un prolétariat qui a toujours été considéré comme un peu fruste. Car l’épopée industrielle se double d’une épopée sociale, présentée et célébrée par le patronat d’aujourd’hui.

Paternalisme patronal

Quelle que soit l’époque, le patronat adore les travailleurs, pourvu qu’ils soient dociles. Les hommes du peuple sont même parfois magnifiés dans leur passé, avec la compassion bienveillante qui sied aux classes supérieures. Sur les photographies, les ouvriers et les employés arrêtent un instant leur labeur et posent pour le maître, en rang, comme à l’école. Voilà l’image rêvée de la classe ouvrière pour le patronat. Il s’agit aussi de montrer un passé révolu, en masquant tous les liens de continuité qui persistent dans les rapports sociaux, entre le monde du travail d’hier et celui d’aujourd’hui. Hier avec les maîtres de forges, ou aujourd’hui avec des actionnaires plus financiers qu’industriels, l’exploitation des travailleurs se pérennise, même si la forme a changé. L’installation de la grande usine, en imposant de nouvelles normes dans l’organisation du travail, a engendré de violentes tensions sociales. Pour gérer cette situation, les de Wendel se sont inscrits dans la tradition paternaliste du patronat français. Leur souci est d’encadrer et d’organiser la masse des ouvriers nécessaire à la bonne marche des usines. Il faut attirer une main-d’œuvre et l’adapter aux critères de l’exploitation. Comme « les classes laborieuses sont les classes dangereuses », le patronat cherche à mettre en place un système efficace qui sert de prévention à l’émergence des revendications sociales. Les besoins à satisfaire en termes de logements, de formation et d’éducation sont importants, et le patronat se charge de cette tâche pour mieux contrôler ses salariés. Ce réseau d’encadrement social se complète dans les loisirs et dans tous les aspects de la vie domestique. Avec l’aide d’une partie du clergé, il s’emploie aussi à finaliser une morale et des mœurs formatées à la conception de l’ordre dominant. La vie des familles ouvrières est prise en charge du berceau à la tombe. C’est une garantie de dépendance et de docilité. Mais les organisations du mouvement ouvrier se sont employées à imposer leur existence, malgré les contraintes et les mesures répressives de ce patronat. Un patronat prônant un paternalisme social, mais peu accommodant avec les revendications syndicales, et n’hésitant jamais à utiliser l’arsenal répressif à sa disposition pour essayer de mater les militants et les travailleurs récalcitrants.

Casse de la sidérurgie

L’exposition de Wendel prétend « restituer la vérité historique d’une épopée industrielle menée collectivement par les fortes personnalités, hommes et femmes, de la famille de Wendel, par leurs directeurs et associés, par leurs employés et ouvriers ». Mais restituer la vérité historique, c’est dire ce que l’exposition ignore. Le monde du travail et le monde patronal n’ont pas la même histoire. Les acquis sociaux ont été obtenus non par la pratique du paternalisme, mais par la lutte de classe, dans une lutte d’autant plus tenace, que le patronat de Wendel était un patronat de combat tout à fait à l’image du chef du Medef de notre époque. Restituer la vérité historique, c’est aussi rappeler comment l’empire industriel d’hier s’est transformé en empire financier aujourd’hui, en bénéficiant en grande partie de la casse de la sidérurgie lorraine. En 1978, les filiales sidérurgiques du groupe étaient tellement endettées que le gouvernement Barre de l’époque a nationalisé ce secteur, préservant ainsi le patrimoine de la famille qui avait bénéficié depuis vingt ans de onze milliards de subventions. Avec cette opération, l’État héritait des pertes, pendant que les de Wendel préservaient leurs gains. Un quotidien allemand n’hésitait pas à écrire : « Et maintenant, ce sont les ouvriers sidérurgistes et non les chefs d’entreprise qui paient l’addition. » Avec le rachat des dernières participations minoritaires de la famille en 1981 et les prises de participation de l’État dans Sacilor, la nationalisation de la sidérurgie fut en définitive une bonne affaire pour la famille de Wendel, d’autant plus que les barons de l’acier n’assuraient plus depuis longtemps leur responsabilité industrielle de modernisation. L’héritage laissé à la collectivité, ce sont des milliards de fonds publics dilapidés et 60 000 emplois supprimés. Ce sont également des actionnaires de Wendel libérés de l’endettement et qui, indemnisés par l’État, peuvent réinvestir dans des opérations plus juteuses. Non, décidément la classe ouvrière n’a pas la même histoire, elle n’a pas non plus le même avenir !

Jean-Luc L’hôte



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